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300 de Frank Miller, un classique et une oeuvre de propagande

Par Romain GARNIER le 1er novembre 2023                      Lien  
Après avoir amorcé la réédition de Sin City, œuvre incontournable en sept tomes, les éditions Huginn & Muninn poursuivent la mise en avant des classiques de Frank Miller. Avec 300, sublimé par le film de Zack Snyder en 2006, chacun peut (re-)découvrir ce duel historique d'anthologie, l'empire de Xerxès contre Léonidas et ses spartiates. Le lecteur averti ne devra cependant pas ignorer un vieux fonds idéologique qui magnifie un peuple grec occidental, composé d'hommes libres et vivant en démocratie, en opposition à des peuples orientaux supposés barbares, composé d'hommes en esclavage vivant sous le joug d'un tyran. Retour sur un classique.

De l’histoire au mythe : la bataille des Thermopyles

Voici une bande dessinée qui s’inspire de faits historiques : la Bataille antique des Thermopyles, en 480 avant notre ère. L’empire perse (dit achéménide), dirigé par Xerxès Ier, envahit la Grèce et s’oppose à une coalition de cités grecques
menée par Athènes et Sparte. Une ambassade perse est envoyée à Athènes, ainsi qu’à Sparte afin d’encourager Léonidas, roi de la cité, à se soumettre. Refus catégorique pour le chef qui incarne, avec ses soldats, le bras armé de l’alliance grecque. Les émissaires sont jetés dans un puits, tandis qu’Athènes organise leur procès et les condamne à mort.

Le roi Léonidas, désireux de se confronter à l’ennemi, est pourtant contraint à la paix par ses propres lois religieuses. La cité célèbre les Karneia, festivités en l’honneur du dieu Apollon. Toute mobilisation militaire est alors interdite. Face au péril, et soutenu par des magistrats, Léonidas décide de quitter la cité accompagné de sa garde personnelle composée de 300 spartiates. L’objectif est d’empêcher Xerxès Ier et ses troupes perses d’investir le passage des Thermopyles afin de laisser le temps aux troupes grecques coalisées de s’organiser et aux troupes spartiates de rentrer en guerre, quitte à se sacrifier.

300 de Frank Miller, un classique et une oeuvre de propagande
© 1998, 1999, 2006, 2023 Frank Miller, Inc.

Ces guerres médiques sont donc ici reprises par Frank Miller afin d’opposer deux visions. D’un côté, Léonidas et ses spartiates, incarnation de la liberté et protecteurs de la démocratie athénienne, tandis que les Perses de Xerxès personnifient le despotisme oriental et l’esclavagisme. Un duel d’anthologie où fiction et histoire s’entremêlent magnifiés par un dessin et des mises en scène iconiques.

L’héroïsation des spartiates par le dessin

Le dessin de Frank Miller prend une nouvelle dimension grâce au brillant travail de colorisation de Lynn Varley. Ce rouge sombre des capes des spartiates, les teintes de gris des boucliers, ces lignes noires, la couleur sable. Ensemble, elles créent des atmosphères envoûtantes pour les lecteurs et lectrices.

Les compositions, tant des pages que des cases elles-mêmes, sont toujours en adéquation avec le propos de l’histoire. Elles la valorisent. Les cadrages, les vues aériennes, les visions à travers le casque, les scènes de groupe... Tout est admirablement pensé et exécuté. Et que dire des doubles pages ? Elles sont nombreuses et fascinantes. On est alors partagé entre le souhait de connaître la suite du récit et laisser le temps au temps. Celui d’admirer, de dévorer des yeux ces héroïques scènes de papier.

Couverture de la version collector aux éditions Huginn & Muninn qui sera publiée le 19/01/2024
© 1998, 1999, 2006, 2023 Frank Miller, Inc.

Les compositions iconiques sont innombrables et participent de ce souffle épique omniprésent tout au long du comics. Les affrontements laissent place à des plans larges où se mêlent confrontations distinctes et suggestions formalisées par des formes noires qui stimulent l’imagination.

