Le personnel de Christie’s ne s’y attendait pas : il y avait affluence monstre avenue Matignon, à Paris, dans l’hôtel très chic qui accueillait la vente exceptionnelle de bande dessinée et d’illustration préparée par l’expert Daniel Maghen. Le galeriste du quai des Grands Augustins est bien connu des collectionneurs. Il est celui qui, par un travail de longue haleine, a contribué à bâtir un marché, en particulier pour toute une série d’artistes dont il est habituellement le marchand : Jean-Pierre Gibrat, Emmanuel Lepage ou Benjamin Lacombe lui doivent une bonne partie de leur cote, pour ne citer que quelques exemples.
Des sommes conséquentes
Depuis quelques années, les galeristes se sont multipliés dans les grandes métropoles et l’on peut dire que la vente des originaux est quasi devenue partie intégrante du modèle économique des créateurs de bande dessinée. Certains, comme Philippe Druillet, ont toujours vendu (sa première exposition date de 1965), d’autres ont thésaurisé leur patrimoine et vienne recueillir seulement en fin de carrière une forme de consécration.
Mais ce qui fait la cote d’un auteur, c’est la vente publique. Là, certains collectionneurs se disputent "une pièce" de collection dont l’acquisition peut parfois atteindre le prix d’un appartement ou d’une maison. Parmi les "records" de ces dernières années, on citera ceux d’Artcurial : une couverture d’Hergé à 1,3 millions € (2012), une planche de Franquin à 312 000 euros (2010), une suite de 15 tableaux de Bilal à 1,5 millions € (2012) ; ceux de Tajan : Hugo Pratt à 135 000 € (2008), Jacobs à 105 000 € (2010), Peyo à 56 000 € (2010)... ; ceux de Millon & Associés : Uderzo à 318 000 € (Astérix Gladiateur, 2010), Hubinon à 37 000 € (2013), Tardi à 26 000 € (2013),... ; Sotheby’s portant Rosinski à 35 000 €... Des chiffres considérables par ces temps de crise.
Monsieur tout le monde achète des planches...
Qui achète ? Pas forcément des investisseurs en costume gris. Parmi les gens que nous avons rencontrés, on a souvent affaire à d’excellents connaisseurs, renonçant à une planche pour en acheter une autre "parce que les visages y sont mal dessinés", se concentrant sur une seule série ou un seul auteur, comme ce collectionneur venu de Liège en Belgique pour acheter les seules planches de La Quête de l’Oiseau du temps, ou Benoît, le scénariste de Wapi de Paul Cuvelier, venu acheter la planche de Corentin chez les Peaux-Rouges mise en vente.
"L’effet Drouot a sûrement dû amener des nouveaux clients, estime un collectionneur, mais la plupart des têtes que je vois ici, je les connais." "Une cote tient sur deux acheteurs qui se disputent une pièce" dit un autre. La collection d’originaux n’est pas forcément l’apanage des nantis : à la Galerie Glénat, cette semaine, on pouvait acheter un original du jeune Loïc Sécheresse à partir de 180 €.
La vente des records
"Des records, il y en a beaucoup dans cette vente car il y a une grande quantité d’auteurs qui n’ont jamais été mis en vente. Les évaluations sont élevées, très au-dessus de la cote habituelle, mais près de 75% des pièces sont parties et seulement 88 lots ont été ravalés. Cela conforte incontestablement le marché" nous dit un habitué des ventes publiques de bande dessinée.
C’est incontestablement un succès pour Christie’s et son expert Daniel Maghen qui a mis sept ans à faire le siège de la maison londonienne avant de pouvoir organiser cette vente.
Des acheteurs venus en famille
Il faut dire que le spectacle mérite d’être vu : imaginez une salle pleine à craquer. À gauche, une série d’assistants relaient les enchères par téléphone ; à droite, d’autres gèrent les enchères sur Internet, car la vente y est visible en direct live et le catalogue avec les estimations y était téléchargeable gratuitement depuis plusieurs jours. Au centre, la salle où les acquéreurs se signalent en levant le bras (un numéro est attribué à chacun, il suffit de le demander au responsable qui passe dans les travées) pointant studieusement sur le catalogue le résultat des ventes.
La cote de départ est très faible, mais cela monte vite, très vite. Si le commissaire-priseur n’attribue pas une vente à un numéro précis, c’est qu’il est, comme on dit, "ravalé" par le vendeur. "La loi française interdit de mettre un prix de réserve au dessus de l’estimation basse et interdit un ravalement à moins de 10% en dessous de l’estimation basse" nous dit un des collectionneurs présents. Mais comme on l’a dit, le cas est relativement rare et les "grosses pièces" trouvent en général acheteur. L’ambiance est détendue, certains acheteurs sont venus en famille, car la décision d’achat est prise de concert, souvent l’épouse tenant les comptes...
