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Guillem March & Thilde Barboni (1/2) ("Monika") : « Notre personnage Monika est une personnalité complexe : elle affronte ses peurs quand elle est travestie. »

Par Charles-Louis Detournay le 1er juillet 2015                      Lien  
Étonnant récit paru chez Dupuis, mêlant thriller politique, performance artistique, avancées technologiques et incursion dans le monde de la nuit. Si le récit risque de surprendre le lecteur, les personnages maintiennent une sensibilité de bout en bout, sans tomber dans le travers d'une sexualité qui aurait dénaturé le propos. Analysons la construction d'un album hors norme.

Est-ce que le récit de Monika est venu du personnage, ou d’un mélange des genres que vous affectionnez ?

Monika est un projet qui me tenait à cœur depuis très longtemps : l’histoire d’une femme qui explore plusieurs personnalités liées à son enfance et à d’autres problématiques. J’ignorais sous quelle forme j’allais concrétiser cette idée, mais cela devait être visuel car cette héroïne est une performeuse et artiste. Mais comment trouver le bon dessinateur capable de restituer cette atmosphère étrange avec élégance sans tomber dans le vulgaire ? Il fallait que le lecteur comprenne que l’héroïne est perturbée psychologiquement sans tomber dans le graveleux. Lorsque j’ai montré le projet à Sergio Honorez de Dupuis, il a immédiatement adhéré à cet esprit et a compris qu’il fallait un dessinateur capable de développer cette partie inconsciente en évitant un réalisme cru. Il a alors pensé à Guillem March, tout en évoquant son exclusivité avec DC Comics. Je me suis tout de même renseignée sur son travail, et j’ai compris qu’avec son son style fantasmatique élégant, Monika ne pouvait être que pour lui.

Mise à part Jessica Blandy, le catalogue de Dupuis ne compte pas beaucoup de séries qui jouent sur la sensualité. Pourquoi avoir été proposer Monika à Sergio Honorez ?

J’ai une excellente communication avec Sergio : nous nous comprenons facilement et rapidement. Si je suis écrivain de nature, j’ai commencé à publier de la bande dessinée chez Dupuis, au sein d’Aire Libre (NDR : avec Vampyres et Rose d’Elisabethville) : je trouve que son équipe est professionnelle, formidable et très communicative. C’est donc tout naturellement que j’ai été vers Sergio pour présenter Monika, et je n’aurai de cesse de le remercier pour avoir soutenu le projet et m’avoir mis en contact avec Guillem.

Guillem March & Thilde Barboni (1/2) ("Monika") : « Notre personnage Monika est une personnalité complexe : elle affronte ses peurs quand elle est travestie. »

Vous avez alors contacté Guillem, qui était donc bien en exclusivité avec DC Comics ?

Je lui ai effectivement envoyé le scénario, qu’il a adoré, et il a compris que la forme visuelle devait passer par l’élégance tout en restituant l’inconscient et la problématique principale de Monika. Effectivement, l’album devait comprendre des planches très suggestives, mais que Guillem pouvait approcher par le fantasme.

Avant d’aborder le dessin, intéressons-nous à Monika : l’avez-vous construite sur son trouble de la personnalité ? Le body art n’est arrivé que par la suite ?

Au fur et à mesure du récit, Monika révèle plusieurs types de personnalités. Je voulais que le lecteur se demande pourquoi elle se déguise : à la base, elle est craintive, mais dès qu’elle emprunte un masque, elle est beaucoup plus entreprenante. Elle affronte ses peurs quand elle est travestie. De même la façon schizophrénique, je désirais qu’elle soit artiste et performeuse, un nouvel aspect extraverti qui tranche avec la personnalité introvertie qu’elle est dans le quotidien.

Guillem, comment avez-vous opéré la transition entre ce que vous réalisiez pour DC comics, et ce graphisme attendu par Thilde ?

J’avais déjà travaillé avec Dupuis auparavant, notamment sur le collectif Vampyres, et c’est par la suite que j’ai signé avec DC. Cela n’a pas empêché Dupuis de continuer à me contacter et à me proposer des scénarios intéressants, mais qui ne me correspondaient pas suffisamment pour que je m’éloigne de DC. Mais lorsque j’ai reçu le récit de Thilde, je me suis directement dit que c’était une histoire que je désirais dessiner : cela me rappelait effectivement l’univers des premières histoires que j’avais réalisées et dont les héroïnes étaient des jeunes femmes dans ce qu’elles ressentaient. De plus, Monika détenait un réel potentiel visuel pour un artiste. Le script de Thilde me laissait beaucoup de liberté pour interpréter l’univers de Monika. Pour ces différentes raisons personnelles et artistiques, je me suis dit que ce scénario était réellement un cadeau pour moi, et que je ne pouvais pas le laisser passer.

Vous avez donc dû lâcher DC comics afin de vous consacrez à Monika : comment cela s’est-il réalisé ?

