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Pennac & Benacquista : « Face à Pinkerton, Lucky Luke devient pour la première fois un véritable Poor Lonesome Cowboy »

Par Morgan Di Salvia le 17 octobre 2010                      Lien  
Réunis à la demande de l’éditeur pour écrire un {Lucky Luke}, Daniel Pennac et Tonino Benacquista lui ont mis dans les pattes un adversaire coriace : Allan Pinkerton. Rencontre croisée, où les deux écrivains parlent de leur vision de l’homme qui tire plus vite que son ombre.

On sait que les repreneurs de Blake et Mortimer ont pour consigne de prendre « La Marque Jaune » comme album référence. Quel a été votre cahier des charges pour ce Lucky Luke ?

Pennac & Benacquista : « Face à Pinkerton, Lucky Luke devient pour la première fois un véritable Poor Lonesome Cowboy »
Tonino Benacquista
à Bruxelles en octobre 2010

Daniel Pennac : Il n’y en avait pas. À vrai dire, nous nous le sommes imposé. Si l’éditeur avait donné un cahier des charges, il n’aurait pas été plus sévère. A tous les points de vue, nous voulions rentrer le plus possible dans l’univers de Goscinny.

Tonino Benacquista : Il n’y avait pas d’album de référence. On avait beaucoup de souvenirs chacun de notre côté. Disons que les contraintes étaient minimes : c’est un justicier, à la fin de l’épisode, il redevient un cow-boy solitaire loin de chez lui,… Et puis on s’est imposé des fouraillages : de temps en temps, il fallait que Luke fasse preuve d’adresse avec ses colts.

Il s’agissait de respecter les archétypes de la série…

T.B. : C’est ça.

"Lucky Luke contre Pinkerton"
© Morris - Achdé - Pennac - Benacquista - Lucky Comics

Comment font deux écrivains comme Pennac et Benacquista pour écrire en laissant suffisamment d’espace à l’autre ?

T. B. : On se connaît depuis trente ans ! Lorsque j’ai une idée de roman, je lui en parle, on se soumet nos textes réciproquement. Nous avons une véritable habitude du dialogue sur la fiction. En ce qui concerne la place à l’autre, on peut dire qu’il n’y a pas de problème d’ego pour une raison simple : on collabore à une série. Le personnage existait avant nous, on s’en empare le temps d’un album, mais le personnage existera vraisemblablement après nous. Nous ne faisons que passer au service du cow-boy ! Avec cette précision qui est que l’on a aussi nos propres romans, nous ne sommes pas que scénaristes. Nos romans sont nos bébés, on n’a pas besoin de revendiquer notre style ailleurs. L’ego est beaucoup moins important. Ici on collabore, on est dans une entreprise commune, on essaie d’aller dans la même direction.

Un extrait de "Lucky Luke contre Pinkerton"
© Morris - Achdé - Pennac - Benacquista - Lucky Comics

D.P. : C’est particulier au travail en collaboration : à partir du moment où vous travaillez avec quelqu’un, il n’y a plus d’apport personnel. C’est-à-dire que dès que je vous apporte quelque chose et que vous vous en saisissez, ça devient une autre entité. Si on commence à jouer à la propriété privée, c’est cuit d’avance ! On lance une idée, et si l’autre s’en empare, elle devient nôtre, il l’améliore de son côté et la renvoie. Ça marche comme cela.

D’un point de vue de la méthode, l’un de vous est arrivé avec un argument de départ de l’album ? Vous aviez des séquences en tête ?

T.B. : Il nous a fallu beaucoup de temps avant de trouver le sujet. Beaucoup de choses avaient déjà été exploitées… Goscinny a marqué de manière indélébile le personnage. En cherchant un thème d’aventure, nous sommes tombés sur cette figure marquante qui était Pinkerton. À partir de ce moment, il a fallu se voir régulièrement pour faire le plan de l’album. C’est peut-être un peu étonnant de dire cela mais le scénario, ça n’est pas beaucoup d’écriture. Le roman est une affaire d’écriture, pas le scénario ! Le scénario, ce sont des recherches de situation et d’enchaînements entre les situations de manière à aboutir à un, deux ou trois actes. Ça passe uniquement par de la concertation, du brainstorming entre scénaristes. Le plan détaillé, avec le descriptif de chaque scène et les enchaînements, représente 80% du boulot. L’étape d’écrire tout cela sur du papier est en bout de course. C’est minime.

