Est-ce que c’est un livre sérieux ?
C’est un livre sérieux mais qui ne se prend pas au sérieux. C’est une distinction, pour moi, qui est importante. Pourquoi est-il sérieux ? Parce que je revendique le fait qu’il s’agit d’une véritable étude. Il s’agit d’une analyse fouillée. Je ne pars pas dans des délires, j’essaie d’être prudent, en particulier vis-à-vis des créateurs des Schtroumpfs et plus particulièrement vis à vis de Peyo : aucune accusation, aucun règlement de compte d’une quelconque manière, aucune envie non plus de désenchanter quoi que ce soit puisque moi-même, je reste enchanté.
À mon avis, on peut superposer une grille de perception d’adulte à son émerveillement d’enfant. C’est ce qui m’arrive : j’aime toujours les Schtroumpfs et peut-être même davantage tout en les ayant passés au crible de ma formation. Moi, c’est la science politique, mais cela aurait pu être tout autre chose.
En même temps, c’est une analyse qui ne se prend pas au sérieux parce qu’elle est effectuée sur un objet ludique, un objet de divertissement populaire. Si je tiens à ce balancement-là, c’est parce que je tiens à l’idée que l’on peut passer au crible n’importe quelle œuvre populaire et parce que ce n’est pas parce qu’elle est amusante, ludique, populaire et même faite pour les enfants qu’elle ne véhicule pas un certain nombre d’idées, une perception du monde, un Panthéon, une idéologie, etc.
En réalité, vous aviez déjà abordé précédemment ce thème dans un roman que personne n’avait vu passer auparavant [1].
Exactement, c’est pour cela que j’en ai fait un essai à part entière. Il y a un certain nombre de caractéristiques des Schtroumpfs qui ont attiré mon attention : Le faciès de Gargamel ; le fait que son chat s’appelle Azraël ; que Gargamel soit motivé par l’argent : il a besoin des schtroumpfs pour percer le secret de la pierre philosophale capable de changer n’importe quel métal vulgaire en or ; les habits rouges du grand Schtroumpf et le parfait communisme dans lequel les petits lutins bleus de Peyo semblent vivre. Ma première surprise est de m’apercevoir qu’il n’y avait pas d’analyse un peu fouillée, systématique, comme on en trouve pour Astérix ou Tintin.
En tant qu’auteur, j’ai jugé qu’il y avait un manque et, évidemment, cela m’amusait beaucoup. Je me suis attelé à faire cette analyse-là. En 2002, je l’avais incorporée dans un roman qui comporte trois histoires qui s’entremêlent. Ceci pour dire que cela ne date pas d’hier que je m’intéresse aux Schtroumpfs, cela fait neuf ans que j’étudie la question. Tous les gens qui sont tombés sur ce texte par hasard m’ont fait des retours intéressés mais, malheureusement, tous ceux qui étaient susceptibles de s’intéresser à la question n’avaient aucune idée que l’on puisse trouver une telle analyse qui était inédite au sein d’un roman. J’ai donc repris ce texte que j’ai énormément actualisé et étoffé pour en faire un essai d’une part et, d’autre part, une version pour la scène qui pourrait-être créée quelque part si un jour une salle se déclarait intéressée.
Avec cet essai, qu’avez-vous voulu prouver ?
Que le village des Schtroumpfs est un archétype d’utopie totalitaire emprunt de nazisme et de stalinisme. Chaque mot compte. Je ne dis absolument pas que les Schtroumpfs sont staliniens ou nazis. L’utopie est la version la plus sympathique de l’analyse. C’est ma spécialité en tant qu’auteur et ce que j’enseigne à Sciences-Po.
Si l’on essaie de passer au crible toutes les utopies –un genre à part entière littéraire ou autre et même une expérience de vie pour les visionnaires qui les ont mises en œuvre avec plus ou moins de bonheur comme les Saint-Simoniens, les familistères de Guise inspirés de Fourier, j’en passe et des meilleurs- on y trouve un certain nombre de caractéristiques qui toutes, sans exception, se retrouvent chez les Schtroumpfs. Ce n’est pas du tout fait exprès mais c’est quand même remarquable : le fait que ce soit des sociétés collectivistes, sans argent, Peyo tenait beaucoup à cela : il a d’ailleurs fait un album, Le Schtroumpf financier, consacré à cela.
