Comment vous êtes-vous retrouvés réunis autour de Bob Morane ? En répondant aux sollicitations du Lombard ?
Luc Brunschwig : Pas vraiment. J’avais tout d’abord été contacté par Christophe Bec qui voulait relancer Bob Morane dans un graphisme plus contemporain. Ne voulant s’atteler qu’au dessin de ce projet, il m’a contacté en m’expliquant que lui et le directeur éditorial du Lombard Gauthier Van Meerbeeck seraient intéressés que j’en écrive le scénario. C’était une période de ma vie lors de laquelle j’évaluais mon arrêt dans la bande dessinée, car je venais de traverser une grosse dépression et je pensais que le plaisir d’écrire ne me reviendrait plus. De plus, Bob Morane ne faisait pas partie de ma mythologie personnelle, cette demande m’a donc surpris.
Mais mon épouse étant une fan de la série, elle a demandé que je m’y attèle, pour elle ! Je me suis donc donné le temps de la réflexion, et surtout du bilan. Ma passion de la bande dessinée provient de deux choses : tout d’abord, l’envie de comprendre le monde au travers de ce que j’écris ; puis, j’aime le mélange entre la bande dessinée de distraction et des sujets qui sont souvent cantonnés aux éditions plus indépendantes (l’émotion, la réflexion, etc.). Or, dans le franco-belge, je sens qu’il faut choisir son camp : le mainstream ou l’indépendant. Je me suis alors rendu compte que Bob Morane réunissait ce que j’aime : parler du monde en évoquant les éléments auxquels cet aventurier est confronté (des gouvernements, les nouvelles technologies, les guerres commerciales, etc.), et le faire de manière distractive tout en apportant du fond.
J’ai donc répondu par l’affirmative à la proposition du Lombard et de Christophe Bec, mais la façon dont je l’envisageais impliquait de placer le personnage dans les années 2010 voire 2020. Or, Christophe ne tenait pas à dessiner des voitures ou des bâtiments modernes, il préférait réaliser une série vintage. Notre collaboration s’est donc arrêtée là. Mais entretemps, Gauthier Van Meerbeeck s’était enflammé pour ce projet, car cela rejoignait ce qu’il projetait d’une certaine manière. Trois mois plus tard, l’éditeur est donc revenu vers moi pour m’expliquer que Christophe ne ferait finalement pas ce Bob Morane, et voulait savoir si j’étais toujours tenté de lancer cette version Ultimate. Comme je n’étais pas complètement sorti de ma déprime, j’ai demandé à Aurélien Ducoudray de me rejoindre, afin qu’un second créateur soit à l’origine de la nouvelle vision de Bob Morane, quitte à reprendre le flambeau dans le même esprit si je devais abandonner.
Aurélien Ducoudray : Et moi, je lui ai répondu que s’il arrêtait, je ferais de même ! "Soit on le fait ensemble, soit on ne le fait pas !"
Comment vous êtes-vous alors équilibrés autour de ce concept de départ ?
Aurélien Ducoudray : Nous partagions globalement le même point-de-vue. J’ai passé un ou deux week-ends chez Luc, afin de lister ce que nous ne voulions surtout pas faire, à savoir du vintage. Nous voulions plutôt évoquer des préoccupations modernes, les thématiques fortes qui nous parlent. Que cela soit pour le fond, mais également pour la forme : une façon plus contemporaine de raconter l’histoire, plus ambitieuse.
Comme vous avez pu le faire en enchâssant la séquence aérienne et celle de la cérémonie !?
Aurélien Ducoudray : Oui, nous voulions réaliser un récit intelligent et agréable à lire. Voilà ce que devrait être le mainstream !
Dans cet esprit de reboot, il fallait donc redéfinir les personnages : Morane n’est plus commandant, mais lieutenant...
Luc Brunschwig : Par rapport à sa personnalité et à ce que l’armée attend d’un chef, on ne voyait pas Bob être commandant, car cela impliquait qu’il accepte totalement le système en place. Il devait donc posséder un grade qui lui permette encore de se révolter.
