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Sylvie Roge et Olivier Grenson 1/2 ("La Fée assassine") : « Si les mots installent progressivement le caractère des personnages, les images dévoilent leur intériorité »

Par Charles-Louis Detournay le 9 février 2022                      Lien  
2021 a été chargé pour Olivier Grenson : en début d'année, il a publié "La Fée assassine", un superbe roman graphique aussi émouvant qu'interpellant. Une première, car le dessinateur s'est ici associé à sa propre épouse, Sylvie Roge, qui a livré là un premier récit extrêmement poignant. Comme nous avons déjà évoqué cet album lors de sa sortie, nous revenons aujourd'hui sur les coulisses de ce récit, sur les intentions des auteurs et sur la façon dont leur collaboration s'est mise en place.

Sylvie, j’imagine que cette envie d’écriture vous taraude depuis longtemps ?

Sylvie Roge : Oui, je me passionnais déjà pour l’écriture avant de rencontrer Olivier il y a 32 ans. Durant toutes ces années, je me suis consacrée à ma carrière dans le milieu médical, tout en maintenant cette passion comme un hobby. Il faut du temps pour qu’une histoire mûrisse. Le manuscrit de La Fée assassine est resté longtemps sur ma table de travail. Je le relisais régulièrement en prenant du recul. J’y ajoutais de temps à autre un élément, un peu comme un puzzle auquel on rajoute progressivement des pièces.

Vous portiez ce récit en vous ?

SR : J’ai surtout travaillé la psychologie de mes personnages, afin qu’ils soient solides et bien ancrés, que le lecteur puisse ressentir les sensations et les sentiments que je voulais faire passer en dépit de la dureté du récit. Je souhaitais également mettre l’accent sur une relation atypique entre une mère et ses enfants. Ce sujet n’est pas souvent évoqué dans notre société. Peu de gens osent d’ailleurs aborder le fait de ne pas avoir envie d’un enfant ou le fait que celui-ci arrive au mauvais moment de la vie car un tel événement peut être terriblement dévastateur.

Cette grossesse non-désirée se complique par le fait que cette mère accouche de jumelles. Vous montrez que l’une pouvait être tolérée, mais pas l’autre ?

SR : À mes yeux, la gémellité était aussi intéressante graphiquement que scénaristiquement parlant. Même en se ressemblant physiquement, Tania et Fanny ont chacune leur propre psychologie et leur propre réaction face à une mère qui tente de les déstabiliser et de détruire leur complicité. Cet amour et cette complicité qu’elle jalouse tant.

Sylvie Roge et Olivier Grenson 1/2 ("La Fée assassine") : « Si les mots installent progressivement le caractère des personnages, les images dévoilent leur intériorité »
Extrait de La Fée Assassine
Olivier Grenson, Sylvie Roge © Le Lombard

On pense souvent que les personnes peuvent être méchantes par volonté. Là, vous démontrez une méchanceté née d’un manque d’amour…

SR : Je voulais malgré tout que le personnage de cette mère soit humain et identifiable. Que l’on puisse sentir ses fêlures, ses cassures, ses désillusions même si on ne peut lui pardonner sa dureté et sa cruauté. La tristesse peut effectivement parfois rendre les gens aigris et les rendre capables des pires atrocités.

Cette histoire est-elle née de vos expériences de vie professionnelle antérieure à l’écriture ?

SR : En effet, j’ai évolué vingt ans en gynécologie et en pédiatrie. J’ai eu la chance de rencontrer beaucoup de mamans et de futures mamans. Durant les neuf mois que dure une grossesse, une véritable relation s’instaure. C’est l’occasion pour ces femmes d’évoquer leurs doutes et leurs craintes, ce qui a indubitablement inspiré mon écriture… Même si aucune de mes patientes ne s’est jamais rapprochée des personnages de La Fée assassine. Et puis, en se plongeant dans l’écriture d’un récit, on laisse toujours une trace de soi…

Olivier et moi n’avons pas eu d’enfants, on peut dès lors considérer que cet ouvrage est notre bébé de papier. Il y a des craintes personnelles qu’on projette, et qui donnent lieu à quelques séquences assez marquantes dans le récit semble-t-il, car beaucoup de lecteurs me parlent de cette scène traumatisante vécue chez le coiffeur.

