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Le juge Gilbert Thiel : " Le rire est tout sauf indigne "

Par Didier Pasamonik (L’Agence BD) le 1er mars 2012                      Lien  
Ce n'est pas tous les jours que l'on rencontre un juge antiterroriste, celui qui a confondu Simone Weber, coincé le tueur en série Guy Georges, poursuivi de nombreuses affaires corses. D'habitude, c'est lui qui pose les questions. Cette fois, c'est notre tour, à l'occasion d'une bande dessinée qu'il publie avec Marco Paulo et Bernard Swysen, "Le Pouvoir de convaincre", aux éditions 12bis.
Le juge Gilbert Thiel : " Le rire est tout sauf indigne "
"Le Pouvoir de convaincre" de Gilbert Thiel, Marco Paulo et Bernard Swysen
Éditions 12bis.

C’est un homme d’une seule pièce qui vous scrute du regard, du genre posé et qui connaît ses dossiers. J’ai mis un temps à m’apercevoir que deux hommes l’accompagnaient discrètement : ses gardes du corps. Bizarre sensation, pendant l’interview, que d’imaginer l’irruption à tout moment d’un terroriste qui vous avoine d’une rafale de Kalachnikov sous les yeux de ces deux super-flics impuissants... Rencontre incertaine.

Est-ce bien sérieux pour un juge de faire une bande dessinée ?

Pourquoi pas ? Qu’est-ce qui est sérieux, qu’est-ce qui ne l’est pas ? Je suis chargé de juger les autres. On peut le faire sérieusement sans trop se prendre au sérieux, je pense. Effectivement, l’humour n’est pas interdit aux juges. J’espère qu’il sera apprécié, c’est une autre question, mais le fait de cantonner le juge dans une dimension d’austérité, et purement celle-là, c’est, je crois, dénier aux gens qui servent la justice le pouvoir de faire autre chose.

Ne pensez-vous pas que cela puisse desservir à la dignité de votre charge, qu’un juge puisse devenir un "rigolo" ? Car votre BD est humoristique.

Oui, justement. Je n’allais pas faire une histoire tragique. J’essaie de m’échapper un peu de mon quotidien qui est celui de la violence, de la mort, de l’aveuglement des hommes. L’humour n’est pas interdit à cette corporation. Je me doute bien que cela ne sera pas apprécié par tout le monde mais en terme de dignité, on a parfois un certain nombre de comportements dans la magistrature qui mettent en cause l’éthique professionnelle du juge, qui peuvent peut-être prêter à interrogation. L’actualité n’est pas exempte de ces situations un petit peu ambigües...

Je ne pense pas que ma manière d’instruire les dossiers soit quelque peu affectée, ni par mes écrits, ni par ma participation à cette bande dessinée. En général, on ne vous reproche rien de manière frontale ; on verra quelle sera l’attitude de ma hiérarchie. Je répondrai si je suis amené à fournir des explications. Mon sort ne m’appartient pas dans ce domaine-là.

Comment en êtes-vous venu à faire cette BD ?

Je dirais de manière assez peu classique car je ne suis pas d’une génération issue de la culture BD, contrairement à mon greffier -tant mieux pour lui- qui est bien plus jeune que moi, lui c’est un passionné de BD. Moi, à part les classiques comme Tintin, Astérix ou Lucky Luke, ma culture ne va pas très loin.

Ah mais, dans Lucky Luke, je suppose que l’épisode écrit par Goscinny, Le Juge, ne vous a pas échappé... Physiquement, entre vous et lui, il y a comme une ressemblance...

Oui, le juge Roy Bean qui rend la justice à l’Ouest du Pecos avec son ours qui boit du whisky ! Je dirais que je ressemble plus à son ours qu’à lui (sourire). Mais je n’ai pas encore les chaînes qui l’entravent !