Fallait-il donc absolument que Bob Morane soit en révolte, contre le système en place ? Ces modifications impliquaient-elles également les relations entre les personnages ?
Aurélien Ducoudray : Un héros révolté est un héros qui se pose des questions, et qui entretient cette révolte par ces questions, que nous nous posons d’ailleurs nous-mêmes. Concernant les relations entre les personnages, elles étaient déjà bien en place, nous les avons juste affinées. Mais nous restons centrés sur les personnages, et leur vision du monde. Et ce nouveau monde que nous proposons joue alors un rôle sur les individus.
Vous donnez pourtant des éléments complémentaires assez marqués, comme la relation paternelle de Bill Balantine ?
Aurélien Ducoudray : Il faut pas y voir de la gratuité, nous nous sommes octroyés de la latitude pour creuser les personnages. Nous avons le luxe d’aller fouiller dans leur passé et de trouver des éléments qui vont les constituer et leur permettre d’aller plus loin. La relation amoureuse de Bob Morane est également une vulnérabilité possible pour le futur.
Luc Brunschwig : Nous n’avons donc pas choisi de suivre Bob Morane au moment où cet aventurier parcourt le monde. Nous nous sommes plutôt orientés sur un préquel qu’Henri Vernes n’a jamais évoqué. Le lecteur va donc voir le héros se constituer, et les raisons pour lesquelles il va devenir l’aventurier. Il est en train de se créer.
Le Bob Morane historique était plus monolithique, et servait de vecteur à l’action véhiculée principalement par le récit..
Aurélien Ducoudray : C’était la définition du héros de l’époque ! Actuellement, nos héros ne collent plus à ce canevas ! Ils sont vulnérables, possèdent des points faibles et des zones d’ombre, ce qui les rend justement attachants !
Dimitri, comment vous êtes-vous retrouvés dans le modèle proposé par Luc Brunschwig et Aurélien Ducoudray ? Car votre précédent série Angor se situe aux antipodes de Bob Morane ?!
Dimitri Armand : Tout comme Christophe Bec, je ne voulais pas dessiner des voitures et des bâtiments. L’aspect le plus important de mon métier réside dans ma liberté : je ne voulais pas non plus devoir m’inscrire dans un style précédent. Mais l’histoire m’a tellement plu que je l’aurais acceptée même si cela n’avait pas été la reprise d’un personnage illustre ! J’ai alors demandé si je pouvais envisager la série dans un style plus personnel, ce qu’on m’a confirmé. Dès lors, la séduction du scénario m’a permis de passer outre les voitures et les bâtiments, en le prenant surtout comme un challenge graphique.
Le caractère anticipatif du scénrio permet-il de casser ce graphisme contemporain pour apporter des défis stimulants ?
Dimitri Armand : Exactement ! Le début de ce premier tome nécessitait plus de documentation pour coller à la réalité. Par la suite, la légère anticipation m’a permis de m’en servir uniquement comme base d’inspiration, et de m’en éloigner au fur et à mesure. Comme la SF représente le genre que j’aimerais beaucoup réaliser, je l’approche par le biais de Bob Morane.
Le défi se situait également dans une galerie de personnages bien typés, pour lesquels vous deviez trouver votre propre style : est-ce que cela vous a été évident ?
Dimitri Armand : J’ai fait un gros travail de recherche concernant les personnages, existants et nouveaux. Comme vous l’avez évoqué, je sortais du western Sykes, un genre où il est plus facile de réaliser des personnages fort et identifiables. Or je voulais que les personnalités des héros de Bob Morane puissent également se ressentir en voyant leurs visages.
Votre style a dû évoluer en sortant de cinq tomes d’Heroic Fantasy pour réaliser un long western avant d’aborder Bob Morane !
Dimitri Armand : Mon dessin sur Angor était très propre et lisse. Puis j’ai utilisé l’expérience du western pour réaliser de véritables gueules fortes. Je pense en avoir profité pour le design des personnages de Bob Morane.
Le levier de l’anticipation vous permet-il d’amplifier des préoccupations de notre temps : le terrorisme, les manipulations scientifiques, etc. ?