Les Spartiates sont héroïsés en tout circonstance par ce dessin qui s’attarde sur les corps, des corps musclés et souvent nus. Une bravoure physique qui se double dans les mots d’une assurance insolente, convaincus d’être les meilleurs guerriers qui soient. Hormis les soldats d’élite de Xerxès, les Perses sont terrorisés par les Spartiates et, ironie de la chose, les perçoivent comme des démons et des sauvages.

L’Occident versus l’Orient : l’art de la confrontation

L’Occident versus l’Orient ? Une dualité classique et essentialisante que l’on trouve historiquement dans la culture occidentale. De l’opposition entre l’empereur Auguste et la pharaonne Cléopâtre lors de la bataille d’Actium, aux Lettres persanes de Montesquieu et l’art orientaliste, en passant par les discours de la colonisation européenne (Jules Ferry...), l’antagonisme entre une culture occidentale évoluée et démocratique, tout du moins républicaine, et une culture orientale despotique et barbare est un classique idéologique.

© 1998, 1999, 2006, 2023 Frank Miller, Inc.

Frank Miller, républicain étasunien convaincu, souscrit probablement à cette lecture historique des civilisations qui méconnait bien des réalités. Pour l’auteur, 300 revient à dresser un parallèle flatteur entre la culture politique étasunienne obsédée par la supériorité de la liberté sur tout autre chose, tandis que son pays revendique être le phare du monde libre, quand la culture grecque représentait en son temps une philosophie de la liberté et une incarnation d’une culture à l’avant-garde du genre humain qui inspira tant de cultures.

L’autre dimension de la culture politique étasunienne à laquelle Frank Miller rend hommage par la métaphore spartiate est celle du citoyen-soldat. Il prend les armes pour défendre la cité et ses libertés. Une similitude à peine voilée à la révolution américaine et ses pères fondateurs, ainsi qu’aux citoyens étasuniens auxquels on autorise le port d’armes afin d’être en mesure de se défendre face à ce qui porte atteinte à ses droits fondamentaux. Les personnes qui ont participé à l’assaut du Capitole lors de la certification des résultats électoraux en 2021 incarnent, dans leur esprit, le peuple en armes.

Au-delà du talent de conteur et de dessinateur de Frank Miller, qu’une telle œuvre fascine rappelle combien la culture antique grecque continue d’être profondément ancrée dans notre inconscient collectif, preuve s’il en est de sa part prise dans la création du monde dit "occidental". Cela nous renseigne également sur notre besoin de célébrer des valeurs tout en les faisant incarner par des héros (Captain America...) afin de les confronter à une antithèse, à une incarnation d’un mal que nous serions parvenus à mettre à distance. Une catharsis collective qui dissimule parfois nos hypocrisies.

L’éducation spartiate : la tyrannie du corps et de l’esprit en rempart de la démocratie athénienne

Le sacrifice, revendiqué au nom de la liberté dans 300 par Léonidas et ses spartiates, est magnifié par ce récit hautement symbolique. Ce sacrifice est celui d’une troupe portant au cœur des valeurs communes et un sentiment d’unité qui se formalise dans la manière dont ils combattent. Un esprit de corps sans pareil. Cependant, cet esprit à un prix.

Frank Miller est ambigu et joue avec cette ambiguïté. Si les Perses sont perçus comme le mal à abattre, les Spartiates ont une culture et des pratiques sociétales contestables. Éphialtès, homme difforme qui incarne la politique eugéniste de Sparte, ou la double page illustrant l’éducation spartiate particulièrement violente, démontrent les faces sombres de la cité.

L’auteur en a conscience et affirme ceci dans un excellent cahier d’ouverture du comics signé Yann Graf : "J’ai toujours été fasciné par le fait qu’une société démocratique a ses propres systèmes tyranniques afin de se protéger. Quand nous sommes attaqués, ce ne sont pas nos députés qu’on envoie se battre mais les Navy Seals ou les Marines, qui sont entraînés et dirigés comme dans un État totalitaire. [...] C’est un des aspects de cette histoire que je préfère, ce sont les Grecs les moins démocratiques qui défendent leur démocratie".

