Votre modestie souffre-t-elle qu’on vous présente comme un maître de la BD ?
Comment pourrais-je répondre ? C’est une immense question... « Maître », c’est quand même un mot énorme. Je suis dessinateur de BD, c’est déjà ça.
Vous êtes né en 1948. Vous avez commencé à grandir dans un village de Seine et Marne, puis vos parents se sont installés à Courbevoie. Votre amour des grands espace est-il une conséquence de ce déménagement dans la grisaille de la banlieue parisienne ?
(Rires). Peut-être. Mais je pense que c’est plutôt l’influence du cinéma, de la bande dessinée, et puis peut-être une vie un petit peu grise, justement, à laquelle j’échappais grâce aux univers de fiction.
Votre père était restaurateur d’objets d’art anciens. Est-ce lui qui vous a transmis votre amour du travail bien fait ? Vous considérez-vous comme un artisan ?
C’est exactement ça. Oui, c’est sûr que de voir travailler un artisan d’art apprend la modestie. Ça apprend aussi à travailler sur la longueur et à faire les choses le mieux possible et jusqu’au bout, comme dans la bande dessinée. C’est vrai que la BD est proche de l’artisanat d’art : il y a dans notre métier une partie de création mais aussi une partie d’exécution proche de celle de l’artisan.
Vous décrivez votre entrée aux Arts Appliqués en 1964 comme le grand choc émotionnel de votre vie.
Oui, parce que j’étais très jeune et que je venais de Courbevoie. Me retrouver alors dans une école d’art à Paris était pour moi fantastique. Il faut dire que je suis tombé sur des profs exceptionnels : c’était vraiment un univers où j’étais tellement épanoui que c’était fou.
La BD était très mal vue dans les écoles d’art avant mai 1968.
Oui, bien sûr. Mais bon, ce n’est pas grave. Tout ce que j’ai engrangé m’a servi pour le reste. Il a fallu que je sorte de l’école pour prendre conscience de ce que j’avais vraiment envie de faire.
Vous avez débuté dans la BD grâce à un concours que vous avez perdu.
À l’époque, il y avait un journal très important, Pilote, que toute ma génération dévorait. Et un jour, dans un petit coin de ce journal, j’ai vu l’annonce d’un concours, le prix Jean Goujon je crois. Comme j’étais extrêmement timide, c’était facile : il suffisait d’envoyer une page, ce que j’ai fait. Je n’ai pas gagné, ce qui ne m’étonnait qu’à moitié, mais dans le jury il y avait le dessinateur Robert Gigi, disparu depuis, et que j’aimais beaucoup. Un jour, j’ai reçu un coup de téléphone : c’était lui qui me dit : « J’ai vu tes dessins, j’ai trouvé injuste que tu ne sois pas primé. Les autres membres du jury ont tous dit que tu avais copié sur Jean Giraud parce que tu dessinais trop bien les chevaux. Mais j’étais le seul dessinateur du jury. J’aimerais bien voir ton travail. » Et puis voilà : je suis allé le voir et dans le mois, j’avais du boulot, grâce à lui.
Votre première série, Cartland, est à l’origine une commande de Claude Moliterni, qui dirigeait à l’époque le mensuel Lucky Luke magazine.
Oui, on peut dire une commande. Pour résumer, Robert Gigi m’a d’abord trouvé du travail dans une revue scolaire, Jeunes Années magazine, et en même temps m’a présenté à Claude Moliterni, qui éditait plus ou moins lui-même la revue Phénix et qui venait d’entrer chez Dargaud comme directeur de collection. Dans le même temps, Moliterni a été chargé par Dargaud de diriger ce magazine autour du héros de Morris, Lucky Luke magazine, pour lequel il avait besoin d’un western. Et j’ai pris la place de Jacques Tardi, qui avait dessiné une histoire -que j’ai vue à l’époque- très triste, terrible, qui se passait dans les réserves indiennes. On imagine ce que Tardi pouvait faire dans l’ambiance d’une réserve indienne ! Moliterni ne pouvait pas passer cette histoire dans Lucky Luke, non parce qu’elle ne lui plaisait pas mais parce que le lectorat visé était très jeune. Il m’a donc demandé si le projet m’intéressait et j’ai sauté dessus ! Mais j’ai eu la chance qu’il ne m’oblige pas à prendre un scénariste de son choix -ce qu’il aurait très bien pu faire- mais me laisse complètement libre. Il savait que je devais trouver mon western à moi, ce que j’ai fait.