Etudes pour le personnage d’Allan Pinkerton
© Morris - Achdé - Pennac - Benacquista - Lucky Comics

D.P. : Je suis tout à fait d’accord avec Tonino, ça n’est pas de l’écriture. On construit un univers. À l’intérieur de cet univers, on trace une ligne anecdotique, on imagine les situations et les dialogues des bulles ne sont que des conséquences de la situation. Ce qui n’est pas du tout le cas d’une écriture romanesque. Dans le roman, l’écriture crée les situations. Donc le style, donc tout l’investissement personnel d’un individu dans son écriture.

Venons-en à l’album à proprement parler : j’ai senti une envie un peu malicieuse de déboulonner l’idole. Finalement, dans la majeure partie de votre album, vous mettez Lucky Luke à la retraite anticipée. Est-ce qu’il y avait de ça ?

D.P. : Oui et non. Il fallait le mettre en danger en tant qu’individu solitaire face à une institution comme Pinkerton. Tout le monde s’y laisse prendre, même le président Lincoln est dupe. Luke est cuit en tant que héros national crédible. D’un coup, il voit apparaître ce mastodonte et son organisation de détectives privés. C’était plutôt la lutte entre David et Goliath. Evidemment dans la première phase de la lutte, on a l’impression qu’il est écrasé, avant de se ressaisir. Je n’ai jamais cru à la modestie de Lucky Luke, c’est un faux modeste. Quand il dit « je suis un lonesome cowboy », il le dit parce qu’il n’a jamais eu de problème sérieux. Là, dans cet album, on voit qu’il est vexé et légitimement orgueilleux.

T.B. : On le met dans une situation où il est déclassé, il va ressentir une ingratitude par rapport à l’Etat. Il a toujours servi ses contemporains avec une certaine idée de la justice et là il se retrouve désavoué par le président Lincoln lui-même. Donc, Lucky Luke va peut-être devenir effectivement et pour la première fois un pauvre cow-boy solitaire. On aimait cette idée qu’il soit désavoué et en situation de dire : « voyez si pouvez vous passer de moi … »

Allan Pinkerton, qui endosse le rôle du rival dans cet album est un détective privé. Est-ce une réminiscence de votre passé à la Série Noire ?

D.P. : Oui, parce que la seule photo que l’on voyait dans les sous-sols de la Série Noire était une photo de Dashiell Hammett qui était en train de se faire emballer dans une voiture par les flics. Or, Dashiell Hammett avait été lui-même détective chez Pinkerton.

Recherches pour les agents Pinkerton
© Morris - Achdé - Pennac - Benacquista - Lucky Comics

T.B. : L’agence Pinkerton est plus célèbre que son créateur. Elle a engendré des générations de détectives privés. Quand on sait ce que représente le détective privé aux Etats-Unis, ça n’a rien à voir avec ce qui se passe en Europe. Là-bas c’est une réalité, même juridique. Il y a 40.000 agents Pinkerton en activité. Le personnage est un peu à l’origine du F.B.I. et de la C.I.A. Ca n’est pas un personnage incontournable du Far West comme Billy The Kid, mais il n’en a pas moins une importance majeure pour la police et le renseignement aux Etats-Unis. On s’est dit, un peu comme disait Hitchcock, si le méchant est d’envergure, l’aventure risque de l’être aussi. Là, je pense que Lucky Luke s’est trouvé un bon rival.

Effectivement, Pinkerton prend pas mal de place… Son leitmotiv, c’est la « tolérance zéro », et j’ai relevé qu’il prononçait au cours de l’album la fameuse phrase de George W. Bush « qui n’est pas avec moi, est contre moi ». Parlez-moi un peu de ce sous-texte politique…

D.P. : « Tolérance Zéro » n’est pas une référence à notre gouvernement actuel. Notre gouvernement actuel n’a rien inventé. Même pas dans le pire. C’était une phrase de Rudolf Giuliani. C’était le slogan de sa campagne lorsqu’il briguait la mairie de New York. D’ailleurs, ce fut la politique de Pinkerton lorsqu’il était shérif de Chicago. Il a éradiqué tous les gangs. Et pas tendrement.

