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Farid Boudjellal : « On me pardonnera difficilement d’avoir abordé le sujet des Harkis ! »

Par Laurent Melikian le 1er mai 2012                      Lien  
Farid Boudjellal est un auteur rare. Son nouveau livre, Le Cousin harki est publié cinq années après Les Années Ventoline. Les deux récits se situent au débuts des années 70. Mahmoud -le Petit Polio devenu adolescent et asthmatique- est soigné dans une clinique du Sud de la France. Soignants et soignés constituent une population française en réduction, chacun trimbalant ses douleurs et ses fantômes. Rencontre avec un metteur en scène de l'émotion et de la mémoire...

Sur ce site même, il vous a été reproché de ne pas traiter du drame harki dans le Cousin Harki. Que vous inspire cette critique ?
C’est une appréciation trop scolaire pour qu’elle me préoccupe. On m’a fait la même remarque à propos de Mémé d’Arménie parce que je n’avais pas dessiné de Turcs massacrant les Arméniens. Je n’ai pas cherché à faire une thèse sur les Harkis. J’ai traité le thème comme j’avais envie de le faire à travers une intrigue, pas en me livrant au reportage. Je sais qu’il existe une demande pédagogique forte émanant du public. On la retrouve avec les succès des Ignorants ou de Chroniques de Jérusalem. Le Cousin Harki n’appartient pas à cette catégorie.

Farid Boudjellal : « On me pardonnera difficilement d'avoir abordé le sujet des Harkis ! » Quel est le principe du Cousin harki ?
Il s’inscrit dans la suite logique de Petit Polio, des Années Ventoline et plus largement de mon premier album : l’ Oud paru en 1983 chez Futuropolis, déjà. C’est une saga familiale. J’ai choisi de mettre en scène un personnage qui prend le contre-pied des clichés dont la plupart se justifient sans doute, d’ailleurs. On a construit l’image des Harkis autour de thèmes récurrents, la misère, l’illettrisme, la trahison… Mon personnage, Moktar, a fait le choix de la France et de ses valeurs et c’est la France qui le trahit. Avec lui, j’avais envie de sortir des sentiers battus. C est un intellectuel. Son père s’est battu pour la France et il se retrouve embarqué dans la Guerre d’Algérie par une succession d’événements. Le fil rouge du récit se tisse autour d’un Coran ayant appartenu à son père qu’il doit rendre à un officier français converti à l’Islam.

Les Années Ventoline -votre précédent livre- et le Cousin harki sont aujourd’hui proposés en coffret. N’auraient-ils pas pus être un seul et même volume ?
On peut considérer les Années Ventoline comme une introduction au Cousin harki. J’ai pu y créer cette clinique pour les maladies respiratoires, « Les jours plissés », un lieu de soin et de civilisation. Quand je travaillais sur ce livre, je pensais beaucoup aux ateliers que j’anime en milieu carcéral. Je me disais que comme cette clinique, la prison devrait être un haut lieu de civilisation avec les meilleurs professeurs, où l’on proposerait du sport, de la culture pour que les prisonniers en sortent transfigurés. Je consacre beaucoup de temps à ces ateliers. Je dirige une revue réalisée par les prisonniers de Fleury Mérogis qui va atteindre son douzième numéro. C’est la raison pour laquelle il me faut parfois cinq ans pour réaliser un album.

© Boudjellal - Futuropolis
Qui a trahi ? Une séquence en "colonne" du Cousin Harki

La réconciliation est-elle le thème central du Cousin Harki ?
Dans chacun de mes albums, je m’efforce d’exprimer ce que j’ai de meilleur en moi, pas ce que j’ai de pire. Ce type d’album présente peu d’intérêt à mon sens, en dehors de la réconciliation, D’ailleurs, il faut prendre "cousin" comme un terme désignant le compatriote d’origine algérienne qui vit de l’autre côté de la Méditerranée. J’y présente des enjeux de mémoire toujours délicats. Il est même possible qu’après cette publication, je ne sois plus invité à une manifestation culturelle en Algérie où le sujet reste tabou, on me pardonnera difficilement de l’avoir abordé. Les réconciliations ne se font pas sans douleur. C’est aussi une réconciliation avec moi-même, avec le Harki qui est en moi. Pourtant, je ne suis pas Harki, ni issu d’une famille de Harkis. Je suis né Français par filiation. Mon père et ma grand-mère arménienne ont obtenu leur passeport français en 1948. Or, dans les années 1970, cette nationalité me faisait passer pour un Harki auprès des Algériens. Quand je passais la frontière pour me rendre en Algérie, les douaniers me disaient : " Harki, harki !" comme une marque d’infamie. C’est pourquoi Mahmoud insulte Moktar, quand il découvre sa carte d’identité française.

Vous semblez vous éloigner de l’autobiographie, ou plutôt de l’autofiction…
Pour moi l’autobiographie n’existe pas. Le passé est mort, la seule chose qui existe vraiment c’est la page blanche. Pour Godard, le premier sujet du cinéma, c’est le cinéma en lui-même. Je pense que c’est la même chose avec la bande dessinée. L’autobiographie pure et dure, c’est-à-dire la volonté manifeste de tout dire, est trop souvent une littérature du ressentiment. Je peux montrer mon cul, mais il est hors de question que je montre celui des gens que j’aime. Même si Mahmoud reste mon substitut narcissique, il ne s’appelle pas, volontairement, Farid. Il m’est difficile de me mettre en scène frontalement. J’appartiens davantage au groupe qu’à l’individu. Aujourd’hui la bande dessinée autobiographique ou le journal intime sont devenus des genres aussi usés que l’Heroïc Fantasy.