J’ai rencontré les éditions 12bis à l’occasion de la publication d’une bande dessinée sur Yvan Colonna. Ils sont venus au Palais de Justice en faire la promotion. J’avais été croqué par Tignous dans cet album, puisque comme mes collègues Laurence Levert et Jean-Louis Bruguière, j’avais été cité à la barre dans l’affaire de l’assassinat du préfet Érignac. Là, j’ai fait la connaissance de Laurent Muller et Dominique Burdot, les éditeurs de 12bis. Périodiquement, ils me relançaient pour que je fasse une BD pour eux. Je doutais de ma compétence en la matière et je ne savais pas du tout comme c’était fabriqué. Par faiblesse sans doute -les juges sont faibles aussi...- j’ai fini par céder quand j’ai eu l’idée de faire ce récit allégorique sur le pouvoir, car c’est de cela dont il s’agit.

Comment avez-vous travaillé avec les artistes ?

J’ai d’abord écrit ce scénario sur les pouvoirs qui se concentrent et sur les contre-pouvoirs comme l’institution judiciaire qui s’affaissent. J’ai essayé de découper les différentes scènes en mettant les idées de dessin, en écrivant les dialogues et un certains nombre de texte utiles à la compréhension de l’ouvrage. J’ai envoyé cela. Le dessinateur Marco Paulo est venu un jour à Paris, on a déjeuné ensemble, on a un petit peu échangé et, par la suite, il m’a soumis avec Bernard Swysen qui a contribué au découpage du scénario et qui est aussi le coloriste de l’album, des idées complémentaires, qui allaient très souvent dans le détail. Les dessins de Marco Paulo m’arrivaient ensuite, je formulais de temps à autre une observation, mais le plus généralement, je riais de bon cœur.

Le juge Gilbert Thiel en février 2012

La parabole du pouvoir, c’est Sarkozy hissé sur un tas de juges...

Oui, ils ne sont plus très vaillants, même carrément occis.

Dans la BD, il s’appelle Nagy et le dessinateur le représente comme un nabot...

Il est représenté comme cela de manière générale dans la presse satirique. Tout le monde sait qu’il a été avocat d’affaire dans une première carrière. Cela aurait pu être un autre... Il est quand même à l’heure actuelle l’incarnation du pouvoir le plus concentré. Dans ses relations avec la magistrature, il a été particulièrement féroce. Je ne prétends pas que cette BD a été écrite en état de légitime défense, mais quelque part, cela va au-delà de cet avocat-là et la magistrature. C’est une satire sur la faiblesse du contre-pouvoir de la justice. Je le répète : cela aurait pu être un autre. Mais la relation entre le pouvoir et la magistrature a été telle dans le quinquennat qui s’achève que c’est tombé sur lui.

Comment décrivez-vous cette décrépitude de la magistrature ? C’est une chose récente ?

C’est une entreprise qui est de longue date en difficulté. La magistrature n’a jamais eu les moyens de sa politique et de son ambition. Robert Badinter constatait que la faiblesse structurelle de la magistrature, en moyens et en hommes, remontait à la Libération. Sous la IIIe République, la justice n’était pas parfaite, loin s’en faut. Mais sous cette République, la justice a quitté le domaine des assassinats de village ou des voleurs de poules pour aller dans une société où le crime croît de façon exponentielle et où elle est de plus en plus réglementée car, c’est le paradoxe, en dépit de sa méfiance à l’encontre de l’institution judiciaire, on est bien obligés de constater que la justice est de plus en plus fréquemment saisie. Avant, un certain nombre de conflits se réglaient par le curé, le maire ou l’instituteur, toutes institutions qui ont connu un affaiblissement de leur influence. On est dans une société de plus en plus réglementée, qui va de plus en plus vite et les moyens n’ont pas été à la hauteur.