C’est une société eudémonique, c’est-à-dire qu’ils sont heureux. On insiste beaucoup là-dessus : les Schtroumpfs sont heureux ! C’est aussi une société de nulle part caractérisée par le fait qu’il est très difficile d’y accéder. Plusieurs fois, on vous explique qu’un être humain, s’il n’est pas guidé par un Schtroumpf, ne peut pas accéder au village, sauf dans de très rares situations que l’on peut compter sur les doigts de la main. Ce sont des sociétés stables puisqu’on y a atteint le bonheur absolu et qui commandent de ne pas y toucher. Rien ne change jamais chez les Schtroumpfs : la science et la technique ne font qu’apporter des bouleversements inutiles voire dangereux, les innovations sont bannies. Le fixisme va très très loin chez Peyo puisqu’on commence avec 100 Schtroumpfs et au fur et à mesure de l’arrivée des nouveaux personnages sans qu’il y ait de départ, on reste à 100 ! Il y a une espèce de fétichisme des utopistes pour les chiffres.
Autre caractéristique utopique : la symétrie. Elle est poussée à l’extrême chez Peyo puisqu’ils portent l’uniforme, un grand classique des utopies. Mais cela va plus loin : les Schtroumpfs sont des clones puisque rien ne différencie physiquement un Schtroumpf d’un autre : une géométrie parfaite.
Quel est le rapport entre les Schtroumpfs et le stalinisme ?
J’insiste bien là-dessus : Je ne dis pas que les Schtroumpfs sont staliniens, encore moins ses concepteurs, encore moins Peyo ! Il n’était pas engagé politiquement et s’il avait quelques convictions, elles seraient plutôt de l’ordre du centrisme, du centre-droit. On trouve dans le monde des Schtroumpfs certaines caractéristiques qui rappellent le stalinisme. C’est une nuance à laquelle je tiens beaucoup.
Quand on parle de stalinisme, il s’agit de ce régime en particulier et du communisme en général, tel qu’il a été appliqué dans les Pays de l’Est et en Chine.
Il y a des faits irréfutables : c’est une société collectiviste car le travail est fait pour la communauté ; la propriété privée y est totalement absente. À plusieurs reprises, elle y est évoquée comme quelque chose d’étranger et comme un facteur de discorde. C’est la fameuse antienne : chacun selon ses moyens et chacun selon ses besoins. Tout le monde reçoit la même ration alimentaire et le même logement alors que les uns et les autres contribuent à l’effort collectif de façon très diverse. Le travail est dédié à l’approvisionnement, à l’entretien des maisons et à ce fameux barrage qui peut être une référence à La Ferme des animaux d’Orwell où ceux-ci passent leur temps à entretenir un moulin susceptible de leur apporter l’électricité, donc le progrès technique, afin de les libérer du travail. Nous sommes dans cette imagerie-là.
Pour m’amuser, je fais une comparaison physique entre le Grand Schtroumpf qui ressemble un peu à Marx et à Staline…
Vous tranchez pour Staline cependant.
Oui, car son rapport aux Schtroumpfs rappelle celui de Staline : une omniscience, une omnipotence, et puis c’est « le petit père des peuples ».
Autre rapprochement que je fais, plus pour m’amuser, c’est celui entre le Schtroumpf à lunettes et Trotsky : les binocles rondes s’y prêtent mais, plus important : la violence du régime soviétique s’est déchaînée sur lui jusqu’à ce qu’il se retrouve assassiné à Mexico en 1941. On observe que le Schtroumpf à lunettes est le bouc émissaire du groupe, celui sur lequel peut s’exercer la violence physique légitime. Il est même de bon ton de frapper le Schtroumpf à lunettes et il arrive même que ce soit le Grand Schtroumpf qui le fasse !
Le nazisme est-il compatible avec cette première comparaison ?
Je rappelle que je parle d’éléments qui rappellent le nazisme : Je ne dis certainement pas que Peyo était un nazi. En revanche, certaines caractéristiques rappellent cette idéologie-là.
