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Keum Suk Gendry-Kim : « J’arrive chargée d’espoir »

Par Laurent Melikian le 23 mai 2017                      Lien  
À Nantes jusqu’au 1er juin 2017, Keum Suk Gendry-Kim est invitée du Festival multiculturel Printemps Coréen. Les amateurs de bande dessinée internationale connaissent cette auteure qui a publié en 2012 « Le Chant de mon père », récit autobiographique à propos de l’exode rural subit par sa famille dans les années 1970 en Corée du Sud. Trait d’union entre la France et la Corée, elle s’est établie pendant deux décennies dans l’hexagone avant de retourner vivre dans son pays natal récemment. Nous l'avons rencontrée alors que la Corée vit un bouleversement politique probablement encore plus important que celui que connaît la France actuellement.

Printemps Coréen consacre à Keum Suk Gendry-Kim une exposition rétrospective composée de planches originales extraites du Chant de mon père et de Jiseul, ouvrage sur la guerre entre les deux Corées publié en français par Sarbacane en 2015.

Le visiteur découvre également ses nombreuses productions pour la jeunesse inédites en France où apparaît le personnage de Coquinette, son double graphique. Une part importante de l’exposition est également consacrée à Mauvaises herbes, un roman graphique que l’auteure vient de terminer et qui sera publié cet été en Corée. Cette dernière œuvre est consacrée à un épisode délicat de la Seconde Guerre mondiale, les « Femmes de réconfort », autrement dit des jeunes femmes de plusieurs pays asiatiques réduites à l’état d’esclaves sexuelles par l’armée impériale japonaise.

Keum Suk Gendry-Kim : « J'arrive chargée d'espoir »
Concert dessiné le 19 mai 2017 à Nantes
Photo : L Melikian

Curieux hasard, vous revenez pour un cours séjour en France alors que nos deux pays viennent d’élire un nouveau chef d’état. Quel est votre état d’esprit ?
J’arrive chargée d’espoir. Je réalise que je n’ai jamais connu la pleine démocratie en Corée. Je suis née en 1971 sous la dictature. Quand j’en suis partie en 1994, elle prenait fin… Je suis revenue en 2011 sous le pouvoir de Lee Myung-bak, Puis Park Geun-Hye, fille de l’ancien dictateur. Aujourd’hui (cet entretien est réalisé le 19 mai 2017, neuf jours après les élections présidentielles en Corée du sud), le nouveau président Moon Jae-in a déjà pris des décisions importantes et positives pour l’environnement, le droit du travail, l’éducation, ... Cela résulte de la force des citoyens comme moi qui ont manifesté il y a quelques semaines dans le froid de l’hiver. Ce festival qui m’accueille à Nantes s’appelle « Printemps coréen », or je viens de terminer mon roman graphique Mauvaises herbes à propos du drame des « Femmes de réconfort ». La dernière case représente un bourgeon perçant la neige après l’hiver…

Revenons en arrière, qu’est-ce qui vous a amené à vivre en France ?
Au collège, j’étais fascinée par la peinture. Une professeure d’art plastique -très différente des autres enseignants autoritaires- m’a incité à m’engager dans cette voie. Elle m’a dit qu’elle voulait étudier les Beaux-arts à Paris. Ensuite je l’ai perdue de vue, mais l’idée germait. Mes parents très modestes n’avaient pas les moyens de m’offrir des études dans un institut. J’ai pu quand même entrer à l’université en section arts plastiques avec l’appui d’autres professeurs. Sur le mur de ma chambre, j’avais punaisé une calligraphie signifiant que je partirai en France. J’ai travaillé en restauration pour m’offrir ce départ et je me rendais quotidiennement au Centre culturel français de Séoul. Je voyais des films en noir et blanc auxquels je ne comprenais rien, mais je les trouvais beau.

J’ai pu enfin acheter un billet et j’ai annoncé à mes parents que je partais, vivre ma vie contre leur avis. Ils étaient inquiets, mon père était âgé et un peu malade… La France, ce n’était pas que pour les études, c’était aussi la liberté. Rester en Corée voulait dire se marier, se sacrifier et oublier ses rêves. Si je ne partais pas à ce moment, je l’aurais regretté toute ma vie. Ces années françaises m’ont marquée et si aujourd’hui « Gendry », le nom de mon mari français figure sur ma signature, c’est pour honorer ce séjour.

Aujourd’hui, vous résidez de nouveau en Corée…

Je ne me voyais pas y revenir. Trop de souffrances étaient associées à la Corée et mon père était décédé. Lors d’un court séjour, mon mari a été séduit par les gens, le dynamisme, il voulait vivre à la coréenne. Il m’avait appris la France, je voulais lui rendre la pareille. Par ailleurs je me suis rendue compte que je peux mener ma vie comme je l’entends dans cette Corée d’aujourd’hui. J’ai beaucoup de choses à dire par rapport à la société, la vie, l’éducation. Je me sens un certain devoir, même si je ne suis pas sûre d’y rester définitivement.

