Interviews

Wladimir Labaere (éditeur chez Sakka / Casterman) : "Les Japonais ont conscience que le manga est devenu un soft power."

Par Christian MISSIA DIO le 30 octobre 2014                      Lien  
Depuis près de vingt ans, le manga est présent dans le catalogue des éditions Casterman. De Jirō Taniguchi à Atsushi Kaneko, en passant par les productions occidentales telles que la série "Last Man" de Vivès, Sanlaville & Balak, Wladimir Labaere, l'éditeur en charge du catalogue Sakka pose un regard sur cette double décennie marquée par le sceau de la BD made in Japan.
Wladimir Labaere (éditeur chez Sakka / Casterman) : "Les Japonais ont conscience que le manga est devenu un soft power."
Les Contrées sauvages T1
Jirō Taniguchi (c) Sakka

Vous êtes l’éditeur de Sakka, la collection manga de Casterman. Depuis combien de temps êtes-vous chez l’éditeur tournaisien ?

Wladimir Labaere : Cela fait cinq ans maintenant.

Avez-vous toujours été fan de mangas ?

En fait, je me suis toujours intéressé à la culture japonaise, que ce soit la littérature, la musique ou le cinéma japonais. Je suis venu au manga plus tard, lorsque j’ai commencé à apprendre le japonais. J’ai fait une licence de japonais à l’Institut des langues orientales à Paris et après cela, je suis parti vivre un an à Tokyo.

Cela fait vingt ans que le manga est présent chez Casterman...

En effet. La collection Sakka existe depuis 2004 mais le manga est publié chez nous depuis près de vingt ans.

Il faut remonter à 1995 et la première parution de l’Homme qui marche de Jirō Taniguchi pour trouver les premières traces de manga dans notre catalogue.

Taniguchi est un pilier du catalogue Casterman et l’un des auteurs japonais les plus connus en Europe francophone. Pourtant, il n’a pas la même reconnaissance dans son pays d’origine. Comment l’expliquez-vous ?

Wet Moon T3
Kaneko Atsushi (c) Sakka

Effectivement, Jirō Taniguchi est un auteur historique des éditions Casterman, au même titre que Tardi, Bilal, Schuiten & Peeters. Il est vrai également que certaines de ses œuvres sont beaucoup plus connues en France qu’au Japon. C’est notamment le cas de Quartier Lointain qui a été publié à plus de 300 000 exemplaires, toutes éditions confondues. Il y a eu un film en 2010 et une adaptation au théâtre qui tourne depuis deux ou trois ans maintenant en France et en Suisse. Son succès chez nous s’explique aisément lorsqu’on lit ses livres. L’étiquette de “mangaka le plus français des auteurs japonais” est méritée, je pense.

Quelles sont les mangas qui ont cartonné chez Casterman en 2014 ?

Chez Casterman, nous sommes très contents du succès critique et public de Wet Moon d’Atsushi Kaneko, dont le premier tome est paru en janvier et le troisième et dernier tome en septembre. Kaneko est un auteur que je suis depuis assez longtemps. Il a réalisé Soil qui a été édité chez Ankama et Bambi qui a été publié en France aux éditions IMHO. Quand j’ai découvert Wet Moon, je me suis dit que là, ça y est, avec cette œuvre Kaneko a atteint un certain degré de maturité et de maitrise qui le rendait, on va dire : “propre” à figurer au catalogue de Casterman.

Quels sont les défis du manga sur le marché européen francophone en 2014 ?

La Cité des esclaves T1
Shinici Okada & Hiroto Ooishi (c) Sakka

Le marché du manga s’est tassé parce que, pendant les années 2000, on a eu une espèce d’euphorie durant laquelle les éditeurs français et belges n’avaient qu’à se baisser pour éditer les gros succès japonais. Nous avons publié en 10 ans ce qui est paru en 20 ou 30 ans au Japon ! Aujourd’hui, le marché français revient à quelque chose de plus normal, calqué sur le marché japonais.