Luc Brunschwig : Que cela soit au niveau du scénario et du dessin, nous voulions présenter une réalité contemporaine légèrement décalée vers un futur proche. En trois ans de travail sur cette série, nous avons vu se développer Boko Haram, les prothèses bioniques reliées au cerveau, etc. Heureusement pour nous, les prothèses de bras que nous présentons ne sont qu’une étape pour les casques neuro-tech, un élément-clé de notre intrigue. Avec ceci, on touche bien entendu à la manipulation du cerveau, et cette dérive va devenir un ressort pour Bob Morane, car il a participé malgré lui à leur introduction au Nigéria ! Vous découvrirez la suite dans les prochains épisodes...
Aurélien Ducoudray : Nous voulons continuer à aborder des problèmes actuels sous le biais de l’anticipation, ce qui permet de souligner nos effets. Les prochains diptyques évoqueront ainsi les sociétés militaires privées dans les conflits en Ukraine, les problèmes de natalité en Chine, puis les conséquences des actions des Casques Bleus en Afrique.
Dimitri Armand : C’est ce que j’ai ressenti dès la lecture du synopsis : découvrir exactement le type de bande dessinée que je voulais réaliser, d’apparence "pop-corn" tout en profitant d’une vraie réflexion. On annonce au lecteur qu’on va le divertir sans le prendre pour un demeuré. J’ai aussi apprécié que les cliffhangers ne soient pas gratuits, ils annoncent à chaque fois la suite qui se profile. Sur les quatre diptyques prévus actuellement, chacun des cliffhangers est mesuré et sert le récit, c’est passionnant.
Le diptyque est selon vous le meilleur format pour développer des récits de Bob Morane Renaissance ?
Aurélien Ducoudray : Oui, ce format permet de bien profiter de nos intrigues. Puis la dernière page du premier tome doit pouvoir surprendre le lecteur : maintenir cette structure de feuilleton à l’ancienne était évident. Moi, je sais pourquoi je veux acheter un tome 2 : non pas parce qu’il est indiqué "A suivre...", mais pour savoir si mon héros va tomber de la falaise, et ce qui va lui arriver ! Et j’avoue que je suis assez content de notre cliffhanger, car derrière cette ville que le lecteur découvre, se retrouve une idée philosophique que nous voulions développer.
Luc Brunschwig : Nous allons effectivement innover dans la relation entre Bob Morane et L’Ombre Jaune. Elle sera plus ambiguë. Tania Orloff va se rendre compte que Bob n’est pas le méchant décrit par son oncle, mais qu’il apporte en réalité d’autres réponses aux mêmes questions soulevées par ces deux fortes personnalités.
Aurélien Ducoudray : Les deux hommes désirent le bonheur sur Terre, mais par des méthodes différentes. Et ce n’est pas forcément celle de Bob Morane qui est la bonne... Mais vous découvrirez cela par la suite !
Quels échos avez-vous recueillis en expliquant que vous alliez reprendre Bob Morane ?
Dimitri Armand : Beaucoup de personnes ont été étonnées qu’on s’aventure dans cette vieille série poussiéreuse selon eux, mais Bob Morane est le meilleur terrain de jeu qu’on ait pu nous offrir ! On pensait se sentir contraints dans un carcan, mais on nous a donné un bac à sable en nous proposant de réaliser toutes nos envies à l’intérieur.
Luc Brunschwig : Si vous demandez à des enfants quel est le personnage le plus vieux entre Bob Morane et Batman, ils vous répondront certainement le premier ! Car Batman a été réinventé à de nombreuses reprises et qu’on l’a laissé libre entre les mains des créateurs.
Aurélien Ducoudray : Un vrai héros immortel, c’est un héros qui ressuscite !
Propos recueillis par Charles-Louis Detournay
(par Charles-Louis Detournay)
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Brunschwig, Ducoudray et Armand seront présents avec une exposition au Festival de Blois
Un site très complet sur l’univers de Bob Morane
Le site de Bob Morane au Lombard
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Photo en médaillon : Charles-Louis Detournay
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