T.B. : Le souci n’était pas de délivrer un message. Absolument pas. Je trouverais un peu vain et puéril d’utiliser le personnage de Lucky Luke à cette fin. Ce qu’on voulait faire, c’était porter la logique d’un personnage comme Pinkerton jusqu’au bout. D’une certaine façon, si ça fait écho à des situations actuelles, tant mieux. Comme le dit mon camarade Pennac : nos gouvernements n’ont rien inventé ! Il y avait déjà des espions à Rome. Mais, en aucun cas, on n’a voulu faire une charge sur la politique sécuritaire.

Mais ça avait un sens pour ancrer Pinkerton dans la réalité américaine…

T.B. : Bien sûr. A partir du moment où ce type veut ficher tous les américains, on en arrive à des situations extravagantes !

Est-ce que si on vous propose d’écrire un deuxième Lucky Luke, vous signez ?

Lucky Luke, vers de nouvelles aventures
© Morris - Achdé - Pennac - Benacquista - Lucky Comics

T.B. : Et bien… la réponse est oui ! On nous l’a proposé et nous sommes d’accord. C’est une expérience qui nous a beaucoup amusé. Nous ne faisons que passer, il y a eu quantité d’équipes avant nous, des génies comme Goscinny, et il y en aura après nous. C’est une sensation agréable que de recevoir une commande de ce type. Travailler dans la bande dessinée m’apporte une liberté que je n’ai pas toujours ailleurs. En une case ou une planche, je peux résumer trois cent pages.

D.P. : Cela faisait dix ans, et La Débauche avec Tardi, que je n’avais pas publié de bande dessinée. Alors quand l’éditeur de Lucky Luke nous a proposé à Tonino et à moi d’écrire ce scénario ensemble, j’ai été ravi. Seul, je ne suis pas certain que je l’aurais fait.

Pour finir, la question rituelle, quel est le livre qui vous a donné envie d’être un scénariste de bande dessinée ?

T. B. : Je ne pense pas que c’est un livre en particulier. Quand j’étais gosse, je me partageais entre deux styles et deux véritables créateurs : René Goscinny et Stan Lee. Les deux dans des domaines totalement différents, antinomiques, contradictoires ! J’étais exalté autant par l’un que par l’autre. Goscinny s’est focalisé sur trois héros avec une richesse et une truculence inégalées. Quand j’avais dix ans, ce que faisait Stan Lee rendait fous de joie les gosses dans la rue. Plus tard, c’est devenu complètement ridicule et désuet. Parler de super-héros c’était dire un gros mot. Jusqu’à ce qu’Hollywood s’en empare et que Spider-Man ou Iron Man redeviennent des héros pour le grand public. Moi, j’ai toujours voulu raconter des histoires de super-héros. Et chaque fois que j’ai proposé ça à un éditeur, on m’a ri au nez ! Ce sont les raconteurs d’histoires comme Goscinny ou Lee qui m’ont donné de l’envie de raconter des histoires à mon tour.

Les cahiers de Achdé, où mijotent les prochains personnages des nouvelles aventures de Lucky Luke
© Morris - Achdé - Lucky Comics

(par Morgan Di Salvia)

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En médaillon : Daniel Pennac. Photos © M. Di Salvia.

Toutes les illustrations sont © Lucky Comics, sauf mention contraire.

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6 Messages :
  • L’étape d’écrire tout cela sur du papier est en bout de course. C’est minime.

    Je suis tout à fait d’accord avec Tonino, ça n’est pas de l’écriture. On construit un univers (…) et les dialogues des bulles ne sont que des conséquences de la situation. Ce qui n’est pas du tout le cas d’une écriture romanesque. Dans le roman, l’écriture crée les situations.

