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Renaud De Heyn : "Vent Debout" et "La Tentation" expliquent nos réactions face à la mort et à la religion

Par Charles-Louis Detournay le 2 mars 2010                      Lien  
Après une superbe série de carnets de voyage au Pakistan mettant en scène la culture musulmane, l’auteur adapte Vent debout de Joseph Conrad, et expose de merveilleuses œuvres à cette occasion.

Renaud De Heyn : "Vent Debout" et "La Tentation" expliquent nos réactions face à la mort et à la religionVotre premier série d’albums, la Tentation, relate votre périple au Pakistan, et est publié à la Cinquième Couche dont vous êtes un des cofondateurs.

Ces carnets de voyage sont entièrement autobiographiques car j’ai voyagé une dizaine de mois entre 1994 et 1995. À mon retour, je me suis rendu que les trois mois passés au Pakistan étaient sûrement un des moments forts de ce périple. Alors qu’on parlait beaucoup de l’Iran à cette époque, cette partie de mon voyage ne m’a pas vraiment donné cette impression de rupture avec notre société, tout le contraire de mon arrivée au Pakistan.

Il a fallu plus de cinq ans pour que vous commenciez à publier votre voyage. Besoin de recul ?

En écrivant et dessinant tous les jours, je prenais déjà du recul par rapport à ce que je vivais. J’y suis retourné en 1998, pour compléter ma documentation et monter cette première série. Et c’est à cette époque que survinrent les premiers bombardements américains sur les camps de Ben Laden.

Plus qu’un récit de voyage, vous y relatez votre réflexion mouvante face aux personnages que vous rencontriez et qui tentaient de vous convertir à l’Islam. D’où le titre de vos albums : la Tentation

À l’époque, on parlait déjà beaucoup de l’Islam avec beaucoup d’a priori par rapport au monde musulman (terrorisme, radicalisme, etc.). Lors de ce voyage au Pakistan, j’ai alors ressenti ce décalage face à ce que je croyais connaître. À chaque rencontre, on essaye de te convertir, on te pose des questions face à ta religion, demandant pourquoi tu n’es pas musulman. La communication est donc lancée, dans un échange sincère et intéressant.

La tentation : mélange de bande dessinée et de carnet

À côté de votre démarche personnelle dans ce voyage, quel était l’objectif de publier ces carnets ?

Les médias nous font voir le monde au travers de politiques gouvernementales, ou par les attaques verbales ou physiques de groupements religieux, voire terroristes. En percevant cela comme des formatages de pensées, on a tendance à oublier que ce n’est que l’assemblage d’individualités. Je voulais donc revenir vers le discours des personnes, car beaucoup réfléchissent à ces statuts, dont pas mal de philosophes religieux. La Tentation est donc une remise en question face à l’Autre, se mettant à leur place, et essayant de comprendre leur foi.

La voie pour l’Afghanistan ... ou les Kalashs

Cette recherche de l’Autre et de l’Islam est fort bien relatée dans vos carnets. Un des moments forts est justement votre passage dans une ethnie très renfermée sur elle-même, et grâce à laquelle vous vous rendez compte de ce qui vous manquait dans vos contacts sociaux pakistanais.

Les Kalashs vivent effectivement en autarcie presque complète depuis des siècles, au fin fond des montagnes pakistanaises, régis par des codes sociaux plus simple et une religion moins omniprésente. Grâce à eux, je me suis aperçu de ce qui me manquerait personnellement en vivant au quotidien l’Islam dans leur pays. De plus, en revenant dans le Pakistan ‘traditionnel’, j’ai rencontré un Allemand qui a sauté le pas, et s’est donc converti il y a bien des années. Pour ma part, je pense n’avoir jamais sérieusement envisagé de me convertir à l’Islam, mais je laissais la porte ouverte, désirant réellement m’y intéresser et apprendre à leur contact. Et effectivement, la religion musulmane est composée de tellement de courants et de sous-branches qu’on peut vraiment trouver le bonheur dans celle qui vous convient le mieux.

Terminant alors le troisième album de la Tentation, vous nous livrez dernièrement votre adaptation du Nègre du Narcisse de Joseph Conrad, paru chez Casterman sous le titre de Vent Debout. Désiriez-vous prolonger votre regard vers l’homme et ses relations aux autres par le biais du voyage ?