Vous avez créé Cartland avec la scénariste Laurence Harlé. Comment l’avez-vous rencontrée ?
Mon frère, passionné comme moi de western, travaillait dans une boutique appelée Indian Trading Post, qui appartenait au mari de Laurence. Une boutique incroyable, à moitié hippie, à moitié consacrée aux indiens, dans laquelle on trouvait un tas de trucs. Mon frère essayait d’y jouer les vendeurs et de tenir un peu la comptabilité défaillante. Et il me dit : « la femme de mon patron est passionnée de cinéma, passionnée d’écriture, passionnée des indiens... » Et c’est comme ça que j’ai rencontré Laurence. On a parlé de Cartland dans un saloon à Gennevilliers ! Il y avait là-bas, à l’époque, une espèce de village western dans un no man’s land, entre des tours en béton. Un décor magnifique, d’ailleurs, mais hallucinant dans cet environnement et dans lequel personne ne venait, à part les petits gars des cités de banlieue environnantes. On est donc allé y boire un coup et parler de western. C’est comme ça qu’est né Cartland.
La profondeur psychologique et la dimension fantastique de Cartland, étaient nouvelles dans la BD western de l’époque. Cette série s’est arrêtée au bout de vingt ans avec un dixième et dernier album paru en 1995, Les Repaires du Diable. Vous arrive-t-il de regretter Cartland, qui fut une série culte ?
Oui, bien sûr. Bien sûr que je la regrette. Son arrêt était une drôle de décision, très difficile. Cartland, c’est carrément mon fils, c’est quelque chose que j’ai toujours porté. C’est Laurence qui l’a écrit, mais je le portais déjà en moi. Il y a tout mon univers, et j’avais déjà dessiné le personnage, son allure et son aspect, avant de connaître Laurence. Mais si j’ai pris cette décision de l’arrêter, c’est parce que j’avais une lassitude... C’est très difficile tout ça... Ma relation avec Laurence était compliquée : elle était très écorchée vive, avait beaucoup de problèmes avec notre éditeur qui ne la supportait pas... J’encaissais tout ça, et c’était un peu trop. J’ai besoin de calme et de sérénité, et là, j’avais beaucoup de mal. Aussi c’est à regret que j’ai dit : « j’arrête ». Laurence l’a bien sûr très mal pris, c’était très difficile pour elle... Et puis peu de temps après, on m’a proposé de reprendre La Jeunesse de Blueberry, donc ça a comblé une partie de ma frustration. Mais j’ai ce regret d’un personnage qui avait une vraie dimension, dans des décors et un univers qui me manquent graphiquement, c’est évident.
En 1991 paraît chez Dargaud le premier tome de ce qui sera une trilogie, Colby, et ce sera votre seule incursion en dehors de l’univers du western puisque Colby est un polar. Un polar que le grand scénariste Greg vous avait écrit sur mesure.
Oui, c’est tout à fait ça. J’ai commencé Colby justement quand j’avais une petite lassitude de Cartland : j’avais envie d’autre chose, d’une autre expérience. Beaucoup de choses ont changé, et les maisons d’édition aussi, mais on avait la chance à l’époque d’avoir table ouverte dans les restaurants qui entouraient Dargaud à Neuilly, et on se rencontrait beaucoup entre auteurs. Et avec Greg, on causait souvent de la BD qu’on aimait, et de la sienne particulièrement. Et à chaque fois, il me disait : « Ah ! J’aimerais tant qu’on fasse quelque chose ensemble ! » Et autour d’un verre, il m’a proposé une idée. Je lui avais suggéré une époque : les années 1940, après la guerre, et hop !, il a rebondi tout de suite et m’a trouvé cette série-là. J’étais ravi !
Pour la préparation du deuxième tome, Dargaud vous a payé un voyage de repérage à New-York, une ville que Greg connaissait bien.