Vu votre connivence, avez-vous d’emblée écrit pour Olivier ?

SR : Non, j’ai d’abord écrit toute la trame globale de mon récit, sans envisager la forme finale que cela prendrait. Ensuite, je me suis rendu compte que l’impact graphique des jumelles passerait bien en bande dessinée. Olivier m’a alors conseillé de découper moi-même le récit, pour préserver mes intentions initiales. Je ne m’étais jamais initié au découpage ; c’est un véritable métier ! Après avoir travaillé consciencieusement dans mon coin, je lui ai montré le résultat. Il m’a proposé de le storyboarder afin que je puisse me rendre compte de ce que cela pouvait donner. En travaillant dessus, il s’est attaché à l’histoire et aux personnages. Notre complicité depuis autant d’années lui a permis de dessiner les protagonistes comme je les imaginais : il arrivait à concrétiser d’emblée ce que j’avais envisagé.

Olivier Grenson : Je voulais trouver aussi une particularité dans le physique des deux jeunes filles : j’ai alors pensé à des cheveux très blonds, qui rappellent le film du Village des damnés, ce qui apportait une identification graphique immédiate. Dans le même registre, Sylvie m’a poussé dans ce graphisme sépia ponctuée d’éléments rouges. Ce qui confère un aspect d’emblée reconnaissable à l’album.

"La Fée Assassine" par Sylvie Roge et Olivier Grenson
© Le Lombard

Qu’est-ce qui vous a poussé à choisir cette ambiance graphique, Sylvie ?

SR : Je souhaitais une atmosphère assez sobre en général, et ce rouge est presque devenu un personnage dans l’histoire. Il fallait que cette teinte joue le rôle de fil conducteur par le biais des manteaux, des ballons et vienne percuter le lecteur jusqu’à la fin de l’histoire.

OG : Ce qui renvoie à la symbolique du rouge, que l’on peut trouver dans les contes comme Le Petit Chaperon rouge. J’avais rapidement ressenti cette perspective de conte moderne dans l’histoire de Sylvie.

Cette référence aux contes est importante à vos yeux ?

OG : Certainement plus pour moi que pour Sylvie. Le titre ouvre d’emblée une porte dans cette direction, et je voulais appuyez cette connexion de manière cohérente. On retrouve d’ailleurs cette idée d’histoires racontées à nos jeunes héroïnes par leur tante, la symbolique de la marâtre que certains pourraient retrouver dans la mère. Je trouvais donc intéressant de faire intervenir ces références dans les rêves et cauchemars des enfants, entre autres via cette relation entre l’image de la belle-mère de Blanche-neige et celle de leur mère, qui joue comme un déclic dans leur esprit. Cela ajoute à la complexité de la psychologie des enfants, qui ne peuvent se départir d’un regard bienveillant envers leur mère. Les filles vont de toute façon tout pardonner à leur mère. Ce qui n’est pas du tout réciproque.

Cette double-page du rêve dans La Fée assassine rappelle un traitement équivalent dans La Douceur de l’enfer. Est-ce que ces parties oniriques du récit vous permettent de mieux dévoiler les personnages à vos lecteurs, tel un miroir de l’âme ?

OG : En effet, je désire montrer par le dessin des éléments plus compliqués à évoquer en quelques mots.

SR : En quelques cases, on parvient à expliquer les peurs et les craintes qu’elles ressentent au contact de leur mère.

OG : Selon moi, il s’agit du bon cheminement pour créer des émotions. Un dessin va révéler toute une série de choses qui sont propres à chacun. Chaque lecteur va se faire son idée de ce que le conte et le cauchemar peuvent évoquer. Car nous avons tous absorbé l’histoire de Blanche-neige à notre manière.

