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Doonesbury : 40 ans d’humour politique

Par Marianne St-Jacques le 30 octobre 2010                      Lien  
Le 26 octobre 1970, Garry Trudeau publiait le premier strip de sa série {Doonesbury} dans le {Yale Dailey News}. Aujourd’hui, 40 ans plus tard, {Doonesbury} est encore la plus importante bande dessinée de satire politique américaine. Pour souligner l’anniversaire de ce monument, les éditions Andrews Macmeel Publishing, affiliées à Universal Press Syndicate (le diffuseur du strip), lancent un superbe album rétrospectif de près de 700 pages.

En 1968, Garretson Beekman « Garry » Trudeau lançait la série Bull Tales dans le journal étudiant de son alma mater. Deux ans plus tard, en 1970, Trudeau publiait le premier strip d’une série dérivée intitulée Doonesbury.

Après quelques parutions dans le Yale Daily News, Doonesbury était récupéré par l’agence de diffusion Universal Press Syndicate. Les États-Unis découvraient alors l’œuvre qui devait faire la renommée de Trudeau. Cinq ans plus tard, en 1975, grâce à sa couverture du scandale de Watergate, Trudeau devenait le premier auteur de bande dessinée à remporter le Pulitzer du dessin de presse (Editorial Cartooning). Il a depuis été finaliste trois fois (en 1989, 2004 et 2005).

En 1977, celui-ci co-réalisa pour NBC le film d’animation A Doonesbury Special, qui a reçu le Prix spécial du jury au Festival de Cannes, en plus d’être nominé pour un Oscar. En 1983, c’est au tour de Broadway d’accueillir ses personnages alors que l’auteur participe à la mise en spectacle de Doonesbury : A Musical Comedy. Enfin, en 1994, Trudeau remporte le Newspaper Comic Strip Award, remis par la NCS (National Cartoonist Society), avant de recevoir, l’année suivante, le plus prestigieux prix de l’organisation, le Reuben Award.

Encore aujourd’hui, après 40 ans de travail et plus de 60 recueils de strips totalisant 7 millions d’exemplaires vendus, Trudeau continue de publier quotidiennement Doonesbury dans plus de 1400 journaux. Il va sans dire qu’une telle carrière a fait de lui l’un des cartoonists les plus célèbres (et surtout l’un des plus controversés) d’Amérique du Nord.

En Europe où ses recueils sont distribués en V.O., mais où son œuvre reste moins connue, faute de traduction existante (outre les quelques strips publiés dans Charlie Mensuel de 1972 à 1973), la sortie de cette anthologie intitulée 40 : A Doonesbury Retrospective constitue une occasion parfaite pour découvrir cette série phare.

Doonesbury : 40 ans d'humour politique
B.D. et Mike Doonesbury, dans le tout premier strip de la série, paru le 26 octobre 1970 dans le Yale Daily News © G.B. Trudeau, Andews MacMeel Publishing et Universal Press Syndicate

La commune de Walden

Le Collège Walden (université fictive représentative de Yale) est le point d’ancrage de la série, alors que, dans le tout premier strip, le quart-arrière B.D. (personnage principal de Bull Tales) fait la rencontre de son nouveau colocataire, Michael Doonesbury. Pendant douze ans, la série gravite autour des résidents de la commune de Walden, et principalement autour de Mike, le geek, de « B.D. » [c’est le nom du personnage, pas l’acronyme de Bande Dessinée. NDLR], le jock conservateur, de Mark Slackermeyer, le militant socialiste, de Zonker Harris, le hippie californien, de Joanie Caucus, la féministe retournée aux études, ou encore du révérend Sloan, le chapelain du campus.

Alternent alors les intrigues personnelles (ex : les difficultés qu’éprouve Mike auprès des filles), les représentations satiriques de la vie universitaire (les déboires de l’équipe de football U.S., les politiques du recteur King et les intrigues départementales du personnel enseignant) et les représentations satiriques de la vie politique américaine et internationale (la guerre du Vietnam, à laquelle participe B.D., la destitution de Nixon, l’élection du cowboy Ronald Reagan, le procès de Bande des Quatre en Chine, la guerre des Malouines, etc.)

Participent également au strip une myriade de personnages secondaires liés aux personnages principaux : J.J., la fille de Joanie (et plus tard femme de Mike), Rick Redfern, journaliste politique et second mari de Joanie, Lacey Davenport, représentante républicaine du Congrès pour laquelle travaille Joanie, Boopsie, la copine (et plus tard épouse) de B.D., les riches parents de Mark, le reporter Roland Hedley, Alice et Elmont, un couple de SDF de Washington D.C., ou encore Duke, l’ « oncle » de Zonker (inspiré du personnage Raoul Duke de Hunter S. Thompson), ainsi que sa comparse Honey Huan, une ancienne traductrice de Mao.