Une série de records
La réussite de Maghen est d’avoir obtenu d’agglomérer dans la même vente une nouvelle génération d’auteurs avec quelques stars sans lesquelles une vente publique n’aurait pas d’éclat.
Cela n’a pas manqué : c’est le malheureux Philippe Delaby, récemment disparu, qui ouvre le bal des records avec une couverture de Murena (tome 7) qui part à 18 000€ (23.400€ avec les frais) ; une toile de Philippe Geluck fait 20 000 € (26.000€ TTC) ; une gouache de couverture pour Vuzz de Druillet, 18 000 € (23.400€ TTC) ; une couverture de XIII de William Vance (le T19) part à 37 000€, une suite de trois planches du même à 38 000€ ; une planche de Pratt part à 45 000 € ; une couverture d’Il était une fois en France de Sylvain Vallée part à 15 000 € (19.500€ TTC), un record pour cet artiste ; Philippe Francq place une couverture de Largo Winch (le T16) à 37 000 € et une planche à 35 000 € ; Manara est présent avec un original à peine érotique (couverture d’El Gaucho) qui part à 34 000 € ; Cosey cote pour une gouache de couverture à un peu plus de 20 000 € ; Marini fait mieux que se défendre avec la couverture du T2 de L’Étoile du désert qui part à 18 000 € ; le Gir de Blueberry est à 15 000€ ; une Valérian de Mézières se stabilise à 11 000 € ; Yves Chaland, pour une planche de Freddy Lombard - Vacances à Budapest, est à 10 000 € ; le même prix qu’une gouache de Lepage, couverture de l’intégrale de Muchacho ; Fred et une couverture de Philémon affichent un prix de 7000 €, comme une couverture de L’Écho des Savanes signée Gotlib ; Vittorio Giardino est à 8000 €...
Des enchères-stars
Mais les stars absolues de cette vacation sont incontestablement Hergé avec un crayonné de Tintin au Tibet qui s’est disputé à 240 000 € et un dessin-autoportrait à 75 000 € ; Franquin dont une couverture de Spirou : L’héritage (pour la Collection Péché de jeunesse en 1976) grimpe à 130 000 € ; Uderzo qui place cette année une planche d’Astérix en Corse à 120 000 €, soit au-delà d’une autre du même album qui n’avait fait que 75 000 € à Drouot en septembre dernier. Autre record : une couverture d’Astérix et le devin vendue à 160 000 € !
Will a fait sensation avec une couverture de Tif & Tondu contre la main blanche enlevée à 54 000 € (68.760€ TTC) ; il y a le cas de Jean-Pierre Gibrat dont une illustration inédite inspirée du Vol du corbeau a fait 55 000 € (70.000€ TTC), un record pour cet artiste, ses planches se cédant entre 16 000€ (20.800€ TTC) et 21 000€ (27.300€ TTC) ; Moebius a toujours la cote et place une planche de l’Incal à 48.920€ TTC ; une couverture de Djinn d’Ana Mirallès réussit un record personnel à 41.480€ TTC ; quant à Peyo, il s’est enlevé à 35 000 € (45.200€ TTC). Tous ces records finissent sous les applaudissements.
Jean-Pierre Gibrat était sonné. Lui dont les planches passent régulièrement le seuil respectable des 15 000 € en galerie ne pensait pas que cette couverture, qu’il mettait lui-même en vente, puisse atteindre un tel score. "C’est injuste, nous dit-il, alors qu’un génie comme Goossens dépasse à peine les 4000€ ! Cela suffit à ne pas me donner la grosse tête, surtout pas !"
"Christie’s et Maghen ont incontestablement réussi leur pari nous dit un expert, mais c’est une première vente. Réussira-t-il dans six mois ou dans un an à rééditer cet exploit ? C’est toute la question..." Christie’s déclare en tout cas en préparer une prochaine pour dans quelques mois.
"C’est en tout cas une bonne nouvelle pour la bande dessinée, nous dit un autre. La visibilité que lui a donnée Christie’s a été exceptionnelle. Quant à Maghen, grâce à cette opération, il a atteint une étape supérieure." Il aura en tout cas réussi à réaliser en une après-midi et quasi une nocturne, une vente record de 3.888.250 euros, un record en France.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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Les résultats de la vente sont en ligne sur le site de Christie’s
Photos : D. Pasamonik (L’Agence BD)
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