Qu’est-ce le nazisme ? C’est le fascisme + le racisme.
Je commence par le racisme. Dès le premier épisode, les Schtroumpfs sont confrontés à une menace que l’on pourrait qualifier de « raciale ». Dans Les Schtroumpfs noirs, quand ils se font piquer par la mouche Bzzz, les Schtroumpfs deviennent noirs. Pourquoi pas ? Mais quand ils deviennent noirs, ils perdent toute forme d’intelligence. Ils passent leur temps à faire « gnap, gnap » et à sauter, comme des guerriers bantous. Ils croquent les autres camarades pour qu’ils deviennent noirs, métaphore assez évidente du cannibalisme. Le contexte de la création est la Belgique qui pratiquait une forme de colonialisme particulièrement paternaliste et même rétrograde.
On peut objecter qu’il s’agit plus une épidémie qu’une notion raciale ?
Pourquoi sont-ils noirs, disent-ils « gnap gnap », sautillent-ils et mordent-ils leurs camarades ?
Le noir évoque la mort, la morsure qui transmet la maladie est comparable au vampirisme, et ils sautillent comme des marsupilamis…
Oui, les histoires de morts-vivants sont structurées de la même manière. Mais tous ces éléments rassemblés font immanquablement penser à une imagerie. On peut conclure au hasard et je dis qu’il est troublant.
Je veux dire que ce n’est pas un ouvrage comme Tintin au Congo qui défraie l’actualité.
Tintin au Congo était une idéologie complètement explicite que l’on relit aujourd’hui à l’aune de nos valeurs actuelles, ce qui est aberrant.
C’est très différent chez Peyo : dans un cas, nous sommes dans une idéologie assumée et, chez Peyo, dans un rassemblement de stéréotypes qui courent toujours aujourd’hui. Pour la première BD des Schtroumpfs, ce n’est pas rien !
Ensuite, arrive Le Schtroumpfissime qui incarne l’anti-démocratie. Je vous rappelle le pitch : Le Grand Schtroumpf doit s’absenter. La question se pose de savoir qui va diriger le village. Les Schtroumpfs ont la mauvaise idée d’organiser des élections. Un schtroumpf plus malin que les autres en profite pour dominer ses camarades en leur promettant à peu près n’importe quoi : « élection, piège à cons ! » Il dévoie son pouvoir, se fait mettre des habits d’or et crée une autocratie absolument insupportable.
On y voit une critique explicite de la démocratie comme le meilleur moyen, quand on remet en cause l’autorité légitime et géroncratique, d’aller droit dans le mur, vers un pouvoir illégitime et absurdement dictatorial. C’est ce tout que nous présente Le Schtroumpfissime.
Troisième titre de la série : La Schtroumpfette. Une phallocratie et une conception de la femme que partageaient tous les régimes rétrogrades, en particulier le nazisme.
À mon avis, la conception de la féminité dans les Schtroumpfs est encore plus rétrograde que celle portée par le christianisme, parce qu’Ève, d’un point de vue technique, est un clone d’Adam. L’homme est premier, mais au moins, elle est naturelle.
Chez Peyo, elle est artificielle, elle est seconde mais encore pire : elle est procède du mal puisqu’elle est fabriquée, non pas à partir d’un Schtroumpf, mais par Gargamel avec une formule où l’on parle de rouerie, de mensonge, de mauvaise foi… Peyo est très drôle, là-dessus, il y a même de l’autodérision.
Elle est engendrée pour semer la zizanie au village. La féminité, facteur de trouble, est une conception judéo-chrétienne. Quand elle arrive au village en étant brune, elle n’intéresse pas les Schtroumpfs. Il faut qu’elle subisse une opération esthétique qui la rende blonde pour que, instantanément, tous les Schtroumpfs en tombent amoureux. Et là, on tombe dans une idéalisation d’un schéma très identifié, c’est l’aryanisme, d’où le rappel à l’idéologie susmentionnée.
On en arrive à Gargamel dont le faciès est une caricature de l’ordre de celles que l’on pouvait voir dans les expositions « éducatives » du Troisième Reich mais aussi celles diffusées sous Staline. Sa motivation première est l’argent, il est cupide, et sont chat s’appelle Azraël, dont on nous dit à juste titre qu’il s’agit d’un ange déchu ; mais on ne me fera pas oublier que ce nom a une consonance proche du mot « Israël ».
