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Thierry Laroche (Gallimard BD) : "Nous avons, en dix ans, publié 181 titres, conçus par 94 auteurs de 12 nationalités différentes."

Par Didier Pasamonik (L’Agence BD) le 17 février 2016                      Lien  
Thierry Laroche était d'abord éditeur chez Gallimard Jeunesse avant de convertir cet éditeur à la bande dessinée. Il nous raconte les dix ans de ce label qui vient de remporter le Prix du Meilleur album de l'année à Angoulême 2016.
Thierry Laroche (Gallimard BD) : "Nous avons, en dix ans, publié 181 titres, conçus par 94 auteurs de 12 nationalités différentes."
Klemzer de Joann Sfar.

Qu’est-ce qui a décidé Gallimard à faire de la BD ?

Gallimard Bande dessinée est une émanation de Gallimard Jeunesse. Nous avons toujours eu le goût des histoires et du dessin, il n’y avait aucune raison de renoncer à la possibilité d’organiser tout ça en séquences. L’ouverture à la bande dessinée était naturelle, avec le sentiment que nous avions beaucoup de choses à faire dans le domaine et que nous allions bien nous amuser. Ça répondait aussi aux envies de certains de nos auteurs. C’était le bon moment.

Cela aurait pu intervenir plus tôt, Pierre Marchand [1] le créateur de Gallimard Jeunesse, était un amateur de BD. On lui doit Un Opéra de Papier de E-P. Jacobs...

En effet, et c’est un livre que nous avons toujours au catalogue, avec une couverture de Tardi. Pierre Marchand, fondateur de Gallimard Jeunesse, et Hedwige Pasquet, notre actuelle PDG, étaient allés rendre visite à Jacobs dans sa demeure du Bois des Pauvres. C’était passionnant et festif, ils en avaient gardé un souvenir ému. Je sais que Pierre Marchand aimait la bande dessinée et avait formé certains projets, mais il a fait des milliers d’autres choses à la place et j’imagine qu’une vie ne pouvait suffire à ce formidable créateur.

Le Petit Prince, dans la version de Joann Sfar

Quel a été le rôle de Joann Sfar à vos débuts ?

Très important. Il a créé pour nous la collection Bayou, il a fait venir chez Gallimard des auteurs, il m’a appris un nombre incalculable de choses sur la bande dessinée. Il a aussi signé chez nous de nombreux livres -15 en 10 ans- qui ont fait en bonne part l’identité du catalogue.

Vous aviez défini une norme de collection -cartonné, format roman, le format "Bayou"- qui a été votre signe distinctif à vos débuts. Cela a évolué, pourquoi ?

L’objet Bayou, inspiré des carnets de Joann Sfar pour Klezmer, a été une réussite. Il n’a pas changé et continue à mon sens d’être idéal pour accueillir un roman graphique d’une centaine de pages en couleurs. Parallèlement, nous fabriquons d’autres formats, d’autres paginations, d’autres reliures, pour correspondre le mieux possible aux projets des auteurs. Par exemple, quand Frederik Peeters m’a raconté sa science fiction, Aâma, avec ses vaisseaux de l’espace et ses paysages grandioses, le très grand format, le carton et le pelliculage brillants se sont imposés. Pour les livres culinaires de Guillaume Long, À boire et à manger, il fallait aussi le grand format, mais la souplesse de la couverture et l’aspect mat convenaient mieux.

Dans l’allégresse générale de la cérémonie des Prix d’Angoulême 2016, Thierry Laroche, toujours sérieux.
Photo : D. Pasamonik (L’Agence BD)
Les Rêveurs lunaires de Baudoin et Cédric Villani

En termes de chiffres, quel est votre bilan ?

Nous avons, en 10 ans, publié 181 titres, conçus par 94 auteurs de 12 nationalités différentes. 30 auteurs ont publié chez nous leur première bande dessinée, ce dont je suis fier. Un tiers des livres du catalogue est signé ou cosigné par une femme, ce dont je me réjouis. Au total, nous avons vendu 1,9 million d’exemplaires, pour une vente moyenne de 10.800 exemplaires au titre. Nous sommes allés 10 fois à Angoulême et en avons rapporté 7 prix.

Votre plus grand succès a été Aya de Yopougon de Marguerite Abouet et Clément Oubrerie. Comment est-il arrivé jusqu’à vous ? L’aviez-vous vu venir ?

Avant d’œuvrer pour la bande dessinée, Clément Oubrerie était déjà un grand illustrateur auquel nous faisions appel, par exemple pour des couvertures de roman. Il m’a parlé de son projet avec Marguerite Abouet sans même savoir que nous voulions nous lancer en bande dessinée. Le dossier avait été refusé par un gros éditeur de bande dessinée. J’ai demandé aux auteurs de ne plus le montrer, de nous attendre.