Le défi principal du manga, c’est la visibilité d’abord, car la production est importante. Il y a environ 150 albums de BD, tout style confondus, publiés par mois ! Casterman a fait le choix de sélectionner des œuvres fortes, avec des grandes ambitions artistiques et un regard neuf sur les thématiques abordées. Pour mener cette mission à bien, on ne peut passer à côté d’un soutien marketing important et un soutien en terme de prépublication. Cela passe par de la prépublication en ligne des premiers chapitres un petit peu en amont de la sortie. Cela passe aussi par l’impression et la distribution de ces premiers chapitres mais cette fois sur support-papier dans les librairies, de l’achat d’espaces publicitaires...

Mais de manière générale, en tant qu’éditeur, je me rend compte qu’au moment où l’on fait des offres d’achat de droits à nos homologues japonais, le plan marketing qu’on leur soumet, alors que l’on est à un an ou un an et demi de la publication francophone, est tout aussi important que le montant financier de l’offre que l’on fait. Les éditeurs japonais sont bien conscients qu’il y a aussi une forme de saturation du marché et ils ne cèdent les droits de leurs livres qu’à des éditeurs dont ils savent qu’ils soutiendront les œuvres sur leurs marchés respectifs. C’est ce que l’on a fait, par exemple, avec Wet Moon en invitant Atsushi Kaneko à Angoulême, puis en organisant une tournée de dédicaces et d’interviews en janvier dernier.

Sur le total des publications Casterman de l’année, quelle est la part qu’occupe le manga ?

Thermae Romae Intégrale T3
Mari Yamazaki (c) Sakka

La publication de BD japonaises chez Casterman répond à des critères vraiment très drastiques, comme je l’expliquais tout à l’heure. Nous sommes dans l’ordre de trente albums par an en 2014 et je pense que ce sera la même chose en 2015 parce que c’est comme cela que je pourrai défendre le mieux chaque livre dont j’aurai la charge.

Il n’y a pas que le manga, il y a aussi par exemple le manhwa, la BD coréenne. En éditez-vous ?

Casterman a publié ces dernières années de nombreux manhwas d’un célèbre auteur coréen qui s’appelle Kim Dong-Hwa. Nous avons aussi publié Nuit de noces, un album qui était une commande de Casterman directement à l’auteur. Aujourd’hui, nous n’avons pas prévu de publier de BD coréennes ou même chinoises mais cela ne signifie pas que nous excluons ce type d’ouvrage. Le fait est que, parlant japonais, j’ai beaucoup plus tendance à m’intéresser à la production du pays du Soleil Levant. C’est un marché que je connais bien et je peux lire les livres directement en V.O.

Autre type de BD publiée chez vous, ce sont les “mangas français” tels que Last Man, qui marche très bien. Ce type de démarche n’a pas toujours été bien accueillie chez les lecteurs... du moins au début. L’accueil de ce type de livre est-il différent aujourd’hui ?

Last Man T6
Balak, Mickaël Sanlaville & Bastien Vivès (c) KSTR

Je pense qu’il faut avant tout opérer une distinction entre les auteurs francophones qui font du manga et ceux qui sont influencés par le manga. Nous avons aujourd’hui toute une génération de jeunes auteurs qui ont été fortement influencés par le style japonais. Cela s’explique par la diffusion massive des dessins animés japonais à la télévision française dans les années 1980 et 1990. Les BD japonaises sont présentes de manière massive dans nos librairies depuis 15 ans maintenant. Donc, on sent une influence du manga, par exemple chez Boulet qui, régulièrement, rend hommage aux mangas ou encore une série telle que Les Légendaires de Patrick Sobral.

Après, en ce qui concerne les “mangas locaux” réalisés par des auteurs français, cela a été pour moi très peu satisfaisant car j’avais l’impression que beaucoup de ces auteurs ne cherchaient qu’à singer les codes du manga, ce qui donnait des résultats assez maladroits et très peu personnels.

