Que serait aujourd’hui la cérémonie des prix d’Angoulême sans Stéphane Beaujean ? Sa sincérité, le partage de ses ressentis, ses hésitations même et surtout son amour pour la bande dessinée impriment à la cérémonie une atmosphère empreinte de respect et de culture. Même les revendications du moment, reçues avec bienveillance, n’ont pas affecté la qualité de l’émotion.
Ainsi, lorsqu’il remet un fauve d’honneur à Nicole Claveloux, il s’exprime en ces mots : "Certains prix sont remis avec plus ou moins de plaisir. Dans le cas de Nicole Claveloux, j’ai ressenti une immense joie à accueillir cette exposition, et à pouvoir l’honorer ce soir". Ce sentiment a été unanimement partagé par la salle, d’autant que l’autrice se trouve récompensée par un second fauve, celui du patrimoine, pour La Main verte publiée chez Cornélius.
Cette cérémonie a notamment été marquée par les légitimes revendications des auteurs, exprimées tout au long de la soirée par les membres du jury eux-mêmes. Jamais une remise de prix angoumoisine n’avait été autant le théâtre d’une telle détermination.
La première salve fut le fait des deux scénaristes du Dernier Atlas récompensés par le Prix Goscinny, Fabien Vehlmann et Gwen de Bonneval : "Nous sommes très sincèrement touchés par le choix du jury, car primer une œuvre collective n’a rien d’anodin, expliquaient les deux auteurs la voix marquée par l’émotion. Surtout avec ce prix portant le nom de René Goscinny, un grand auteur qui a longtemps travaillé dans l’anonymat, corvéable à merci et peu reconnu. Jusqu’à ce qu’il fonde un syndicat, tente de revendiquer le droit des auteurs… et se trouve licencié ! Pensant, malheureusement à tort, que tous les autres auteurs allaient l’accompagner, mais finalement soutenu uniquement par Charlier & Uderzo ".
Et de continuer : "Cette situation difficile se retrouve aujourd’hui, et nous espérons cette fois rencontrer une plus grande solidarité. Aussi, nous faisons appel à toutes les autrices et les auteurs dans la salle à nous rejoindre sur scène. En effet, 53 % des autrices et des auteurs touchent annuellement moins que le SMIC. Et 36 % vivent sous le seuil de pauvreté. Nous sommes épuisés de nous battre à propos de l’Urssaf par exemple. 4 000 euros pour deux ans de travail ? Qui accepterait cela, alors que la bande dessinée demeure une incomparable source de créativité et de dynamisme. Chacun de ces auteurs professionnels permet à quinze autres personnes de vivre. Si ces auteurs disparaissent, tous les autres suivront également. Naturellement, les éditeurs doivent jouer leur rôle, en révélant le talent de ces créateurs, mais en les payant au juste prix pour leur travail. Il est maintenant temps d’agir en faveur des auteurs, et tout se jouera en 2020".
"Pour exister et créer ensemble, il est temps d’agir. Pour préserver la pluralité des points de vue, pour rénover le statut des auteurs, dont une partie d’entre eux sont dans une urgence absolue. Bien sûr, nous ne sommes pas toujours d’accord ensemble, nous en parlons pour équilibrer nos visions, et nous devons continuer à discuter pour établir nos attentes communes. Allez discuter avec vos éditeurs. On vous appelle à être inventifs et solidaires, car nous vivons des années de lutte et de construction. Nous tenons d’ailleurs à nous engager devant vous. Tant que le milieu s’évertue à sacraliser nos chiffres de vente sans se préoccuper du statut des auteurs, tant que rien de tangible n’aura été fait pour le statut des auteurs, nous n’irons plus à Angoulême, ni en 2021, ni les années suivantes".
À quand une réelle dotation pour les prix remis ?
Ces interventions, à chaque fois saluées par le public présent, ont mis en avant une revendication nouvelle : la volonté de voir les prix dotés d’une somme d’argent. Nous rappelions récemment les difficultés vécues par Emmanuel Moynot, récompensé cette fois par le fauve Polar SCNF.
"Enfin", a-t-il témoigné. "J’ai hésité à monter nu sur scène, car finalement, mon statut me rapproche davantage de celui des va-nu-pieds. Il est temps que cela change. Si on veut que la bande dessinée ne meure pas, il faut se bouger le cul. Et rajeunir le lectorat, bordel ! Car il faut que les auteurs et la BD vivent !"
Ce n’est pas qu’en remboursant davantage les frais de transports que les frigos des auteurs vont se remplir. Comme l’évoquait Benoit Preteseille, le président du syndicat des auteurs alternatifs (SEA) : "Le juste soutien attendu par les auteurs ne se limite pas à une statuette à mettre sur la cheminée." Et Marion Montaigne, présidente du jury de cette année, d’enfoncer le clou : "La République, on attend que tu nous la balances, ta loi !"
À la suite de cette cérémonie, où tous les intervenants ont salué leur amour du métier, toutefois contrasté par les difficultés ressenties par tous, Stéphane Beaujean a conclu cette soirée par ces mots : "Je vous donne à tous rendez-vous l’année prochaine pour la clôture de l’année de la BD 2020, en espérant que d’ici là les choses aient évolué."
(par Charles-Louis Detournay)
(par Frédéric HOJLO)
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