Ce propos de Frank Miller est passionnant et pourrait se prêter à de longues exégèses, mais ce n’est pas là le propos de notre article. Il nous permet toutefois de revenir sur cet aspect propagandiste de l’œuvre. Quand les Spartiates affirment défendre la démocratie, alors que celle-ci n’existe que dans une unique cité et pour un nombre très réduit d’habitants, cela nous rappelle un discours de Franklin D. Roosevelt, en pleine Seconde Guerre mondiale, adressé au Congrès le 6 janvier 1942 et empreint d’hypocrisie. Il y dit ceci : «  Nous combattons [...] pour défendre la doctrine que tous les hommes sont égaux aux yeux de Dieu. [...] Seule la victoire totale peut récompenser les champions de la tolérance, de la liberté et de la foi. ».

Quand on sait que les États-Unis avaient institutionnalisé, à cette époque, la ségrégation raciale et que leurs politiques eugénistes du début du XXe siècle ont inspiré les pratiques et la législation nazies, il est euphémistique de dire que les régimes démocratiques ont "leurs systèmes tyranniques" (F. Miller).

© 1998, 1999, 2006, 2023 Frank Miller, Inc.

Quelques précisions historiques...

Peut-être le savez-vous, que ce soit la république romaine ou la démocratie athénienne, aucun de ces régimes politiques ne correspond à nos définitions contemporaines. La démocratie des hommes libres prétendument défendue ici n’est celle que de quelques-uns.

Schématiquement, 1/3 de la population athénienne est composée d’esclaves, un peu moins de 30% d’enfants, un peu moins de 20% de métèques (étrangers) qui n’ont pas de droits politiques dans la cité, 10% de femmes de citoyens qui n’ont pas davantage de droits politiques et qui sont soumises au système patriarcal, et 10% d’hommes citoyens. Par conséquent, les Spartiates se battent pour défendre un système qui défend 1 habitant sur 10 à Athènes, 4 si on y ajoute les femmes de citoyens et les étrangers dépourvus de droits politiques.

Si les Spartiates dénoncent ces hommes-esclaves du joug de Xerxès, c’est oublier la grande diversité politique du monde grec qui connaît aussi bien l’oligarchie, que la royauté ou la tyrannie. "L’oasis démocratique" athénien n’incarne nullement la Grèce.

© 1998, 1999, 2006, 2023 Frank Miller, Inc.

Enfin, les propos homophobes qui émaillent certains échanges sont davantage des propos contemporains de nos sociétés qu’une réalité historique. Dans la Grèce antique, les concepts d’homosexualité et d’hétérosexualité n’existent pas, termes qui n’apparaissent qu’au XIXe siècle. Le jugement judéo-chrétien porte davantage sur des pratiques sexuelles que sur une orientation sexuelle, concept, une fois encore, de notre époque. Dans certaines cités grecques, La pédérastie, c’est-à-dire la relation sexuelle entre deux hommes, a une fonction sociale et est parfois encouragée. Un homme plus âgé devient l’amant d’un homme plus jeune et a pour tâche de l’instruire afin d’en faire un citoyen. Des textes évoquent également l’homosexualité féminine à Sparte.

300 est un incontournable du comics qui fascine, tant par sa virtuosité graphique que par son scénario dédié à l’exaltation de la liberté et de la défense du monde dit libre. Une belle œuvre de propagande démocratique cependant inspirée par l’orientalisme artistique et idéologique. Il faut en avoir conscience afin de ne pas se laisser prendre par des propos contestables ou une lecture anhistorique des événements. Un cahier de qualité ouvrant le comics revient sur nombre de ces éléments et les accusations portées à l’encontre de ce récit. Après Batman : Dark Knight en 1986 et Sin City en 1991, Frank Miller réalise 300 en 1998, une œuvre qui a durablement marqué le monde de la bande dessinée. Un classique.

(par Romain GARNIER)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN : 9782364809284

Huginn & Muninn ✏️ Frank Miller 🎨 Lynn Varley à partir de 13 ans Histoire Action Etats-Unis
 
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