On a eu cette chance de partir une semaine entière, tous frais payés, dans un très grand hôtel, et c’était super : il m’a baladé dans son New-York à lui. C’était un très beau moment. Notre relation était vraiment profonde et il m’a raconté beaucoup de choses sur sa vie, des choses intimes : il en était très ému. Et d’ailleurs le bouquin qui est sorti de ça, Le Soleil est mort deux fois, est sûrement l’un de ses meilleurs. Il était épanoui, avait trouvé une nouvelle jeunesse.
Colby ne se cantonne pas à New-York : il enquête aussi dans les grands espaces qui vous sont chers : était-ce un désir de dessinateur ?
Oui, c’était dans l’idée de départ. J’avais prévenu Greg que je n’était pas quelqu’un d’urbain et que je ne voulais pas me retrouver à dessiner des villes : je voulais un polar dans la pure tradition du genre, mais aussi un récit d’aventure, si possible dans les grands espaces, à l’extérieur. L’idée qu’il avait trouvé était que Colby avait son bureau de détective à New-York mais que ses enquêtes pouvaient ensuite l’emmener partout.
La série que vous dessinez actuellement, La Jeunesse de Blueberry, a été créée par Jean-Michel Charlier et Jean Giraud en parallèle de leur série mythique, Lieutenant Blueberry, dont j’imagine que vous étiez un lecteur, voire un fan.
Oui, bien sûr. Un fan total. Comme je le disais tout à l’heure, dans ma génération, tous les ados lisaient Pilote mais moi, la première page que j’allais chercher c’était Blueberry. Après, je lisais Gotlib... Mais j’ai toujours eu un rapport étrange avec Blueberry puisque, dès le début, j’avais envie de faire autre chose. Je ne me suis jamais considéré comme un élève de Jean Giraud, je n’ai jamais fait un dessin avec un de ses albums ouverts sous mes yeux : ce n’est pas du tout mon état d’esprit. Et c’est vrai que recevoir, des années après, la proposition de dessiner le personnage, c’est drôle. Je n’y aurais jamais pensé avant, et je ne sais même pas si je l’aurais acceptée.
Cette proposition, on vous l’a faite dans un hôtel d’Angoulême, pendant le festival. C’est Philippe Charlier (le fils de Jean-Michel Charlier) et Jean Giraud qui vous ont proposé La Jeunesse de Blueberry.
Oui. Cette série avait déjà été reprise par Colin Wilson, qui avait fait de très bons bouquins, le scénario ayant été repris, lui, par François Corteggiani. Je crois que c’est François qui, le premier, m’a appris que Wilson voulait arrêter pour retourner dans son pays, la Nouvelle-Zélande. Et à Angoulême, Philippe Charlier et surtout Jean Giraud sont allés plus loin en me demandant vraiment de reprendre la série. Giraud était tellement content que j’accepte que, quand on a repris le train ensemble pour rentrer à Paris, il a dû me raconter trois histoires de Blueberry pendant le trajet, tellement il débordait d’idées. Là aussi, c’est un beau moment pour moi. Et j’ai repris La Jeunesse de Blueberry sans stress, parce que je n’avais plus rien à prouver.
Il faut dire que Jean-Michel Charlier avait déclaré un jour : « Si je n’avais pas eu la chance de rencontrer Giraud, c’est avec Blanc-Dumont que j’aurais aimé me lancer dans la saga de Blueberry ».
C’est impressionnant de savoir qu’il a pu dire ça. Mais je porte le western en moi. C’est ma passion depuis toujours, c’est un univers que je connais très bien, sur lequel j’ai énormément de documentation... Ça fait partie de ma vie depuis longtemps. Je suis entré dans La Jeunesse de Blueberry de manière tout à fait normale. Mais j’ai tout de suite dis à Jean que je ne ferai pas du Giraud : il m’a dit « surtout pas ! » et m’a toujours laissé complètement libre.
Cartland était un western psychologique et baroque, La Jeunesse de Blueberry est un western classique, à l’ancienne. Il n’y a pas beaucoup de ressemblances entre ces deux séries.