À cette crise des moyens qui est endémique se sont ajoutés ces dix dernières années une crise juridique avec la multiplication des lois qui se succèdent à une cadence infernale : Il y a eu six lois sur la récidive dans ces dix dernières années, les dernières n’ont pas encore connu leur décret d’application, toujours dans la même logique : un fait divers, une émotion, une loi. Il faut que l’on donne à ceux dont c’est le rôle d’appliquer la loi l’occasion de faire œuvre utile. Si vous avez un parc pénitentiaire insuffisant, si vous n’avez pas les travailleurs sociaux en nombre suffisant et les psychologues et les psychiatres pour assurer le suivi d’un certain nombre de détenus, cette politique devient de la poudre aux yeux, une suite d’effets d’annonce.

Il faut ajouter une crise morale au sein d’une justice qui devient de plus en plus productiviste. De plus en plus de circuits de contournements de l’audience se mettent en place, on s’oriente à bas bruit vers une justice de conception américaine. Vous savez qu’aux États-Unis, 90% des affaires pénales n’arrivent pas à l’audience ? Il n’y a pas de débat. On a soutenu que l’audience était un lieu cathartique pour les victimes. Mais cette place est en train de se réduire comme une peau de chagrin.

Dernier élément en date, pour faire court, dans l’affaire de la petite Laetitia, dite l’affaire de Pornic, le président de la République qui est quand même le garant de l’autorité judiciaire a mis en cause avant tout examen sérieux et en tout cas avant toute enquête, les services de l’administration pénitentiaire dans son travail social, de même que le juge de l’application des peines.

Le constitutionnaliste Guy Carcassonne a dit à propos de la relation entre le pouvoir et l’indépendance de la justice : "Faire du chef de l’exécutif le garant de l’indépendance de la justice, c’est nommer le loup directement à la tête de la bergerie." C’est un peu cela. C’est une problématique française où, toujours, la justice a été en infériorité par rapport aux autres pouvoirs. Montesquieu disait pourtant : "Seul le pouvoir arrête le pouvoir."

D’où mon récit allégorique sur le pouvoir.

La faiblesse de la justice ne vient-elle pas en miroir d’un État qui s’affaiblit lui aussi ? Il y a aujourd’hui une mondialisation du crime.

Je ne suis guère optimiste face aux capacités de l’État. La justice a toujours été en état de faiblesse. Si l’exécutif est fort, comme dans les états totalitaires, la justice est aux ordres. Mais nous sommes dans un pays démocratique et la justice est toujours maintenue en état de faiblesse insigne, singulièrement dans notre pays. On a trois procureurs et neuf juges pour 100.000 habitants. En Allemagne et en Angleterre, on a neuf procureurs et vingt juges pour a même tranche de population.

"Le Pouvoir de convaincre" de Gilbert Thiel, Marco Paulo et Bernard Swysen
(c) Éditions 12bis.

Est-ce que ces sociétés-là se défendent mieux face au crime ?

Pas forcément. La montée des violences, la perte des repaires sociaux existent d’une manière générale dans des sociétés qui sont affaiblies et qui en tout état de cause ne sont plus régies avec l’autorité naturelle -je ne parle pas d’autoritarisme- qui régissait encore les démocraties occidentales à la sortie du Deuxième Conflit mondial. Le crime est international et il est vieux comme le monde. Dans le domaine de l’antiterrorisme, nous n’avons pas trop à rougir des résultats. Même en état de faiblesse, la justice en France s’en est pas trop mal tirée.

Cet humour, c’est pour exorciser cette impuissance ?

Cela peut être interprété, le trait est un peu outré, comme de la révolte. Le rire permet de dire que ces gens sont comme les autres, que ceux qui pensent appartenir à un autre monde que le nôtre doivent être rappelés à l’ordre. Le rire est tout sauf indigne.

Propos recueillis par Didier Pasamonik

(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))

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"Le Pouvoir de convaincre" de Gilbert Thiel, Marco Paulo et Bernard Swysen - Éditions 12bis.

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Photos : D. Pasamonik (L’Agence BD)

 
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