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Tetsuo Hara (Hokuto no Ken) : « le métier d’éditeur ne doit pas se cantonner à cette recherche effrénée du nouveau phénomène qui fera immédiatement sensation »

Par Aurélien Pigeat le 6 août 2013                      Lien  
Invité d'honneur de Japan Expo 2013, Tetsuo Hara témoigne d'une longue carrière durant laquelle il fit d'abord les beaux jours de Shueisha avec Hokuto no Ken avant de donner à son œuvre une nouvelle orientation, plus historique, sous la houlette de Ryu Keiichiro. Ce qui l'a conduit à quitter la maison d'édition pour voler de ses propres ailes.

Graphiquement, votre style est naturellement identifiable. Il a même immédiatement influencé de jeunes mangakas débutants, comme Hirohiko Araki dans ses premiers récits des années 1980. Pourtant, ce style s’inscrit dans une histoire du manga. Quels sont les dessinateurs qui vous ont influencé et pourquoi ?

Si je remonte à mon enfance, je peux dire que j’ai toujours voulu devenir mangaka. Tout jeune, je passais mon temps à dessiner des gens qui se battaient : pour moi, le combat primait avant tout ! C’est donc le point de départ de ce style que j’ai développé : dessiner ces affrontements.

Tetsuo Hara (Hokuto no Ken) : « le métier d'éditeur ne doit pas se cantonner à cette recherche effrénée du nouveau phénomène qui fera immédiatement sensation »
Hokuto no Ken
© Tetsuo Hara

À cette époque toutefois, dans les mangas qu’on lisait enfant, on n’avait pas vraiment de dessins réalistes. Mais s’est développé, en même temps que je grandissais, un phénomène dans le manga avec des dessins visant à un plus grand réalisme, tendant à devenir plus proche de la peinture, plus proche de l’art. Ce n’était plus tellement manga, du moins pas vraiment le style manga de l’époque [1]. Un dessin des visages notamment plus proche de la réalité, dans un style presque photographique.

Beaucoup d’artistes de cette époque constituent le socle qui m’a inspiré. Ça a commencé avec Shotaro Ishinomori [2], puis Chiba Tetsuya [3], et enfin Akatsuka Fujio [4], au niveau des gags et du côté humoristique. C’est tout ce mélange, qui m’a fait moi en fin de compte, qui m’a formé.

Y a-t-il également une influence de la bande dessinée étrangère ?

Oui, bien sûr, il y a de l’influence étrangère. Quand j’étais lycéen, je fréquentais une école de design, et à côté de cette école il y avait une librairie qui vendait des comics, américains et autre. Et il y a deux illustrateurs qui m’ont influencé : Neal Adams [5] et Frank Frazetta [6] qui sont deux illustrateurs qui constituent des références absolues. Ce que j’identifie comme « style réaliste », ça vient aussi et surtout de là en effet.

D’un autre côté, on peut aussi observer, discrètement, certaines parentés avec Moebius, du fait des liens tissés entre son œuvre et celle de Katsuhiro Otomo dont l’influence sur mon travail fut très importante.

Outre ce qui concerne l’univers d’Hokuto no Ken, vous avez développé plusieurs histoires autour de personnages historiques, notamment autour des périodes Sengoku et Edo (Hana no Keiji d’abord puis, plus récemment, Ikusa no Ko). D’où vient cet intérêt pour l’histoire et ses grands personnages ?

Keiji, manga de Tetsuo Hara inspiré du roman historique Hana no Keiji de Ryu Keiichiro
© Casterman/Tetsuo Hara

Lorsque j’ai débuté, je voulais dessiner des histoires telles que celles que j’ai réalisées dans Hokuto no Ken. Cette série a bien fonctionné, l’univers a pris de l’ampleur au Japon et j’y ai mis toute mon énergie. Et puis il arrive un moment où une histoire arrive vraiment à son terme. Et quand Ken s’est terminé, pendant un moment j’ai pensé arrêter. Je me disais que c’était bien ainsi, que j’avais réalisé ce que je voulais réaliser. J’étais satisfait du résultat, et surtout je ne savais plus trop quoi faire d’autre finalement. J’ai beaucoup discuté avec celui qui est mon actuel patron, et qui était mon responsable éditorial à l’époque, et il m’a convaincu qu’il fallait absolument que je continue dans cette voie.