Non, justement. Mais une chose me plaisait bien dans le fait de reprendre le personnage de Blueberry, c’est que ça me faisait revenir vers la grande aventure, celle que je dessinais déjà dans Colby. Et puis je pouvais faire mon Blueberry. En effet, la patte de Giraud est minime sur cette série-là : il a fait les trois premiers tomes dans un style esquissé, car ces récits n’étaient destinés au départ qu’aux suppléments estivaux de Pilote. Il y avait donc tout à faire. Après, Wilson est venu sur La Jeunesse de Blueberry, mais je pouvais tout à fait la mettre à ma main. Et en même temps, une chose m’intéressait beaucoup : entrer dans une série extrêmement populaire, une des sagas les plus énormes de l’histoire de la bande dessinée, et y amener ma patte, un peu de moi, tout en restant non pas fidèle au personnage mais très respectueux de celui-ci. À ce niveau-là, un personnage dépasse ceux qui l’ont créé : il a sa propre vie, notamment pour beaucoup de lecteurs. Cela doit se respecter.
Parmi vos influences il y a des auteurs de BD, comme Hergé, Hal Foster, Jijé ou Giraud évidemment, mais aussi des peintres du XIXe siècle : les pompiers et les peintres western.
Je trouve qu’il y a une filiation directe entre les grands peintres et les dessinateurs réalistes du XIXe siècle et du début du XXe et la bande dessinée réaliste. C’est la même tradition, la même manière de composer une image, d’avoir une narration dans la scène... Et les peintres western américains sont évidemment incontournables quand on aime le western.
Vous avez une passion pour le cheval, que vous avez pu exprimer par le dessin. Est-ce parce que vous aimez les chevaux que vous avez eu envie de faire de la BD western ?
On peut dire ça, au départ en tout cas. Quand j’étais aux Arts Appliqués, une période très riche et en même temps où je me construisais, je suis parti en vacances dans le Quercy, où j’ai découvert un ranch. Avec un copain, on partait des journées entières à cheval, complètement libres. Comme il y avait beaucoup de clients, on faisait ce qu’on voulait. Je partageais mes journées entre la monte et le dessin. Je dessinais les articulations des chevaux, leurs attitudes... Et ça m’a beaucoup appris. Découvrir comment on se tient sur un cheval, l’équilibre, l’équitation et aussi la construction de l’animal, son architecture à travers le dessin, ça a été un choc, un coup de foudre. Et je me suis dit : « si je pouvais passer ma vie à dessiner des chevaux, ça me plairait beaucoup ».
Indépendamment de votre métier de dessinateur, vous avez créé en 1981 l’Association Française du Quarter Horse (AFQH). À l’époque, vous possédiez deux des sept spécimens recensés en France. Aujourd’hui, on en compte près de 8000. Pouvez-vous nous présenter ce cheval ?
C’est la première race aux États-Unis, construite à partir du mélange de plusieurs races par les pionniers qui ont conquis l’Ouest américain. Dans les westerns, un cheval sur deux est un quarter horse. Maintenant, il y en a partout, là-bas. Quand je regardais les westerns américains, je me disais : « c’est marrant, ces chevaux bougent différemment des chevaux français. Ils ont une façon de se mouvoir très cool, il me font penser aux cowboys eux-mêmes, à leur nonchalance ». Un cheval ressemble à son cavalier : les chevaux espagnols ressemblent aux Espagnols... Il y a beaucoup de mimétisme. Quand je regardais à l’époque les westerns spaghetti -italiens mais tournés justement en Espagne-, je me disais que les chevaux qu’on y voyait avaient des allures très relevées, la tête en l’air : ce n’était pas des chevaux américains. C’est en cherchant à en savoir plus que j’ai découvert le quarter horse, et j’en ai très vite eu la passion. Mon épouse Claudine et moi sommes alors allés aux États-Unis, nous y avons connu des éleveurs, nous avons acheté un, deux, trois chevaux... J’en ai toujours deux à la maison. C’est resté une grande partie de ma vie.
Vous ne pratiquez pas l’équitation mais l’art équestre, le dressage. Vous avez même été champion d’Europe avec votre jument Sweetie.
C’est aussi une forme de caractère : quand on est perfectionniste comme on l’est dans la bande dessinée, on ne peut pas aborder un domaine sans essayer de le faire à fond, le plus rigoureusement possible. Ça correspond à mon état d’esprit. À défaut d’avoir les moyens d’en posséder un grand nombre, j’ai essayé que mes chevaux soient de la meilleure qualité de race ou de lignée, et d’aller le plus loin possible dans leur dressage.
Propos recueillis par Marc Dacier
(par Marc Dacier)
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Photos : Marc Dacier
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