Cette envie d’adapter ce roman de Joseph Conrad m’est venue en 2000, avant que je n’entame les albums de la Tentation. Et ce projet était toujours présent en moi après les trois carnets dont nous avons parlés. Conrad a été un aventurier, capitaine au long cours, et a bourlingué aux quatre coins du monde. Bien sûr, cet aspect d’aventure m’a attiré, mais c’est avant tout pour la dimension psychologique que je m’y suis attelé. Le personnage récurrent de ces romans est un homme très impressionnant mais qui a subi une brisure dans sa vie, et c’est justement ce reliquat, cette déchéance qu’il décrit, comme dansLord Jim et Au Cœur des Ténèbres [1]

On suppose que c’est le cas de Patience, le nègre du roman que vous adaptez : il a sûrement été un grand marin, mais c’est maintenant tire-au-flanc qui sème la zizanie sur le ‘Narcisse’.
Oui, mais c’est surtout l’occasion de montrer tous les rapports humains entre cet homme brisé et les autres membres de l’équipage. Vent debout est avant tout un huis-clos oppressant. Car après la tempête qui bouleverse la vie de l’équipage, cette phase stationnaire en attendant que le vent revienne provoque un climat détestable sur le bateau, car ils sont tous coincés, obligés de vivre les uns avec les autres. Je voulais parvenir à mettre tout cela en scène, y compris la solidarité des gars de l’équipage, même si certains se doutent de la comédie de Patience.

Qu’est-ce qui vous a attiré dans ce récit poignant ?

Pour moi, c’est l’histoire d’un marin malade qui sait qu’il va mourir, mais qui refuse cette fin pourtant inéluctable. Et donc il se bat, avec ses propres armes. Bien sûr, il est désagréable presque de bout en bout du récit, mais il faut se rappeler qu’on sort à peine de l’esclavagisme et que son arrogance vient de cette bataille quotidienne qu’il a dû mener pour s’imposer. À ce point du récit, il a tout simplement peur de mourir. Pourtant, qu’on soit bien portant ou malade, on prenait un risque inconsidéré à chaque traversée, car la mort est présente partout : dans la mer et dans le ciel que j’ai tant représenté.

Bien sûr, l’équipage comporte toute une galerie de caractères bien trempés ?

Belfast est une grande gueule plutôt solidaire, généreux mais irascible ; Donkin, un arriviste profondément égoïste et retord ; le cuisinier est un fou de Dieu et prêche autant qu’il prépare à manger, etc. Puis, il y a le capitaine, sans doute le plus humain de tous, car il comprend à un moment le jeu de Patience, mais surtout qu’il a peur de mourir et va donc le considérer comme un tire-au-flanc afin de le libérer de cette angoisse. Le cœur de Vent debout est ce rapport que chacun de ces hommes tisse avec la mort, et c’est sans doute cette recherche qui le rapproche de la Tentation.

Aux côtés de cette aventure humaine, il y a dans Vent debout votre mer déchaînée ou plate, mais surtout les différents cieux que vous peignez. Dans l’exposition de Bruxelles, vous présentez d’ailleurs une bonne part de vos planches, mais aussi toute cette recherche, ce qui permet d’admirer de somptueux originaux !

Lorsque j’ai entamé réellement Vent Debout, je savais que ces éléments eau/ciel seraient fondamentaux. Il me fallait effectuer des recherches mais, habitant loin de la mer, je me suis reporté sur le ciel, que je voyais d’une grande fenêtre de mon atelier. Donc, j’ai commencé quelques études, et je me suis vraiment pris au jeu en commençant à en faire de plus en plus tout en les publiant sur Grand Papier. Je travaillais sur mes planches, mais dès que je voyais un ciel qui convenait, je mouillais le papier, puis je jouais avec la peinture, un essuie-tout et de l’eau de javel pour le représenter. Une heure plus tard, mon défouloir était en ligne, comme une météo a posteriori (rires).

Un des montages présentant les cieux de Renaud De Heyn

Quels sont vos futurs projets ?

J’ai enseigné deux ans au Maroc et je vais prochainement y retourner pour réaliser un reportage dessiné sur un cultivateur de kif. C’est une institution depuis le XIVe siècle et je voudrais en évidence les différents courants qui s’opposent. J’ai également écrit une fiction sur le même thème qui reprendrait des seconds rôles du reportage, mais qui met surtout en scène un jeune garçon cherchant sa sœur vendue comme domestique. Ce sera un récit assez noir, dans lequel je mets en avant certains mauvais côtés du Maroc (corruption, violence policière, trafic de drogue et de clandestins, etc.), même si c’est un pays que j’adore. D’un autre côté, j’ai également rencontré une journaliste qui a beaucoup séjourné en Pakistan et je voudrais peut-être remettre en scène un récit romancé qui se déroulerait de nouveau dans le cadre de La Tentation, mais tout cela est encore en devenir bien entendu.

(par Charles-Louis Detournay)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Renaud De Heyn expose ses originaux à la galerie Its.art.ist jusqu’au 28 mars, 8 rue Bruyère St-Jean à 1410 Waterloo (B).
Info : itsartist.be

[1‘Best-seller’ de Joseph Conrad, sur lequel Coppola s’est basé pour écrire Apocalypse Now. Une version illustrée par Jean-Philippe Stassen et commentée par l’historien Sylvain Venayre a été publiée chez Futuropolis.

 
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