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Romain Renard donne tout son sens au terme de "Roman graphique" [INTERVIEW]

Par Charles-Louis Detournay le 16 juillet 2022                      Lien  
On pourrait d'ailleurs presque parler de "Romain graphique" tant l'artiste s'est impliqué dans son travail narratif et graphique pour livrer cet ultime ouvrage de 400 pages en grand format. Rarement (voire jamais) auparavant, un album n'avait intégré les codes du roman pour les adapter ainsi à la bande dessinée. On en sort soufflé, estomaqué, chamboulé. Surtout que ce dernier opus se révèle être à la fois l'alpha et l'oméga de son univers de "Melvile" ; plus de dix ans de réflexion, d'investissement et de création pour donner une épaisseur démultipliée à ce triptyque, qui s'enrichit d'ailleurs d'une superbe expo, d'un hors-série et bientôt d'un film. Un coup de cœur ultime pour certainement l'un des albums de l'année, mais surtout un ouvrage qui s'imposera sur le long terme comme une référence du genre.

Dès votre premier album de Melvile, aviez-vous identifié tous les éléments centraux de votre saga, à savoir la ville bien sûr, mais également l’incendie, le concert et ces différentes scènes-clés où les personnages principaux se croisent ?

Depuis le début, j’avais imaginé ces trois grandes histoires, qui sont devenues les trois pans de Melvile, même si elles étaient bien entendu beaucoup moins développées. Cela ne devrait être qu’un seul volume choral, mais à l’époque, en 2012, on ne publiait pas encore de gros volumes comme maintenant. En suivant les conseils de mon éditrice, j’ai donc fait le choix de choisir un seul arc narratif pour le développer. C’est pour cela qu’on retrouve les personnages des trois livres dès le premier opus, dans l’épicerie, au sein du concert, etc.

Dans le second livre qui se déroule exactement au même moment que le premier, il arrive d’ailleurs que les personnages se croisent, dans la forêt entre autres. Des moments importants que l’on retrouve dans ce troisième et dernier opus, au sein des souvenirs de ce troisième personnage principal.

À la lecture des premiers opus, on comprenait que la conclusion allait effectivement nous amener dans le futur, mais on pensait qu’il s’agirait d’un bond de 20 ans. Or finalement, vous avez opté pour un saut de 25 ans. Fallait-il donner la maturité suffisante à Paul, le narrateur de ce troisième ouvrage, pour qu’il comprenne ce qu’il avait vécu ?

Romain Renard donne tout son sens au terme de "Roman graphique" [INTERVIEW]
Romain Renard
Photo : Le Lombard / D.R

Certainement, il fallait qu’il ait au moins quarante ans. Puis je désirais ancrer le récit dans une temporalité assez proche de nous, à savoir en 2013, qui est la date de sortie du premier tome de Melvile. Cela permet d’initier une boucle, car la dernière page de L’Histoire de Ruth Jacob est la première page du premier opus, L’Histoire de Samuel Beauclair.

J’ai le sentiment que la partie fantastique qui émergeait au début de votre saga s’estompe légèrement pour laisser la place aux mystères enfouis au sein du passé familial et des liens intergénérationnels…

Je pense qu’on s’habitue plutôt à cette ouverture au fantastique au gré de la lecture. Même si j’ai toujours voulu traiter cela via de la vision des personnages, au travers de qui le fantastique semble exister. Ce qui est sans doute encore plus présent dans ce dernier volume, où la ville se réveille littéralement, car j’écris : « La ville, comme un moribond sur son lit de mort, accueille ses derniers parents… », comme c’est le cas de ce troisième personnage principal.

C’est pour cela que ce dernier opus englobe et parachève votre univers ?

Oui, tous les protagonistes des autres ouvrages s’y retrouvent. Mais je conseille vraiment au lecteur de lire celui-ci en premier, à savoir L’Histoire de Ruth Jacob, même s’il est paru en dernier. C’est la meilleure porte d’entrée à cet univers pour ceux qui n’auraient pas encore lu les précédents. Il reprend toute l’histoire de la ville, Melvile, comment elle a été créée et comment elle se termine, et en fonction de tout ce que l’on découvre sur ces personnages, on apprécie d’autant plus la lecture des autres livres. Parce qu’on les connait déjà un peu, et qu’on attend des précisions sur un personnage alors déjà cité à plusieurs reprises. L’Histoire de Ruth Jacob est donc la pierre angulaire de Melvile.




Extrait de "Melvile - L’Histoire de Ruth Jacob"
© Romain Renard / Le Lombard 2022.

Vous sortez donc de l’aspect conventionnel de la série composé de tomes 1 2 et 3, pour proposer des ouvrages complémentaires qui disposent d’angles différents ?