Tout d’abord, j’ai dû travailler sur Monika en même temps que pour DC, ce qui était non seulement schizophrénique, mais aussi complexe. Je pensais tout d’abord que j’aurais pu me consacrer à Monika dans mes moments creux, mais je me suis rapidement rendu compte que ce serait impossible car le travail à l’américaine est beaucoup plus stressant que notre vision franco-belge. J’ai donc dû fréquemment marquer des pauses sur Monika, jusqu’au moment où j’ai décidé de quitter DC. En effet, je devais faire un choix entre un travail intéressant mais alimentaire, et une œuvre plus personnelle. Ce choix m’a permis de plus m’investir dans Monika, y compris au niveau des couleurs, et c’est pour cela que c’est actuellement le livre dont je suis le plus fier !

Pour parvenir à une telle symbiose entre une scénariste et un dessinateur, quelle part de liberté faut-il laisser pour que l’autre puisse s’accaparer le projet ?

Le scénario de Monika demandait que l’on crée toute la partie artistique du personnage, y compris son loft. Quant au body painting qui était effectivement bien présent dans le scénario, je n’avais apporté aucun exemple, Guillem s’est donc approprié toute cette dimension pour la transcender dans ce qu’on peut retrouver dans l’album.

En tant qu’artiste, Guillem a donc investi cette part créatrice de Monika, dans ses œuvres, et dans le ressenti de sa vie. En quatre années de collaboration avec lui sur ce premier tome de Monika, chaque planche que j’ai vue m’a étonnée et ravie : c’était à chaque fois une création ! Prenons par exemple la couverture : jamais je ne me serais imaginée une telle représentation, mais j’ai été conquise dès sa présentation.

Je craignais aussi la représentation du bal qui pouvait malheureusement tomber dans le scabreux, mais je suis aussi tout de suite aperçue qu’il avait trouvé le style adéquat. Guillem a tout simplement compris le propos du récit, ce qui a permis qu’il vise juste à chaque fois : les personnages restent naturels. Guillem a saisi la personnalité de notre héroïne Monika, le fait que le lecteur ait envie de la protéger, malgré une possible attirance.

Guillem, l’univers artistique de Monika était une évidence pour vous ?

Réaliser Monika représentait un réel défi ! Un des challenges résidait dans le contenu artistique du scénario : les œuvres de Monika, le body painting sans oublier son environnement quotidien. Un second challenge fut le choix de la couleur directe : cela apporte beaucoup au dessin, mais cela ne laisse pas la place à l’erreur ! Pour DC, je réalisais les crayonnés et l’encrage, mais je laissais les couleurs à une tierce personne, ou alors je les réalisais à la palette graphique. Pour Monika, je voulais m’investir à 100% et apprendre comment "peindre" chaque planche. Et comme cette difficulté technique se doublait du milieu artistique dépeint dans le récit, j’étais partagé entre les complications et la sensation de liberté que j’éprouvais : ce fut donc ardu !

En travaillant en couleurs directes, avez-vous dû refaire parfois certaines planches, ou cela a-t-il surtout nécessité de longs travaux préparatoires ?

Le tome 2 paraîtra en septembre

J’ai surtout consacré beaucoup de temps à travailler l’agencement de chaque planche, afin que la disposition de l’ensemble soit très claire pour moi. Cet investissement m’a permis de ne pas trop me tromper par la suite, même si j’ai finalement parfois réalisé des retouches manuelles ou informatiques sur les versions finales. Pour DC, j’ai utilisé des pinceaux, qui me permettait de retranscrire l’univers sombre de Batman, mais cela ne convenait pas pour Monika, qui vit plutôt dans un monde de lumière. Après le crayonné, j’ai donc utilisé des feutres indélébiles assez fins avant de donner du volume grâce à la couleur directe : un mélange de techniques en définitive.

Lorsqu’on évolue ainsi, le moment de la décision et du début de la première planche est difficile, car vous ne pourrez plus modifier votre style par la suite... sur les deux volumes ! Les premières pages se sont donc révélées complexes, mais je me suis détendu, et en enchaînant les pages, tout est devenu plus confortable et naturel.

Maintenant que le premier livre est paru, on peut imaginer que vous allez vous atteler au second tome ? Quel délai vous faut-il pour achever votre histoire ?

Comme Monika est un thriller, nous ne voulions pas attendre pour livrer la fin du récit. Le second tome paraîtra donc en septembre. Guillem vient de le terminer. Il est très complexe : le contenu est tout simplement extraordinaire ! Je considère que collaborer avec lui a été un réel cadeau, et c’est sans doute l’ouverture du script qui lui a permis de tellement s’impliquer dans le récit. Alors que j’avais mon personnage, on aurait pu imaginer qu’il en donne une seconde vision. C’est finalement une synthèse parfaite qui a été réalisée... Que demander de plus ?!

Propos recueillis par Charles-Louis Detournay

Guillem March & Thilde Barboni
Photo : CL Detournay

(par Charles-Louis Detournay)

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Lire notre chronique du premier tome de Monika

Lire nos autres chroniques des récits de Thilde Barnoni : Vampyres et Rose d’Elisabethville, ainsi qu’une précédente interview de Séraphine & Thilde Barboni : "Rose d’Elisabethville" est une fiction, mais des événements historiques réels sont en filigrane !"

Photo en médaillon : CL Detournay

 
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