Les précurseurs d’un ordre culturel nouveau que sont les Dionnet, Druillet et autres Moebius ont influencé une ribambelle d’artistes aux modes d’expressions divers. Les plus évidents, du fait de la popularité du 7e art, sont bien entendu George Lucas et la machine à fric Star Wars, George Miller et son déjanté Mad Max ou encore Le 5e élément de Luc Besson. Mais, si de nombreux artistes se sont inspirés de la bande dessinée de science-fiction pour développer de nouvelles histoires, le 9e art, par système de filiation culturelle est, lui aussi, inspiré par toute une littérature de l’imaginaire en grande majorité produite entre la fin du XIXe siècle et l’après Seconde Guerre mondiale.
L’influence de cette littérature sur la production dessinée science-fictionnelle n’a jamais fait figure de tabou. Elle est assumée, voire revendiquée. Cette démarche a mené à la production de nombreuses adaptations de romans en bande dessinée. Ce phénomène s’intensifie, s’étendant aux différents grands espaces de production de bande dessinée, tandis que de nouveaux super-projets sont annoncés, intéressons-nous donc à ce sous-genre en formation.
Commençons notre immersion au cœur des arcanes de la science-fiction avec le célèbre Ravage (1943) du français René Barjavel, adapté au format 9e art par le prolifique Jean-David Morvan, ancien directeur de la collection Ex Libris [1] (Delcourt), Walter et Rey Macutay. Initié en 2016, le projet d’adaptation devrait s’achever avec la publication d’un troisième et ultime tome en juin prochain.
En dépit de nombreuses qualités tant graphiques que scénaristiques, mention spéciale aux premières planches du tome 1 dont la fluidité est absolument savoureuse, il peut être reproché à cette adaptation le traitement réservé aux personnages féminins. La volonté de modernisation affichée par les auteurs, nuançant notamment la situation du personnage de Blanche, n’élude toutefois pas complètement les mauvais traitements subis. Se pose ainsi la question de la liberté que le repreneur est en droit de s’arroger face à une œuvre donnée.
Théoriser une notion si variable et subjective apparaît dénué de tout sens analytique. Nous pourrons toutefois remarquer que la critique, dans sa tentative d’établissement d’une grille de lecture, a généralement tendance à saluer la réappropriation de l’œuvre initiale par son repreneur. L’adaptation oui, mais en y incorporant du personnel, en lui adjoignant sa personnalité artistique propre.
Le meilleur exemple en la matière est probablement le Salammbô (Éd. Les Humanoïdes associés, 1980, aujourd’hui chez Glénat) de Philippe Druillet. Cette adaptation de Flaubert dénote toutefois des œuvres que nous citerons par la suite du fait qu’elle transpose un texte de littérature – qui n’est pas de la SF - au cœur d’un Space Opera démesuré. En ce sens, l’O.V.N.I. créé par le créateur de Sloane peut être associé au comics cyberpunk de Warren Ellis et Darick Roberston : Transmetropolitan (Panini Comics).
Très largement inspiré de la figure du journaliste Hunter S. Thompson et de ses écrits, parmi lesquels le célèbre Fear and Loathing in Las Vegas : a Savage Journey to the Heart of the American Dream publié en 1972, Warren Ellis fait le choix de transposer les pérégrinations délurées du journaliste dans un univers dystopique où névrose sociale et robotisation vont de pair. Ces procédés d’inscription du récit dans un univers science-fictionnel donné en font des œuvres à part dans le domaine de l’adaptation. Ces choix, motivés et personnels, servent les ambitions esthétiques de l’artiste, permettent une réactualisation de la critique portée, et surtout, accolent un caractère intemporel à l’œuvre.
Warren Ellis pour preuve, ce type de production n’est pas circonscrit à l’espace culturel franco-belge. Nous pourrions inscrire dans ce même contexte le récent succès des adaptations de H. P. Lovecraft par le japonais Goū Tanabe (Ed. Ki-Oon), bien qu’il s’agisse d’un univers plus fantastique/horrifique que réellement science-fictionnel. Ou bien l’adaptation américaine, Do Androids dream of electric sheep ? par Tony Parker, tirée du roman éponyme publié en 1968 par Philipp K. Dick, ouvrage à l’origine du film Blade Runner (1982) de Ridley Scott. Lancée en 2009 aux États-Unis, cette série en six tomes n’atteignit nos cotes que deux ans plus tard, grâce aux éditions Emmanuel Proust. L’adaptation graphique d’un livre réputé inadaptable adopte un angle radicalement différent du film, poussant la fidélité au texte initial à son paroxysme, quitte à en pâtir.
