Je devais avoir 14 ou 15 ans. C’était dans une petite bouquinerie de Saint-Gilles, une commune bruxelloise, je m’en souviens bien : au 26b rue du fort. On y vendait des romans-photos et des romans policiers, qu’un public populaire –des femmes surtout- venait acheter discrètement le jour du marché, le dimanche, un marché qui occupait le Parvis de Saint-Gilles où trône encore la brasserie Verschueren, haut lieu des supporters de L’Union Saint-Gilloise, le club de foot rendu célèbre par la pièce bruxelloise Le Mariage de Madame Beulemans.
C’est dans ce lieu populaire tenu par Carmen, une femme au verbe haut, fille du propriétaire du cinéma d’Antoing dont la verdeur de langage faisait la joie des visiteurs, que j’ai rencontré William Vance dans les années 1970. Il venait régulièrement dans ce haut lieu où, tous les dimanches, on pouvait croiser Jacques Devos, le dessinateur de Génial Olivier, un personnage injustement oublié du Journal de Spirou, le dessinateur Eddy Paape, dont les magnifiques planches de SF de Luc Orient faisaient alors la joie des lecteurs de Tintin, souvent accompagné de son épouse dont l’impeccable mise en plis s’inspirait de celle de la Reine Fabiola dont elle avait aussi le port aristocratique ; parfois le romancier Henri Vernes (Bob Morane) et puis un jeune étudiant de l’Université Catholique de Louvain, un certain Charles Piqué qui n’était pas encore député, ni ministre-président de la Région Bruxelloise. Ils venaient tous en voisins.
Là, on refaisait le monde, le monde de la BD parfois, avec des collectionneurs qui rivalisaient d’érudition, des bibliophiles très pointus. Je le dis souvent : cela a été mon université. Ces stars de la BD n’étaient pas encore très sollicitées en ce temps-là et appréciaient de rencontrer des jeunes lecteurs, mon frère Daniel et moi en l’occurrence, éblouis par un talent alors au zénith.
Un dessinateur… hispano-flamand
J’ai le souvenir d’un William Vance peu loquace. Ses origines flamandes le poussaient à s’exprimer peu par peur de faire des « fautes », une sorte de politesse pour la langue française. Il parlait pourtant un français parfait, parfois ponctué d’inflexions ou d’expressions hispanisantes –Caraï !- sous l’influence de son épouse et coloriste Petra Coria Cabero (la sœur du dessinateur Coria).
Nos chemins se sont ensuite souvent croisés, notamment lorsque nous avons publié l’intégrale d’Howard Flynn chez Magic Strip dans les années 1980. Un jour, William prit sa famille, ses cliques et ses claques pour aller s’installer à Santander en Espagne, où le climat et le fisc étaient plus doux à vivre. Je me souviens d’un quintal de planches de Bob Morane vendues quasiment à l’encan pour éviter de devoir les transporter jusqu’au pays de la Movida. Elles valent aujourd’hui des fortunes dans les salles de vente publique…
William Van Cutsem, alias William Vance, était né le 8 septembre 1935 à Cureghem, un hameau de la commune d’Anderlecht dans la banlieue proche de Bruxelles. Son parcours est classique : Académie royale des Beaux-arts de Bruxelles, travaux publicitaires, illustrations, décorations de grands magasins…
La bande dessinée, le jeune William l’avait découverte dans le quotidien familial Het Laatste Nieuws avec le strip journalier Eric De Noorman du Hollandais Hans Kresse, son influence artistique principale avant qu’il ne découvre l’école espagnole de Victor de la Fuente, de Jose Ortiz et d’Esteban Maroto.
De Tintin à Spirou
En 1962, repéré par Evany, le directeur artistique du Journal Tintin, il publie ses premières planches dans le journal d’Hergé. Le scénariste Yves Duval le prend sous son aile, peaufinant sa compétence pour les bandes dessinées historiques « en costumes ». Puis c’est Greg, le scénariste à tout faire de la maison, qui l’accroche au monde contemporain avec le baroudeur Bruno Brazil, une préfiguration de XIII...
Vance ne quittera plus le Journal des 7 à 77 ans jusqu’à ce que Greg passe chez Dargaud et qu’un certain Jean Van Hamme l’accompagne avec une nouvelle série, XIII, dont les premières pages ont été publiées dans… Le Journal de Spirou en 1984.
Parallèlement, la revue féminine Femmes d’Aujourd’hui lui confia de dessiner le Bob Morane d’Henri Vernes, une série qu’il accompagna pendant douze ans (1967-1979), le temps de dessiner 18 volumes. "Heureusement que j’avais « Femmes d’aujourd’hui », témoignera-t-il plus tard, j’aurais peut-être dû changer de métier ! Greg m’avait présenté Van Hamme en disant : Voici le nouveau scénariste de Bruno Brazil. Mais on n’a jamais obtenu l’accord final. Jean Van Hamme a présenté un nouveau personnage aux éditeurs d’autant que son scénario était déjà achevé. Nous avons finalement signé avec Dargaud. " Comme on sait, la chose se concrétisera avec les aventures d’un certain amnésique...
Vance a tenté plein d’autres choses : dans les domaines de la marine (Howard Flynn, Bruce J. Hawker) ou historique (Ramiro, Roderic…), le western (Ringo), la science-fiction (XHG-C3), dessinant même deux tomes du spin-of du Lieutenant Blueberry, Marshall Blueberry (1991-1992) pour Jean Giraud.
Les dernières années, il ne réalisera plus que des albums de XIII, avant que l’âge et la maladie ne le rattrapent. L’encyclopédiste de la BD Patrick Gaumer est en train d’achever une monographie à laquelle William Vance avait consacré ses dernières forces. Elle doit paraître chez Dargaud probablement en 2019.
Comment résume-t-on un tel homme en quelques mots ? "Une belle âme, une timidité, une énergie, des colères parfois... C’est quelqu’un qui s’est consacré tout entier à sa famille et à son épouse, Petra, sa protectrice..." nous dit l’encyclopédiste.
Je pense évidemment à eux en écrivant ces lignes.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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En médaillon : Photo de Laurent Melikian
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