La formule de la série reste à peu près la même jusqu’en janvier 1983, moment où le strip prend une pause de vingt-deux mois, alors que Trudeau se consacre à la production du spectacle Doonesbury : A Musical Comedy présenté en novembre 1983. Lorsque le strip reprend, en octobre 1984, les étudiants de Walden ont terminé leurs études, se sont séparés et mènent désormais leur vie professionnelle aux quatre coins du pays. Mark est animateur de radio à Washington D.C., B.D. et Boopsie (qui aspire à devenir star de cinéma) habitent Malibu tandis qu’à New York, Mike travaille dans une agence de publicité alors que J.J. tente de percer la scène artistique de SoHo. Quant à Zonker, celui-ci effectue un séjour en Haïti avant de devenir la nounou attitrée des enfants de Mike et J.J., puis de B.D. et Boopsie.

Si le strip, grâce à des personnages tels que le révérend Sloan et le recteur King, permet toujours à Trudeau d’évoquer Walden et de se moquer des enjeux universitaires, la série prend désormais une nouvelle direction : alors que pendant les douze premières années de leur existence, les personnages de Doonesbury ont peu évolué, la reprise du strip leur permet de vieillir à un rythme « normal ». Ainsi, au fil des mariages, des naissances, des nouveaux emplois, des divorces et des remariages apparaîtront plus d’une quarantaine de nouveaux personnages et ce, sans compter tous ceux que fournira la scène politique ! C’est ainsi qu’une nouvelle génération de personnages (notamment les enfants des protagonistes principaux devenus adultes) occupent aujourd’hui l’avant-scène du strip : Alex la fille de Mike et J.J., Kim, la seconde (et plus jeune) femme de Mike, Zipper, le neveu de Zonker, ou encore Jeff, le fils de Joanie et Rick. Jeff et Zipper ayant même été colocataires lors de leurs études à Walden, l’auteur procède ainsi à un véritable bouclage de boucle.

Doonebury par Garry Trudeau
(c) Andrews Macmeel Publishing

Un humour politique qui ne laisse personne indifférent

Présidents et vice-présidents américains, candidats républicains et démocrates, membres du cabinet, généraux, sénateurs, représentants du Congrès, gouverneurs, et lobbyistes de toutes les couleurs, personne n’échappe à la verve ironique de G.B. Trudeau. Depuis le règne de Richard Nixon jusqu’à l’élection de Barack Obama, les acteurs politiques fournissent au strip une trame narrative alternative à celle des personnages principaux. Certains, comme George H. « Poppy » Bush, qui a fait son entrée dans le strip comme vice-président sous Reagan, ou encore Dan Quayle (vice-président sous Bush Sr), sont même devenus les têtes de Turc préférées de l’auteur. Pour ajouter à la dimension satirique de l’œuvre, la plupart de ces personnages politiques sont représentés, non pas en chair et en os, mais à l’aide d’un symbole caractéristique de leur personnalité. Ainsi, « Poppy » Bush, qualifié d’ « invisible » sous Reagan, n’est qu’une voix dans le vide, tandis que Quayle, qui passe pour un « poids-plume » politique est représenté sous les traits… d’une plume. Quant à George W. Bush, celui-ci a été dessiné tour à tour comme une voix invisible coiffée d’une casquette de baseball (le sport préféré des Américains), d’un chapeau de cowboy ou encore d’un casque de centurion (représentant ainsi l’impérialisme américain) ; à la fin de son deuxième mandat, le casque était entièrement déplumé.

Mike Doonesbury dans les années 1990 © G.B. Trudeau, Andrews MacMeel Publishing et Universal Press Syndicate

Pour toutes ces raisons, Doonesbury suscite beaucoup de réactions parmi les membres de la classe politique américaine, surtout chez les conservateurs. Car, si Trudeau se moque autant des républicains que des démocrates, et si ses personnages couvrent presque tout le spectre politique (B.D. incarne la voix de droite, Mark celle gauche, tandis que Mike est un démocrate idéaliste converti au républicanisme modéré), le regard que pose Garry Trudeau reste ce que l’on pourrait qualifier de libéral, notamment dans la représentation de certains enjeux d’actualité (ex : les droits des homosexuels, Mark étant ouvertement gai).

Aussi, au fil des ans, le strip a créé plusieurs scandales, poussant ainsi nombre de personnalités politiques à exprimer leur indignation : en 1979, la représentation satirique du sénateur John Warner provoque l’indignation du caucus républicain de l’Assemblée générale de Virginie. En 1982, alors que Trudeau annonce qu’il prend un long congé, l’Assemblée d’État du Wisconsin déclare l’état d’urgence (qu’elle ne révoque que lorsque le strip reprend, vingt mois plus tard), tandis que l’ancien président Jimmy Carter aurait prétendu avoir « le cœur brisé ». En 1984, George H. Bush réagit fortement aux propos publiés dans Doonesbury attaquant sa virilité. En 1991, c’est au tour du Sénat américain dénoncer le strip pour ses propos sur Dan Quayle. En 1996, le procureur général de la Californie Dan Lungren appelle au boycott de Doonesbury. Il ne s’agit là que de quelques exemples.