C’est à ce moment que j’ai rencontré M. Ryu Keiichiro, l’auteur de Hana no Keiji, le livre à l’origine de mon manga. C’est cette rencontre avec Ryu sensei qui m’a redonné envie de faire du manga, de raconter des histoires. Grâce à Ryu sensei j’ai redécouvert cet univers de l’époque Sengoku. Ken, c’était l’histoire d’un homme qui se bat pour protéger les gens. Et au final, l’ère Sengoku c’est ça : le bushido de l’époque, cet esprit des guerriers, c’est protéger sa patrie, défendre son pays. Vivre au jour le jour, se dire que peut-être le lendemain on mourra à la bataille, mais entretemps donner son maximum. C’est le genre d’histoires qui m’attiraient, et donc naturellement, et grâce à la rencontre avec Ryu sensei, je me suis mis à adorer ces personnages historiques, à me concentrer sur ces histoires, sur ces hommes avec des vies si particulière, sur cet état d’esprit de guerrier qui ressemblait à l’état d’esprit de guerrier qu’on pouvait voir dans Ken.

Et il y a aussi une réalité tristement terre à terre. Quand j’ai commencé Ken, j’avais 22 ans. J’ai fini Ken, peut-être quatre ans plus tard. Vous imaginez bien : je n’étais pas trop au courant de la fiscalité et de ce genre de choses. Au début, je me suis dit que je gagnais de l’argent, que cela continuait à rentrer et que je pourrais continuer à manger jusqu’à la fin de mes jours. Et puis, les impôts sont venus, tirant 80% des bénéfices, et je me suis rendu à l’évidence : il fallait que je continue à travailler ! Il y avait donc aussi une réalité financière quotidienne qui était là aussi.

Cela s’est donc combiné avec cette rencontre majeure avec Ryu sensei. L’histoire n’était un domaine qui m’intéressait particulièrement enfant ou adolescent. Lorsque j’ai rencontré Ryu sensei à 27 ans, ce fut une (re)découverte, et je me suis plongé dans les études d’une certaine manière. C’est ça qui a relancé ma passion pour le manga, mon envie d’en faire à nouveau.

Jeune, je ne savais pas du tout ce que je voulais faire de ma vie, assez naturellement après tout, je ne me préoccupais pas vraiment du sens à donner à mon existence. Et cette rencontre m’a permis de réfléchir, d’explorer la vie d’autres hommes, de grands hommes, de découvrir ce qu’ils avaient fait de leur existence, de prendre conscience des réalisations importantes produites par ces personnes. Cela m’a mené vers une sorte d’auto-réflexion : qu’est-ce que je veux faire moi, et comment je peux le faire ? Dire que ça m’a remis dans le droit chemin serait exagéré, mais au moins cela m’a-t-il donné une raison de continuer de faire du manga, avec une signification nouvelle.

Ikusa no Ko, la dernière série en date de Tetsuo Hara, revient sur le personnage historique de Nobunaga
© Tetsuo Hara

Pour poursuivre dans le domaine économique que vous avez abordé : vous avez racheté les droits de vos œuvres à votre ancien éditeur, Shueisha. Pourquoi l’avoir fait et que cela vous a-t-il apporté ? Et quand vous regardez l’état actuel du marché au Japon, la situation des auteurs et des éditeurs de manga, estimez-vous avoir fait le bon choix ?

Tandis que Testsuo Hara répond à la question, un de ses « accompagnateurs », installé dans le fond de la salle d’interview, l’interpelle. S’ensuit un bref échange. Le traducteur nous explique que la discussion porte sur les chiffres, financiers, donnés par Tetsuo Hara lorsqu’il évoque les bénéfices actuels qu’il retire du choix effectué de racheter les droits de ses œuvres.

Ce fut la meilleure décision que j’ai prise dans ma carrière. Économiquement parlant, c’est un grand succès. Grâce à cela je vis très bien et mon entreprise fait environ 500 millions de Yens de bénéfices par an [7]. Donc, je suis extrêmement satisfait de cette décision, et je n’éprouve aucun regret à ce sujet. Je peux quotidiennement me féliciter de l’avoir prise.