Comment avez-vous réfléchi au format et à la pagination ? Car ce récit est tout de même très dense !

OG : Cela ne m’a pas rebuté, au contraire ! Je désire vraiment travailler sur des one-shots, des histoires où l’on met en place toutes les intentions jusqu’au bout, sans laisser de côté des éléments que l’on pourra développer peut-être une prochaine fois. Le nombre de pages ne m’effrayait donc pas, mais j’apprécie que l’on séquence le récit en chapitres, afin de proposer un rythme de lecture. Cela permet de créer des pauses et des ellipses sans nécessairement tracer des liens sur la totalité de l’album. Ce qui correspondait d’ailleurs au travail de Sylvie, car elle avait écrit en « moments », chacun de ceux-ci révélant un sentiment du personnage principal. Et nous avons vécu un chouette partage lors de l’adaptation en commun de son scénario, lorsqu’il a fallu réfléchir ensemble si nous devions rajouter ou retirer une planche à tel chapitre ou un autre. Le choix de la double-page pour présenter le cauchemar en est un bon exemple.

Vous avez travaillé dans un format un peu plus petit que d’habitude ?

OG : Peut-être un peu plus réduit que celui de Niklos Koda, mais pas tellement, même si le format de l’album est pour le coup nettement inférieur. Mon idée initiale était de réaliser une mise en couleurs directe sur un crayonné, sans encrage. Je souhaitais un lavis très simple et monochrome, mais comme je ne voulais pas perdre la force du trait initial, je suis repassé au crayon sur les premiers traits après la couleur, afin de conserver les matières et apporter un grain particulier à l’histoire. Les couleurs sont donc travaillées essentiellement au lavis, du gris froid au gris chaud, sur laquelle je viens poser çà et là de l’aquarelle. Quant aux touches de couleurs, c’est parfois le crayon qui la donne en reprenant sa matière, ou alors j’ajoute de petits points d’acrylique.

Je voulais maintenir une matière et une vibration particulières au dessin. Une douceur se maintient tout au long de l’album, en regardant les planches de loin. Mais en se plongeant dans l’histoire, un contraste se crée avec le ton du récit. À l’image du titre qui est un oxymore : deux éléments qui s’opposent normalement, mais qui ici se renforcent. Comme la forme du dessin pour ce scénario dans ce cas.

Sylvie Roge et Olivier Grenson
Photo : CL Detournay.

J’imagine que vous allez encore travailler ensemble ?

SR : : Pour ma part, je suis dans les starting blocks pour le prochain, car j’ai dans mes tiroirs d’autres histoires qui ne demandent qu’à en sortir. Mais Olivier a d’autres projets entretemps.

OG : Cela fait effectivement plusieurs années que je travaille sur un second scénario, après La Douceur de l’enfer, et je pense avoir suffisamment mûri le récit pour me lancer. Ce n’est pas évident, car je me retrouve à nouveau seul aux commandes. Mais d’un autre côté, c’est complètement différent de dessiner ce qu’on a envie de dire, plutôt que d’adapter le scénario de quelqu’un d’autre même si je me projette dans les personnages. Sans omettre le partage que nous avons eu tous les deux, qui a été magnifique ! Mais j’ai besoin d’avancer sur ce projet…

Pour ma part, il y aura eu une période précédant le XIII Mystery et une toute autre approche pour ce qui suit cet album avec Jean Van Hamme : je désire me remettre en question à chaque album. Qu’il s’agisse de la narration ou de la technique graphique, car sur ce projet actuel, le rapport fond/forme se rejoint à l’enjeu technique. Et l’histoire est également rédigée en fonction de ce que je vais pouvoir réaliser au niveau du dessin. Impossible donc de les dissocier.

Demain, la suite de cette interview..

Propos recueillis par Charles-Louis Detournay.

(par Charles-Louis Detournay)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN : 9782803676200

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