En raison des controverses suscitées par le strip, plusieurs journaux ont tenté, au fil des ans, de supprimer Doonesbury de leurs pages… sans succès. Dans bien des cas, ces journaux ont été contraints de faire volte-face : en juin 1973, par exemple, le Stars and Stripes (journal de l’armée américaine) a tenté de larguer le strip sous prétexte qu’il était « trop politique ». Le journal, qui a reçu plus de 300 lettres de protestation envoyées majoritairement par des soldats ou encore des membres de leurs familles, est revenu sur sa décision. En février de l’année suivante, c’est le San Francisco Chronicle qui a supprimé le strip, le temps d’une journée, générant ainsi plus de 2000 appels téléphoniques. Durant les élections présidentielles de 1980, une série de strips explorant le cerveau de Ronald Reagan ont poussé plus de 24 journaux à suspendre le strip ; le Indianapolis Star, qui a reçu à lui seul 850 appels provenant de lecteurs furieux, a été obligé de réintégrer Doonesbury. En septembre 2005, c’est au tour d’un journal britannique, le Manchester Gardian, de faire volte-face après avoir tenté, quelques jours plus tôt, d’éliminer Doonesbury. Les nombreux scandales politiques, sociaux et éditoriaux générés par Doonesbury au cours de ses 40 ans d’existence sont d’ailleurs répertoriés sur le site officiel du strip.

La guerre d’Irak et le soutient aux anciens combattants

Depuis quelques années, Garry Trudeau s’est beaucoup servi de la bande dessinée pour exprimer son soutien aux anciens combattants américains et pour tenter de sensibiliser son public aux difficultés auxquels ceux-ci font face. L’auteur a publié plusieurs ouvrages traitant de ces enjeux dont les profits sont versés à la fondation Fisher House, un organisme caritatif venant en aide aux familles de militaires nécessitant des soins médicaux.

Dans le strip du 21 avril 2004, B.D., un vétéran de la guerre du Vietnam et de la guerre du Golfe, a perdu une jambe au cours d’un combat militaire en Irak. Cet évènement a permis à Trudeau d’exposer les difficultés qu’éprouvent les soldats blessés, amputés ou atteints du syndrome de stress post-traumatique. L’histoire de la guérison et de la réinsertion sociale de B.D. a fait l’objet, en 2005, du recueil The Long Road Home, ainsi que d’une suite, The War Within, en 2006. D’autre part, B.D., qui fréquente un centre de thérapie pour anciens combattants, se lie d’amitié avec d’autres anciens combattants qui ont des problèmes semblables aux siens, notamment avec Toggle, un jeune soldat qui a perdu un œil en Irak. L’histoire de Toggle, pour sa part, fait l’objet du recueil Signature Wound, publié en mai 2010.

En plus de ces ouvrages, Trudeau anime également le blog The Sandbox sur lequel il publie des billets qui lui sont envoyés par des soldats en mission (ou de retour de mission) en Irak et en Afghanistan. Ces textes ont notamment fait l’objet, en 2007, d’un recueil intitulé Doonesbury.com’s The Sandbox.

En raison de son engagement auprès des anciens combattants et de son travail de sensibilisation, Trudeau s’est vu octroyer le US Army’s Commander’s Award for Public Service en 2006, de même que le Mental Health Research Advocacy Award remis par la Yale School of Medicine en 2008.

Une rétrospective

Pour souligner les 40 ans de cette série phare, Andrews MacMeel Publishing a préparé une anthologie cartonnée de luxe avec boîtier [1]. Cette édition propose une sélection de 2000 strips (la série en compte plus de 14 000) s’échelonnant de 1970 à 2010. Il est à noter qu’à l’occasion de cette anthologie, l’auteur a préféré se concentrer sur la vie des principaux personnages ainsi que sur la façon dont ils été affectés par les grands évènements des dernières décennies, plutôt que sur les évènements et les acteurs socio-politiques eux-mêmes. L’ouvrage contient également une présentation de 18 des personnages principaux, ainsi qu’un tableau illustrant les ramifications complexes entre les nombreux personnages du strip (un outil utile pour tous ceux qui désirent découvrir la série). Le tout, bien sûr, est préfacé par G.B. Trudeau.

Mike Doonesbury et sa fille Alex représentés sur la couverture de l’anthologie 40 : A Doonesbury Retrospective © G.B. Trudeau et Andrews MacMeel Publishing

S’il faut admettre que 40 : A Doonesbury Retrospective affiche un prix coquet (100$ US, 76€, 115$ CAD), ce choix nous apparaît justifié, compte tenu du volume de l’ouvrage (celui-ci fait près de 700 pages). Les collectionneurs qui souhaitent se le procurer devront d’ailleurs solidifier leur bibliothèque : l’ouvrage mesure 25 cm par 35 cm et pèse près de 5 kilos ! Un véritable pavé qui, par sa dimension, témoigne de toute l’ampleur de la création de G.B. Trudeau.

(par Marianne St-Jacques)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN :

Image en médaillon : © G.B. Trudeau, Andrews MacMeel Publishing et Universal Press Syndicate

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Visiter le site officiel de la série et lire les strips quotidiens (en anglais seulement)

[1L’éditeur a également publié en format de luxe l’intégrale de Calvin and Hobbes (Bill Watterson), l’intégrale de The Far Side (Gary Larson) ainsi qu’une anthologie spéciale de Dilbert (Scott Adams).

 
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