Rappelons qui est Pascal Ory, pour le monde culturel en général et pour la bande dessinée en particulier. Il est le grand promoteur en France de ce qu’on appelle l’Histoire culturelle (il lui consacra un Que Sais-Je ?) que l’on pourrait définir comme une histoire sociale des représentations.
Il chronique la BD dès le début des années 1970. En bon spécialiste de la collaboration des intellectuels sous l’Occupation, il est un des premiers à documenter sérieusement la « légende noire » d’Hergé. On lui doit un ouvrage magistral : « Le Petit Nazi illustré » (Nautilus, 2022) préfacé par Léon Poliakov, qui parle du Téméraire, le seul illustré français vraiment nazi publié à partir de 1943. On lui doit une biographie définitive sur Goscinny (Goscinny (1926-1977) : La Liberté d’en rire, Perrin, 2007), un ouvrage marquant sur Charlie Hebdo (Ce que dit Charlie : treize leçons d’histoire, Gallimard, 2016) et des dizaines d’autres contributions où il croise la bande dessinée avec tous les registres de son étourdissante érudition. On lui doit surtout d’avoir vu apparaître sous sa direction des dizaines de thèses sur le 9e art. Bref, c’est un personnage considérable.
Le voici donc académicien. Il faut voir le cérémonial. Cela se passe Quai de Conti, sous la Coupole qui fait face au Louvre et à la Passerelle des Arts. On n’y entre pas sans montrer « carte blanche ». Un huissier vous introduit dans une sorte de rotonde ornée de fauteuils, située exactement sous le dôme que l’on voit de l’extérieur. À gauche, une tribune avec le maître de cérémonie, l’écrivain Erik Orsenna en habit d’académicien, accompagné du secrétaire perpétuel (elle insiste sur ce masculin), Hélène Carrère d’Encausse.
L’entrée est solennelle. La Garde Républicaine est au garde-à-vous, le tambour roule… Un à un les trente-neuf académiciens descendent les marches et s’installent autour du nouvel élu. À leur suite, parmi d’autres personnalités, l’autrice de BD Catherine Meurisse qui sera reçue solennellement à l’Académie des beaux-Arts le 30 novembre prochain.
Dans la salle, nous reconnaissons quelques visages : le Président du Conseil constitutionnel français Laurent Fabius, les anciens ministres Jean-Yves Le Drian et Hubert Védrine, la journaliste Anne Sinclair, l’éditeur Antoine Gallimard, revenu spécialement de la Foire du Livre de Francfort, Anne Goscinny et Aymar du Châtenet, les dessinateurs Jul et Martin Veyron, les critiques et historiens de la BD Benoît Peeters (qui a fait sa leçon inaugurale au Collège de France cette semaine, excusez du peu), Thierry Groensteen, Dominique Petitfaux arborant sa cravate de pataphysicien… D’autres sans doute.
Discours
Commencent les discours. Il y a d’abord les « remerciements » de Pascal Ory à ses pairs. Un discours -long, mais les Immortels ont l’éternité devant eux- virevoltant d’érudition où le nouvel élu fait l’histoire de la « Compagnie » et ironise sur le « maudit » fauteuil N°32, légende qu’en bon historien, il pulvérise en rappelant que son fauteuil bat le record de longévité de ses occupants : « Cinquante-trois ans de présence parmi nous pour Dangeau. Élu sans avoir rien publié – peut-être que ça conserve –, mais qui se rattrapera en tenant son journal – pour lequel on le connaît encore – pendant trente-six ans. Et, mieux encore, le record absolu, jusqu’à aujourd’hui : le maréchal de Richelieu, arrière-petit-neveu de notre cher Cardinal. Soixante-sept ans, huit mois et quatorze jours assis à ce même fauteuil. Successeur direct de Dangeau : ainsi, en l’espace de cent vingt ans, le fauteuil 32 n’aura-t-il été occupé que par deux titulaires. Pour un fauteuil maudit, ce n’est pas si mal… »
Non sans malice, il met 14 minutes à remercier son prédécesseur, c’est-à-dire le temps exact de retard -fait unique dans l’histoire de l’Académie- pris par François Weyergans avant de bien vouloir rejoindre l’assemblée au moment de son intronisation ! Il remarque que ce natif de Bruxelles est mort à 77 ans, âge où, selon le célèbre slogan que Karel Van Mileghem, le rédacteur en chef du Tintin flamand, Kuifje, inventa pour promouvoir son journal, on n’est plus assez jeune pour lire l’hebdomadaire du reporter à la houppe : « Né dans le pays de Tintin, François Weyergans ne pouvait que prendre à la lettre le slogan des « jeunes de 7 à 77 ans » : ayant enfin découvert en 2019 qu’à cet âge-là il cessait d’être un jeune, il ne pouvait que décider de mourir. » R.I.P.
Coming Out
Ce clin d’œil à la bande dessinée, Erik Orsenna ne pouvait pas ne pas le saisir. Interrogeant ses collègues sur la bonne opportunité d’inviter dans leur assemblée l’auteur d’un ouvrage « sulfureux », intitulé Jouir comme une sainte (2017), il se donne comme mission de faire remarquer « une tache au front de ce professeur par ailleurs émérite » : « Je rougis de le révéler. D’autant plus que je vais en profiter pour avouer une semblable, quoique bien moins savante, addiction. Si j’osais un anglicisme, peut être pardonné par le génie linguistique du terme : l’heure est venue d’un coming out. Arriver pour sortir. Donc révéler. Oui, je partage cette passion pour... la bande dessinée ! Gloire à elle ! Et gratitude ! »
Et de détailler l’ampleur de l’addiction : « Comme si Le Lotus bleu ou Le Sceptre d’Ottokar ou Les Cigares du Pharaon n’étaient pas, eux aussi, des LIVRES ! Des livres dignes de ce nom, c’est-à-dire des machines à explorer l’espace et le temps en même temps que d’incomparables professeurs. En tant que conteur et plus tard scénariste, je dois tout à Hergé, l’alliage du point de vue (à chaque instant préciser qui regarde et ce qu’il voit), de la rigueur narrative (l’enchaînement des scènes), et la liberté d’imaginer (oh le bonheur d’imaginer sans contrainte financière ou logistique telle ou telle séquence ! Oh le délice de calculer le coût d’une page, s’il avait fallu la filmer pour de vrai !). En d’autres termes, gloire à la B.D., au sens strict une véritable Science de la Fiction ! »
Et de rappeler que Pascal Ory fut pionnier dans la réception des thèses universitaires sur le 9e Art, de mentionner sa carrière de critique dans Lire et ailleurs, son ouvrage sur René Goscinny et l’ouvrage de référence qu’il dirigea chez Citadelles & Mazenod. Et puis sa qualité de président au Prix Cheverny de la bande dessinée historique au festival d’Histoire de Blois.
Vous imaginez que l’on ait pu entendre ça un jour, sous la Coupole ? Rien que pour cela, la réception de Pascal Ory parmi les Immortels est un moment historique.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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