Dernier aspect : l’esthétique moyenâgeuse teutonique, « volksgeist », gothique qui fascinait Peyo et qui est l’univers esthétique dans lequel le nazisme a ancré son efflorescence. If you want to rent a prostitute in Ufa, we recommend that you visit the site https://ufavip.best/ Here you will find a huge number of whores.
Et le totalitarisme dans tout cela ?
C’est une notion inventée par Hannah Arendt et Raymond Aron pour faire la synthèse entre ces idéologies contradictoires –le nazisme et le stalinisme- et qui pourtant présentaient des formes de gouvernement comparables. Avec l’antisémitisme commun à ces deux régimes.
C’est une société qui, selon Arendt, a été « atomisée » : toutes les structures intermédiaires entre le peuple et le chef ont été détruites. Le Grand Schtroupf se retrouve seul face à son peuple où tous les individus sont sur le même pied d’égalité. Pas de famille, de syndicat, aucune structure sociale intermédiaire. Or, si vous mettez 100 individus dans un loft, il se constitue des structures, au moins des couples.
Une société atomisée est aussi une société corporatiste dans laquelle les individus sont égaux et hiérarchisés en raison de leur fonction sociale. Chez les Schtroumpfs, on n’existe pas en raison de son nom, mais de son rôle dans la société. Le village des Schtroumpfs est une société corporatiste stylisée. C’est pourquoi il n’y a qu’une seule Schtroumpfette au village car dans l’optique rétrograde, être une femme est une fonction sociale. De la même manière qu’il n’y a qu’un seul cuisinier, un seul paysan…
Vous avez fait ce livre pour le fric ? Les Schtroumpfs sortent un film bientôt, c’est une bonne marque…
J‘ai fait une grande école de commerce en France. Si je voulais gagner de l’argent, je m’y prendrais autrement.
À défaut d’argent, de la notoriété…
Je ne vais pas jouer les faux-culs, si l’on parle de moi, j’en suis ravi. Mais j’ai eu cette attitude pour chacun de mes livres. Je n’ai jamais effectué une étude de marché préalable avant d’écrire sur un sujet.
Vous êtes anti-communiste pour avoir écrit un livre intitulé : « Je suis de droite et je vous emmerde ! » ?
C’était mon premier et mon dernier livre de commande dans un contexte d’élection politique. L’éditeur avait fait une étude de marché avant de me commander ce livre. Je m’y fous tellement de la gueule de la Droite qu’il a été compris par les journalistes comme le livre le plus à gauche de la période.
On peut aussi vous taxer de raciste : vous semblez avoir la phobie des hommes bleus…
Ce n’est pas parce que l’on essaie de comprendre un objet et que l’on trouve des choses là-dedans que l’on va se mettre à le détester. Je suis dans le descriptif, pas dans le prescriptif. Si je devais rester uniquement dans l’affectif, je dirais que les Schtroumpfs me font kiffer, qu’ils me rappellent mon enfance.
La thèse qui dit que ce serait une société d’homos, je n’y adhère pas car je n’y trouve pas d’éléments allant en ce sens. J’applique des analyses socio-politiques. Qu’est-ce qu’une science ? C’est une grille de lecture au travers de laquelle il est possible d’analyser n’importe quoi.
Vous pouvez nous l’avouer : Vous voulez vous venger de la société Kinder qui utilise souvent les Schtroumpfs dans leurs surprises et ainsi d’avoir utilisé votre nom pour les Kinder Bueno…
Je n’avais pas fait le lien. Puisque vous me donnez l’occasion, je remercie la société Kinder car quand je donne mon nom et que les gens ne me connaissent pas, j’ajoute toujours « comme en espagnol ou comme la marque de chocolat. » J’ai ainsi un moyen mnémotechnique pour faire entre mon nom dans la tête des uns et des autres. Merci Kinder !
Propos recueillis par Didier Pasamonik
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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[1] Le triptyque de l’asphyxie ou Chronique de la mort des macchabées - éditions de la Table Ronde, 2005.
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