Le Roi Rose de David B d’après Mac Orlan

Nous savions, Joann et moi, qu’Aya allait apporter quelque chose d’important au lancement de Bayou et plus généralement à la bande dessinée. Nous ne pouvions imaginer l’immense succès, les traductions un peu partout dans le monde, le cinéma !

Comment s’articulent aujourd’hui vos différentes collections ?

C’est simple, il y a trois ensembles. Bayou accueille des récits en couleurs sur une centaine de pages, dans un format roman graphique et un objet dont nous parlions tout à l’heure. Fétiche rassemble des adaptations en bande dessinée de textes littéraires, les approches et les formats peuvent varier, mais il s’agit toujours d’une démarche d’auteur : David B pour Les Contes des 1001 nuits, Jacques Ferrandez pour Albert Camus, Melchior et Bachelier pour Gatsby le Magnifique. Enfin, les titres "hors collection", c’est-à-dire ceux nombreux qui ne correspondent ni à Bayou ni à Fétiche.

L’Etranger, dans la version de Jacques Ferrandez

Vous avez lancé une collection jeunesse, pourquoi ?

Comment faire autrement ? Notre inclination naturelle nous y précipitait, nos auteurs nous le proposaient, on s’amuse beaucoup avec Akissi de Marguerite Abouet et Mathieu Sapin ou encore Shaker Monster de Mr Tan et Mathilde Domecq !

À un moment, Gallimard a racheté Casterman et Fluide. Comment vous accordez-vous avec les autres maisons du groupe Gallimard : Casterman, Denoël Graphic, Futuropolis, Fluide Glacial ?

Ensemble nous sommes plus forts, nous pouvons mettre en commun certaines ressources. Mais la grande règle du groupe est l’autonomie éditoriale des différentes maisons qui le composent. J’ajoute que le groupe lui-même est indépendant.

Quel est le profil de lecteur de Gallimard BD par rapport à ces autres labels ?

En Cuisine avec Passard, par Christophe Blain.

Difficile de répondre pour les autres labels. Pour Gallimard BD, je crois que nos lecteurs viennent d’horizons très divers, qu’ils aiment la bande dessinée mais aussi la littérature, la jeunesse, le graphisme, qu’ils sont femmes autant qu’hommes, et de tous les âges. Nous avions dès le début l’ambition de convaincre un public qui n’était pas forcément le public monomaniaque de la BD. Des séries comme Aya de Youpougon, des livres comme Cadavre exquis de Pénélope Bagieu ou En cuisine avec Alain Passard de Christophe Blain, ont réellement amené des lecteurs nouveaux dans les rayons bande dessinée.

Quel est votre meilleur souvenir ?

Un soir, Joann Sfar passe tard chez Gallimard pour me remettre ses originaux qui doivent partir chez l’imprimeur le lendemain. Évidemment on est très en retard. Ça doit être le 4e tome de Klezmer. En regardant tout ça, on s’aperçoit qu’il manque une planche, que Joann a oublié de la dessiner. Il sort son matériel et s’y met sur le champ, en couleur directe, et fait une page magnifique, dans l’allégresse et tout en bavardant. Après, on boit du whisky à mon bureau...

"Ici" de Richard McGuire, fauve d’or 2016.

Quel est votre pire souvenir ?

Alors que j’attendais comme le Messie une réimpression de Ma maman est en Amérique, elle a rencontré Buffalo Bill, par Jean Regnaud et Émile Bravo, le livre arrive truffé de coquilles qui n’existaient pas dans la première édition. Une sorcellerie informatique chez le photograveur avait remplacé le bon texte par une version temporaire et non corrigée. Nous avons dû tout détruire.

Content d’avoir eu le Fauve d’or à Angoulême pour "Ici", même dans ces conditions-là ?

Oui, je n’ai peut-être pas besoin de revenir sur les conditions que vous évoquez, mais je suis particulièrement heureux pour Richard McGuire, qui est un artiste exceptionnel et un homme délicieux, et dont le livre est selon moi un chef d’oeuvre. Qu’un titre de notre catalogue soit désigné Meilleur album de l’année, parmi plus de 5 000 sorties de l’année et alors que nous publions 20 titres par an, est aussi un beau cadeau pour notre 10e anniversaire.

Une dernière question : Cela vous arrive de sourire parfois ?

Uniquement quand je me brûle. Et encore au 2e degré.

Propos recueillis par Didier Pasamonik

Thierry Laroche, venu recueillir le Fauve d’or remporté par Richard McGuire
Photo : D. Pasamonik (L’Agence BD)

(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))

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Lire aussi : Gallimard BD : 10 ans et un catalogue d’exception

[1Décédé en 2002. NDLR.

 
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