    Mais l’écriture de bande dessinée ne s’arrête pas à la rédaction des dialogues, messieurs… Et elle peut générer, là aussi, des situations, chez les auteurs les plus brillants…

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    • Répondu par Will le 18 octobre 2010 à  07:37 :

      Eh bien moi, je suis déçu par cet album ! Depuis la mort de MORRIS, je ne m’y retrouvais plus trop (en fait, ça faisait déjà un moment que je n’accrochais plus trop les wagons. A peu près depuis le départ de la série des éditions DARGAUD)

      Pourtant, j’espérais beaucoup de PENNAC et BENACQUISTA. J’adore tout ce que fait PENNAC côté littérature et j’ai d’excellents souvenirs de sa collaboration avec TARDI sur l’album "La débauche". En ce qui concerne BENACQUISTA, j’ai bien aimé "La boîte noire" et je trouve très réussies ses deux collaborations aux scénarios de Jacques AUDIARD ("Sur mes lèvres" et "De battre mon coeur s’est arrêté").

      Malheureusement, tout cela n’est finalement pas un gage de réussite et l’art de la BD est beaucoup plus compliqué qu’on ne le pense ! Cet album "Lucky Luke contre Pinkerton" est plutôt moyen. Tout d’abord, en ce qui concerne le dessin, cet album est très inégal. Autant la première de couverture et la page de titre parraissaient prometteuses, autant, par la suite, j’ai eu l’impression de voir le dessin de BD style "CRS=détresse", "Les gendarmes" ou "Les fonctionnaires" ... vous savez, les BD qu’on trouve aux éditions BAMBOO par exemple.
      Pour le scénario, ce n’est pas aussi catastrophique mais, franchement, ça ne casse pas trois pattes à un canard ! Un scénario très linéaire, sans surprise et aux gags à peine drôles. Alors que Lucky Luke est une BD qui peut être lue de 7 à 77 ans, j’ai eu l’impression de lire une BD faite uniquement pour enfants de maternelle. Grosse déception !!!
      Ca reste finalement et malheureusement dans la même lignée qu’Astérix ou que les Schtroumpfs ! Comme quoi, HERGE avait raison, après la mort de l’auteur, il vaut mieux arrêter la série !

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      • Répondu le 18 octobre 2010 à  12:49 :

        Normal que ça rappelle crs=detresse, c’est le même dessinateur.
        Achdé s’en sort pas trop mal, je trouve. Passer derrière Morris, c’est pas de la tarte.
        après, l’album est pas trop mal sans plus.

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        • Répondu par Oncle Francois le 18 octobre 2010 à  18:05 :

          Scénaristiquement, l’équipe en place s’en sort très bien si vous voulez mon humble avis. Les contraintes gosciniennes ont été respectées. Un certain suspens, une histoire originale, un personnage réel de l’histoire mythique des Etats-Unis, les Dalton évidemment, mais on les voit assez peu finalement, beaucoup d’humour assez fin (peu de gros gags en fin de compte, mais un sourire permanent). Pour le dessin, je trouve la prestation de Monsieur Achdé très inégale. S’il s’en sort bien dans l’ensemble, il est clair que certaines cases n’auraient jamais été dessinées ainsi par Morris (cadrage, composition, attitude du mouvement) ; à croire qu’il y a eu deux dessinateurs dans l’album, ce qui peut-être gênant, mais pas dramatique.

          En conclusion, donc, j’estime ce Lucky Luke plus réussi que ceux des vingt dernières années, mais aussi plus sympathique à lire que le dernier Michel Vaillant, B&M, Tintin, Ric Hochet. C’est dans les vieilles marmites que les bons cuisiniers font les meilleurs plats, c’est connu. Je vous invite à le déguster avec moi, mes bons amis !

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  • Verdict : Bof

    L’histoire ne fait pas rire une seule fois, aucune trouvaille, juste une vaine tentative d’appliquer une vieille recette, mais sans talent (à défaut de génie, n’est pas Goscinny qui veut). Bref on voit bien un travail effectué, mais pas plus.

    Le dessin donne l’impression d’un ersatz de Morris tacheronné par les éditions Bamboo. La plupart des plans ne tiennent pas, les tronches sont soit pompées directement chez Morris, soit ratées, et l’ensemble des deux n’est vraiment pas heureux.

    Je pense que chez Lucky Comics ils devraient plus bosser les albums plutôt que tout baser sur la campagne de com’ de lancement, on voit Pennac partout faire son petit numéro, mais on ne voit Lucky Luke nulle part.

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  • Cette bd est baclée au niveau du dessin. Si Achdé sans tire relativement bien au niveau des personnages, ses décors sont minimalistes et baclés ..

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