Exactement ! Et c’est d’ailleurs pour cela que j’ai choisi sur le 4e de couverture, de placer Ruth Jacob en premier : c’est l’ordre de lecture que je conseille.

Est-ce qu’avec ce travail d’une dizaine d’années, votre vision de Melvile s’est enrichie progressivement à votre plan initial, ce qui explique la densité de ce dernier ouvrage paru ?

J’ai certainement continué à réfléchir autour de l’univers, puis il y a ma vie personnelle qui m’a amené à mûrir sur différents plans. J’ai perdu mon père pendant la création de ce livre, ma fille n’était pas née à la sortie du premier livre et elle a maintenant bien grandi. Ce dernier paru a donc suivi tout mon parcours et l’évolution de mon regard à ce propos.

Un regard d’autant plus important que Ruth Jacob met également en évidence la relation compliquée entre un père et sa fille. Vouliez-vous essayer de comprendre une des formes d’amour qu’il peut y avoir entre ces deux personnages ?

Dans ce livre coexistent quatre ou cinq histoires d’amour. Dont cette relation entre un père et sa fille, même si la frontière entre le nommable et l’innommable est beaucoup trop proche. Il est aussi question de jalousie entre les personnages, notamment dans ce triangle amoureux entre les deux amis et Ruth, sans oublier les jalousies qui se déroulent dans le présent, car le livre est pensé sur différentes périodes. Je voulais cultiver l’ambiguïté sur des relations particulières vécues par les personnages. Bien sûr, chaque individu du récit vit ses sentiments différemment. Ruth Jacob est solaire, dans sa simplicité. Tandis que d’autres vivent plus dans l’ombre.

On parle aussi du grand amour !

Oui, celui qui vous consume presque et dont on ne s’en remet jamais ! C’est le cas pour Paul, le narrateur en quelque sorte, ainsi que pour sa grand-mère. Paul est resté bloqué dans cette relation malgré la vingtaine d’années qui s’est écoulée. Et heureusement, la ville Melvile le rappelle dans ses derniers instants, pour le sauver.

Extrait de "Melvile - L’Histoire de Ruth Jacob"
© Romain Renard / Le Lombard 2022.

Dans le premier livre paru, Samuel rencontre aussi l’amour, mais il doit également se pardonner à lui-même pour pouvoir le vivre. En faisant le lien avec d’autres personnages, cette culpabilité et la rédemption qui l’accompagne, sont-elles des moteurs importants à votre égard ?

Plus la rédemption que la culpabilité... Je m’intéresse au chemin de la rédemption. Le personnage de Saul Miller, central dans le deuxième livre, accomplit aussi ce chemin, surtout lorsque l’élève dépasse le maître (sans trop spoiler), ce qui s’avère alors sa plus belle victoire.

Il faut donc croire en soi, envers et contre tout (et donc contre soi-même) ?

C’est le conseil que délivre mon personnage de Beth à Paul dans ce dernier ouvrage paru :
-  « Quels étaient tes rêves d’adolescent ? »
-  « Devenir écrivain »
-  « Qu’est-ce qui s’est passé ? »
-  « …La lucidité… »
-  « Il ne faut jamais renoncer à ses rêves ! »
C’est mon credo.

Était-ce un de vos rêves d’auteur de mettre en place un univers choral aussi développé ?

Je n’avais jamais été aussi loin qu’avec Mevile. En terme de dessin et de scénario. En tenant compte de l’investissement dans le travail car je laisse bien entendu les autres juger de sa qualité. Je ne sais pas si j’irai un jour plus loin pour un autre univers, car il y a également Les Chroniques de Melvile auxquelles j’ai consacré énormément de temps. Je suis donc très heureux d’être parvenu à la boucle de cet univers, et j’espère que celui-ci restera un petit temps dans l’esprit des lecteurs.

Dessin exposé à la Galerie Maghen. Une œuvre au noir tout à fait remarquable.
© Romain Renard / Le Lombard

Cela me paraît évident : Melvile va s’imposer comme une référence ! Tant dans l’écriture que la réalisation graphique. Comment parvenez-vous, techniquement parlant, à produire ce rendu presque photographique ?

Je travaille à l’aide de crayons fusains très fins que je parviens à tailler avec des taille-crayons de maquillage pour éviter de casser les mines. Je tenais à employer un outil lié au minéral et au végétal que je dessinais, et comme le fusain est un arbre d’un million d’années, cela tombait sous le sens. C’est un choix instinctif par rapport à la thématique de l’univers.