Alors qu’il évoque à présent ses relations avec Shueisha et les conditions de son départ, son accompagnateur intervient une nouvelle fois, se levant depuis l’arrière de la salle d’interview, pour venir au-devant de Tetsuo Hara et engager une conversation animée avec lui et avec le traducteur. Le traducteur nous explique ensuite en riant que le jeune homme lui a finalement demandé d’être diplomate dans les formulations employées, d’atténuer les expressions utilisées par Tetsuo Hara, qui s’en est pris violemment à Shueisha.

Chez Shueisha, il y a un roulement très important des auteurs puisqu’il y a sans cesse des jeunes qui veulent entrer, qui arrivent chez l’éditeur. Le problème, c’est qu’avec ce système, on ne prend pas soin des auteurs, anciens, en place ou arrivant. Ceux-ci sont comme des fantassins, en première ligne, et on peut se sentir parfois comme sacrifié. Sans parler du fait que l’argent gagné par l’entreprise se trouve réinvesti dans l’immobilier.

Avec l’âge, mes amis et moi [8] avons eu le sentiment qu’on allait être définitivement mis sur la touche. C’est à ce moment-là qu’on a choisi de se séparer. On en était arrivé à un moment clef de notre vie où manifestement nos objectifs et ceux de l’entreprise n’étaient plus du tout les mêmes.

Ikusa no Ko, débuté en 2010 au Japon mais encore inédit en France, compte trois volumes à ce jour.
© Tetsuo Hara

Au Japon, dans le domaine du manga, il y a un réel phénomène d’abondance, couplé à la recherche permanente de l’œuvre originale, de la nouveauté qui deviendra synonyme d’immense succès, de de ce qui sera, un temps, de manière éphémère finalement, à la mode. À rebours de cela, c’est finalement à nous les auteurs de prouver aux éditeurs qu’il y a au contraire une nécessité à prendre soin des auteurs, que le métier d’éditeur ne doit pas se cantonner à cette recherche effrénée du nouveau phénomène qui fera immédiatement sensation ; mais qu’être éditeur, c’est aussi s’inscrire sur le long terme avec des professionnels avec qui l’on a déjà travaillé et à qui l’on peut redonner des chances de publier, en les laissant faire ce qu’ils ont envie de faire [9]. C’est un peu dans ce cadre que s’est inscrite ma démarche de rachat de mes œuvres.

(par Aurélien Pigeat)

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Lire la présentation de la carrière de Tetsuo Hara à l’occasion de sa venue en France, dans le cadre de Japan Expo

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[1Tetsuo Hara fait ici allusion au Gekiga, courant à l’origine d’un renouveau profond au sein du manga à partir des années 60. Parmi les auteurs associés au Gekiga, mentionnons Kazuo Koike qui fonda une école dans laquelle Tetsuo Hara se forma.

[2Considéré comme le successeur d’Osamu Tezuka, Shotaro Ishinomori participa à l’essor du shonen avec des titres comme Kamen Rider, Cyborg 009, Hokusai ou encore Sabu et Ichi, respectivement publiés chez Isan Manga, Glénat et Kana.

[3Géant du manga, Chiba Tetsuya est surtout connu pour le manga culte sur la boxe, Ashita no Joe, publié en France par Glénat.

[4Humoriste majeur des années 1950 à 1970, Akatsuka Fujio est méconnu en France, ses œuvres n’y étant pas éditées.

[5Dessinateur de comics renommé pour son style réaliste, ayant officié dans les années 1960 et 1970 aussi bien chez DC que chez Marvel.

[6Dessinateur de comics et illustrateur de la même période, il se distingue par son travail autour de la science-fiction et de la fantasy qui l’ont amené à illustrer des ouvrages comme Conan le Barbare, Tarzan ou John Carter, héros avec lesquels ceux de Tetsuo Hara entretiennent une certaine parenté avec ceux.

[7environ 3,8 millions d’euros

[8Tetsuo Hara semble faire ici allusion à son ami Tsukasa Hōjō, auteur de City Hunter notamment. Ce dernier quitta lui aussi le giron de Shueisha, en 2000.

[9On peut observer que d’une certaine manière Shueisha semble avoir entendu ce type de critique puisque l’on observe depuis quelques temps un soutien apporté par l’éditeur, dans le Jump, à cettains auteurs ayant prouvé leur valeur et soutenus dans un nouveau projet. Ce fut le cas de Shimabukuro avec Toriko, et plus récemment de Matsuei pour Assassination Classroom

 
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