Alors, effet de mode ou spécificités inhérentes à des fans devenus scénaristes et dessinateurs ? Que nenni, un véritable phénomène éditorial ! Les artistes de bande dessinée commencent d’ailleurs à diversifier leurs terrains d’inspiration en lorgnant du côté de la production littéraire SF contemporaine. Éric Henninot, avec son adaptation de La Horde du contrevent, chef-d’œuvre d’Alain Damasio sorti en 2004, est en train de se positionner en tant que référence de l’adaptation littéraire. Tout comme pour Do Androids dream of electric sheep ?, l’adaptation de La Horde du contrevent n’était une évidence pour personne, à commencer par Damasio lui-même. Henninot réalise une performance graphique de haute volée en donnant corps à l’antagoniste immatériel du roman, le vent. Le second tome de l’adaptation est disponible en librairie depuis le 16 octobre dernier.
Poursuivons notre périple littératuro-graphico-cosmique en Chine, avec un auteur multi-primé, vainqueur d’un Hugo Award en 2015, Liu Cixin. L’auteur de la trilogie Le Problème à trois corps a vu les droits d’adaptation de ses textes acquis par la maison d’édition française Delcourt à l’automne dernier ! Un projet pharaonique sérialisé en quinze albums, porté par 30 scénaristes et dessinateurs originaires de neuf pays différents, serait actuellement en cours de développement. La parution débutera cette année et s’étirera jusqu’en juin 2021. Véritable poète du cosmos, l’écrivain chinois parvient à magnifier l’infiniment grand comme peu l’ont fait avant lui. Il sera intéressant d’en observer la transcription graphique proposée par les différents artistes impliqués.
Autre superproduction en devenir, du côté des États-Unis, l’adaptation en bande dessinée du célèbre Dune (1965) de Frank Herbert par Brian Herbert, son fils. Les aventures de Paul Atréides sont malheureusement bien connues des fans de Moebius et Jodorowsky du fait du légendaire projet d’adaptation cinématographique inabouti à propos duquel nous vous conseillons le visionnage du documentaire Jodorowsky’s Dune. Des cendres encore rougeoyantes de cet échec naquit le cultissime Incal (Éd. Les Humanoïdes associés, 1981). Une fois transposées en album, les aventures de John Difool, bien plus qu’une simple adaptation, forment une œuvre originale reléguant le texte de Herbert au rang d’influence majeure. Ceci étant, notons qu’une adaptation live de Dune débarquera dans nos salles sombres cette année. Le film est réalisé par le Canadien Denis Villeneuve, par ailleurs réalisateur de Blade Runner 2047 et qui annonçait il y a peu vouloir poursuivre son adaptation de l’univers de Philip K. Dick. On n’est franchement pas contre !
Le nouveau projet d’adaptation dessinée de l’univers d’Arrakis sera scénarisé par Brian Herbert, fils du père de la saga, accompagné de son acolyte, Kevin J. Anderson. Les deux hommes baignent dans l’Épice depuis le début de notre XXIe siècle et ont créé une véritable prélogie à l’œuvre du père. Ensemble, Herbert et Anderson ont porté à plus de 20 le nombre d’ouvrages que compte l’univers de Dune. Ils seront accompagnés au dessin par Raúl Allén et Patricia Martín. Bill Sienkiewicz qui, en 1984, avait officié en tant que dessinateur sur une première bande dessinée tirée du film Dune de David Lynch [2], réalisera les couvertures.
Publiée par Abrams Books, l’adaptation à paraitre devrait scinder Dune en un triptyque respectant le découpage du récit : Dune, Muad’Dib et Le Prophète. Une première fenêtre de sortie semble se dessiner pour le mois d’octobre 2020, soit le mois précédent la sortie du film de Denis Villeneuve, prévue le 18 novembre 2020 en France. Bien que le fils de Frank Herbert évoque "une adaptation scène par scène" et "fidèle" à l’œuvre de son père, l’aspect mercantile est indéniable. Espérons qu’il ne viendra pas ruiner l’alléchante entreprise dont le site Entertainment Weekly propose la découverte de certains personnages !
Entre appréciation personnelle, cohérence scénaristique, lisibilité du propos, purisme, et visée mercantile, l’adaptation littéraire en bande dessinée est, de manière générale, un exercice périlleux requérant une haute compréhension du texte initial. Cette capacité qu’ont les artistes de bande dessinée à adapter la science-fiction et autres imaginaires littéraires est une preuve indéniable d’une inventivité plastique propre au médium. Enfin, si la porosité culturelle entre littérature de science-fiction et bande dessinée paraît évidente, son unilatéralisme n’en est pas moins criant. À quand le parachèvement de ce phénomène de transfert par l’adaptation romancée d’une bande dessinée ?
(par Thomas FIGUERES)
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Do Androïds Dream of Electric Sheep ? - Par Tony Parker - Editions Emmanuel Proust
La Horde du Contrevent T1 : Le Cosmos est mon campement-Par Eric Henninot d’après Alain Damasio-Delcourt
[1] Collection spécialisée dans l’adaptation de classiques de la littérature française
[2] Publiée par Marvel comics, l’adaptation en question avait été commandée par David Lynch lui-même.
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