La dernière étape en date, elle est de taille et vous l’avez citée c’est Last Man. Avec cette série, nous avons là des auteurs qui ont été biberonné au manga. Ils ont su digérer cette influence et la restituer de manière intelligente dans une œuvre totalement originale et personnelle. Il n’y a eu aucune compromission. Last Man est un manga, certes, mais c’est avant tout la BD de trois auteurs qui sont Balak, Mickaël Sanlaville et Bastien Vivès. Et pour la petite histoire, je vous informe que le Japon s’intéresse de très près à Last Man car il va y avoir un récit inédit qui va être prépublié là-bas par la Shueisha dans quelques mois.

Est-ce que les Japonais ont conscience de l’impact qu’a le manga chez nous ?

Mangeons ! T3
Sanko Takada (c) Sakka

Oui, ils en ont tout à fait conscience et ils n’ont pas besoin de sortir de leur pays pour cela. Le tourisme au Japon s’est fortement développé grâce à ce que l’on appelle le “tourisme otaku”. Par exemple, les quartiers branchés de Tokyo sont remplis de touristes américains et français surtout. Les autorités japonaises ont pris conscience que leur culture pop -les mangas, les jeux vidéo, le cinéma ou encore le rock japonais- représente un important soft power. Grâce à elle, ils transmettent leurs valeurs et leur vision du monde partout où leurs produits sont distribués. L’exportation est une source de fierté pour eux. Je me rappelle que dans les années 1980, c’était surtout la culture d’entreprise japonaise qui s’exportait dans le monde. Puis, il y a eu le théâtre. Aujourd’hui c’est la pop culture.

Aura-t-on à l’avenir des collaborations entre auteurs européens et auteurs japonais ?

Ce n’est pas une chose que l’on exclut. Le défi que nous tentons de relever actuellement, c’est la collaboration directe avec des auteurs japonais sans passer par l’intermédiaire des éditeurs nippons. Bien sûr, s’il est possible d’organiser ce type de collaboration, nous le ferons.

Les auteurs japonais cherchent-ils à entrer directement en contact avec vous ?

Big Order T5
Esuno Sakae (c) Sakka

D’expérience, c’est plutôt des éditeurs européens qui prennent l’initiative d’entrer en contact avec les auteurs japonais. Avec Internet et Facebook, cette démarche a été très simplifiée car de nombreux auteurs ont des blogs ou publient directement leurs travaux sur Facebook. Ce sont des éditeurs français en quête de relations directes qui font ce genre de démarche car ils souhaitent ne pas se contenter d’achat de droits car cela représente un certain risque. Par exemple, un éditeur japonais peut très bien arrêter de vendre ses droits pour venir sur le marché français et développer lui-même ses licences. On a d’ailleurs eu le cas avec Viz Media qui est né de l’alliance entre Shueisha et Shogakukan pour le marché international et qui a racheté l’éditeur français Kaze en 2009 pour gérer directement ses marques sur notre marché.

Propos recueillis par Christian Missia Dio

Voir en ligne : Le site de la collection Sakka

(par Christian MISSIA DIO)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

🛒 Acheter


Code EAN :

En médaillon : Wladimir Labaere- Photo : D. Pasamonik (L’Agence BD)

Commander Thermae Romae Intégrale T3 sur Amazon ou à la FNAC

Commander Wet Moon T3 sur Amazon ou à la FNAC

Commander Big Order T5 sur Amazon ou à la FNAC

Commander La Cité des esclaves T1 sur Amazon ou à la FNAC

Commander Last Man T6 sur Amazon ou à la FNAC

Commander Mangeons ! T3 sur Amazon ou à la FNAC

Commander Les Contrées sauvages T1 sur Amazon ou à la FNAC

Le site des éditions Casterman

Casterman
 
Participez à la discussion
1 Message :
CONTENUS SPONSORISÉS  
PAR Christian MISSIA DIO  
A LIRE AUSSI  
Interviews  
Derniers commentaires  
Abonnement ne pouvait pas être enregistré. Essayez à nouveau.
Abonnement newsletter confirmé.

Newsletter ActuaBD