Le choix du papier allait de pair : un support très particulier qui convient particulièrement à ce type de fusain, car je peux jouer sur les flous. Je travaille d’ailleurs de cette manière : lorsque je dessine, mon image apparaît tout d’abord floue dans sa globalité, puis elle se révèle au fur et à mesure que je progresse, comme un révélateur photographique. Je choisis d’interrompre mon niveau de détail en fonction de la narration. Je suis par exemple resté parfois plus flou dans Ruth Jacob que dans Les Chroniques pour m’adapter au rythme de lecture. Tandis que dans Les Chroniques, je choisis un dessin le plus réaliste possible car j’avais envie d’explorer le medium jusqu’au bout.

Vous pourriez donc changer d’outil dans le futur ?

Oui, ma prochaine bande dessinée pourrait être entièrement numérique. Je viens de découvrir la Cintiq, et je suis impressionné par ses possibilités.

Comme vous êtes un artiste aux multiples facettes, vous avez également travaillé le cadre de votre univers de Melvile sur d’autres supports ?

Oui, une bande son est proposée aux lecteurs pour accompagner l’ouvrage. Puis il y a le spectacle que nous avons déjà joué toute une série de fois. J’avais eu l’occasion de tourner pendant trois ans avec le précédent spectacle, de la Suisse au Québec en passant par Cuba. Et comme la musique est offerte, le spectateur achetait un livre en sortie de concert. J’espère que nous aurons le même succès pour ce nouveau spectacle.

Melvile - Le spectacle
Photo : DR

Ceux qui ont d’ailleurs vu le second spectacle pourront retrouver une partie de ses histoires dans votre hors-série paru en même temps que Ruth Jacob et que vous avez intitulé Les Chroniques de Melvile ?

Le livre des Chroniques est la reliure de tous les compléments qui ont accompagné Melvile depuis sa création. Le contenu de l’application que nous avions créée, se retrouve également dans ce hors-série. Le site internet Melvile.com existe toujours, avec la bande son gratuite, toutes les vidéos et le teaser du film en préparation. Et les Chroniques contiennent également une demi-douzaine d’histoires d’inédites. Le tout étant réuni par l’enquête mené par Paul, le personnage central de Ruth Jacob. C’est pour cela qu’il vaut mieux les lire après les trois autres, afin de prolonger l’univers sur des éléments dispensés dans les autres livres. Je vois cela comme une archéologie narrative de la ville de Melvile.

Le tout dispose d’une dimension donc historique, mais aussi un peu plus fantastique…

Car on situe dans la psyché des témoignages, de ces personnes qui ont vécu des choses incroyables. On dispense d’ailleurs quelques-unes des explications concernant les étranges phénomènes qui se déroulent à Melvile, car plusieurs lectures sont possibles. C’est avec ce genre d’histoire que se construisent les mythes.

Chroniques de Melville

Et donc le film se prépare ?

Je vais réaliser un long métrage d’animation, avec Fursy Tessier qui avait déjà travaillé sur le film J’ai perdu mon corps. Comme L’Histoire de Ruth Jacob reste le livre à lire en premier, cela devait être celui que nous devions adapter pour le cinéma. La promesse au lecteur est de maintenir le cadre et le dessin de l’album. Et à mes yeux, nous y sommes arrivés !

Vous allez donc en être le co-réalisateur et… ?

...J’en assurerai la musique, je m’occupe des décors, ainsi bien entendu que du character design. Ce sera une autre manière de raconter l’histoire, car il y aura certainement des changements dans le scénario. Cette aventure cinématographique explique aussi pourquoi la sortie de ces deux derniers livres a pris plus de temps : j’avais la naïveté de vouloir faire correspondre le scénario du film à celui de la BD. Or pendant que je réalisais les planches, les retours d’acteurs internationaux nous amenaient à bonifier le scénario du film. Et comme je voulais maintenir la cohérence entre les deux médiums, je jetais mes planches pour en faire de nouvelles. Mais à partir d’un moment, il a fallu se résoudre à aller de l’avant, à finir le livre avant de me consacrer pleinement au film. C’est pour cela qu’à la fin du livre, je conclus en disant qu’il y a mille et une manières de raconter une histoire, et que cela dépend de qui la raconte. Comme on le comprendra dans le film.

MELVILE_PILOTE_FR_EN from Need Productions on Vimeo.

Et vous m’aviez aussi dit que vous étiez en pleine écriture d’une série télé ?

Oui, une production belge pour laquelle nous travaillons actuellement sur la maquette. Le tournage se fera en 2023 et je réaliserai également l’adaptation bande dessinée de cette série. À suivre en 2023-2024…

Propos recueillis par Charles-Louis Detournay.

(par Charles-Louis Detournay)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN : 9782803672049

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