Pourtant le modèle de Mahmoud –dit Petit Polio dans vos précédents albums-, reste vous-même…
Je suis présent dans tous mes personnages. Je suis à la fois Mahmoud, Moktar, Daniel, Gaston et Julien… Mais je n’hésite pas à faire appel à mon imaginaire. Je crois d’ailleurs qu’on en dit plus sur soi en livrant son imaginaire que des parcelles de sa vie.

Ressentez-vous une urgence à parler différemment de l’Islam ?
Bien sûr. Mon histoire se situe en 1973, pour mieux aborder ce sujet. Aujourd’hui l’Islam est perverti, trop souvent par les siens. On ne parle que de ce qu’on appelle l’"islamisme", la politisation de la religion. Il n’est plus possible d’aborder le thème sans préalable, un Musulman même très ouvert doit donner des gages pour dire qu’il n’est ni fondamentaliste, ni terroriste. En 1973, la question ne se posait pas ainsi. Si je devais parler de l’Islam aujourd’hui, je le ferais par le biais de l’humour comme dans Juif Arabe.

Comment vous arrangez-vous avec l’évocation de la violence ?
Je me méfie de la violence en bande dessinée, elle est souvent complaisante. La violence est agréable à dessiner. Elle permet d’avoir un dessin dynamique. Ce n’est pas facile de la dénoncer. Avec un dessin académique. On risque même de la magnifier. Le Cousin harki comporte des scènes violentes que je ne montre pas directement. Par exemple, je n’imagine pas représenter un soldat émasculé avec ses parties génitales dans la bouche. Je le suggère dans le regard de son ami homosexuel. Je crois que c’est un album violent, mais subtil par sa narration.

© Boudjellal - Futuropolis

Pourquoi avoir abordé le thème de l’homosexualité ?
J’avais également des préjugés sur cette question hérités d’une éducation machiste. Puis, j’ai rencontré des homosexuels qui m’ont touché. Dans les années 1970, les homosexuels, comme les Harkis, rasaient les murs. C’était terrible.

La Shoah est également un thème du récit ,…
En 1973, la Shoah était aussi quelque chose dont on parlait peu mais qui était présent de manière sous-jacente. Beaucoup de gens avaient vécu la Seconde Guerre mondiale. J’avais beaucoup d’amis juifs et j’en discutais avec eux. Je me sentais touché par leur histoire, sans doute du fait de ma grand-mère arménienne.

C’est un sujet qui est même omniprésent avec les tapotements continus du docteur…
… et on finit par apprendre qu’il s’agit du dernier message d’amour que sa mère lui a adressée avant d’être déportée. Susciter l’émotion en bande dessinée passe par une technique, un découpage appropriés, des éléments que l’on distille petit à petit. Le Cousin harki regroupe de nombreux personnages qui chacun trimballe une histoire. Si j’avais dû lui appliquer une narration de type manga, il aurait totalisé 400 pages. En fait ma narration s’inspire énormément du comic strip. Un strip des Peanuts correspond à un moment qui dure trois images. Le Cousin harki est une suite de ces moments. Si une scène réclame plus de trois cases, elle devient une colonne. Chaque scène est une unité de temps, cela donne un découpage très cinématographique. Dire un maximum de choses dans un minimum de cases.

© Boudjellal - Futuropolis

Votre récit met en évidence les enjeux de mémoire qui hantaient l’époque et sur lesquels la France contemporaine s’est bâtie finalement sans douleur excessive. Le Cousin harki est-il en fait un regard positif sur l’évolution de la société française ?
Certainement. Je suis né en France en 1953. J’ai connu un racisme assez violent, j’ai participé aux différentes marches pour l’égalité des années 1980…

Aujourd’hui quand je visite une classe, des gamins me disent : "M’sieur vous êtes un rebeu !" Avec une pointe de contentement, je leur réponds : "Eh oui !". À leur âge, j’aurais adoré qu’un Arabe vienne montrer ses livres. Dans les années 1960, pour le grand public, la musique arabe c’était : "Fais-moi du couscous chéri !" Dans les années 1970, Georges Marchais [Premier secrétaire du Parti communiste français, NDLR] affirmait que la finalité de l’immigré était de rentrer chez lui. Le seul acteur arabe très connu était Omar Sharif. J’adorais justement Victor Mature pour son physique un peu sémite. Aujourd’hui, les choses ne sont pas parfaites mais les acteurs et les personnalités issues des minorités sont plus visibles. Par exemple on retrouve Jamel Debouze dans le Marsupilami !

Loin du Cousin harki, comment vous êtes vous retrouvé à participer à Théophilia Werner, un feuilleton de type thriller publié récemment ?
La scénariste Adèle Roost m’avait raconté cette histoire qu’elle voulait écrire sous forme de roman. Je trouvais que Théophilia Werner était un vrai personnage de BD, mais Adèle m’a dit qu’elle ne saurait pas découper son récit. Je lui ai proposé de m’en charger en confiant le dessin à Leïla Leiz avec qui j’avais déjà travaillé sur Hadj Moussa. C’est plaisant et reposant de ne pas avoir à chercher des histoires. Pour Théophilia Werner, je ne suis pas auteur, ni même scénariste, d’ailleurs je ne me suis jamais vraiment considéré comme un scénariste. Il me semble qu’un auteur complet, peut difficilement être son scénariste. Une bande dessinée réalisée par plusieurs peut être de meilleure qualité qu’une bande dessinée d’auteur mais chacune fonctionne différemment avec une alchimie différente. J’espère que ce premier album aura suffisamment de succès pour permettre la suite prévue sur trois tomes…

(par Laurent Melikian)

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Photo : Laurent Mélikian

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