Avec votre époux Loïc Gendry vous avez publié en 2016 De Case en case, une suite de portraits de grands auteurs coréens. Pourquoi avoir choisi le portrait et non l’interview, plus courante pour ce genre d’ouvrages ?
Nous voulions décrire chaque auteur que nous avons rencontré non seulement à travers son œuvre, mais aussi physiquement, approfondir sa personnalité, sa gestuelle, son énergie, décrire le cadre de la rencontre, ... Les lecteurs français auront peu de chance de les rencontrer, c’est pour eux que nous avons entrepris ce livre.

Quel état dressez-vous de la bande dessinée en Corée actuellement ?
La diversité s’estompe aujourd’hui. Le webtoon -les bandes dessinées pour smartphone- est devenu un standard quasi exclusif. D’ailleurs « webtoon » est devenu le mot qui désigne la bande dessinée, on parle de « manhwa » exceptionnellement, pour les ouvrages didactiques destinés aux enfants. Auparavant le paysage était plus varié avec notamment des romans graphiques qui parlaient de notre société. C’est ce domaine qui nous a intéressé pour De Case en case avec les portraits d’une quinzaine d’auteurs souvent traduits en Français. Cela nous paraissait important d’autant plus que dans les années 2000, on a beaucoup adapté de manhwa trop proches de la BD japonaise, on les appelaient des « sous-mangas ».

Enfant, quelles bandes dessinées lisiez-vous ?
Je lisais bien sûr des shojos pour filles ou Candy, mais j’étais un peu garçon manqué et j’ai lu pas mal d’histoires pour garçons. Au collège, j’adorais le Bandit généreux de Lee Doo-ho (série publiée aux éditions Paquet) et ses autres bandes dessinées, ainsi que celles de Lee Hee-jae (Vedette chez Casterman et Histoires sur le bord du trottoir chez FLBLB). Ils avaient un style différent, très personnel. Cependant la bande dessinée n’avait pas une place très importante chez moi, j’étais plus influencée par la peinture ou l’art contemporain. Dessiner sur papier m’étouffait, j’avais besoin d’espace et je m’orientais vers la sculpture. Aujourd’hui encore je dessine debout, j’ai besoin de mouvement…

Vous êtes proche en cela de l’art pictural traditionnel, chinois notamment…
C’est vrai. Un coup de pinceau parfois très rapide m’évoque la vie. Je trouve cela très beau, comme le chant coréen traditionnel, on en ressent une énergie, un flux qui ne s’interrompt pas. Cela me relie à mon père.

Keum Suk Gendry-Kim et Coquinette, personnage récurent de ses bandes dessinées et albums pour la jeunesse
Photo L Melikian

Comment vous situez-vous dans la bande dessinée coréenne avec l’importance grandissante du webtoon ?
Je crois que le webtoon qui commence à s’exporter dans le monde entier permet aux Coréens de retrouver une identité qu’ils cherchent depuis l’occupation japonaise. Malheureusement il y a un revers à la médaille : on confond investissement et identité. Le pays a trouvé une grande force liée au financement des entreprises culturelles. Notre cinéma est populaire et, de ce fait, l’aide publique à la bande dessinée est calquée sur ce modèle.

Pour la bande dessinée, elle concerne souvent les productions de studios qui ont déjà du succès et rarement les artistes indépendants. Ceux-ci doivent courir après des revenus hypothétiques du webtoon. Quand on travaille pour l’édition papier, on cherche un éditeur qui correspond à l’esprit d’un projet. Dans le webtoon, il n’y a plus que des diffuseurs et tout est mélangé. Pour l’instant je préfère me garder à distance de cette grande confusion.

Parallèlement à la bande dessinée, je m’oriente aussi vers l’album jeunesse. J’ai publié plus d’une dizaine de BD et deux albums jeunesses en quelques années. J’étudie beaucoup ce domaine, l’écriture minimaliste, le sens du dessin. J’ai découvert par exemple Un jour, un chien par Gabrielle Vincent, ça m’a stimulée. Comme la poésie, l’album jeunesse peut concerner un large public.

Extrait de "le Chant de Heungbo", inédit en français
© Keum Suk Gendry-Kim

Jiseul, à propos d’un massacre de civils par l’armée du Sud pendant la guerre entre les deux Corées est votre dernière bande dessinée publiée en France (Ed. Sarbacane, 2015). Pourquoi vous être intéressé à ce drame ?

Ce sujet me touche, la sœur ainée de ma mère est en Corée du nord, on ne sait pas si elle est toujours vivante. Jiseul m’a été suggéré par mon éditeur coréen. Il avait acheté les droits d’adaptation du roman original avant qu’il ne fasse aussi l’objet d’une adaptation au cinéma. Lorsqu’il m’a fait cette proposition, j’avais déjà vu l’affiche du film. Celle-ci m’avait frappée : elle représente deux jeunes face à face. Sur fond de tempête, la fille plonge un regard apeuré dans les yeux du garçon tétanisé la tenant en joue... Pour moi, toute l’histoire de la séparation des deux Corées se résume dans cette image.

Après avoir vu le film, j’ai senti l’urgence de dessiner cette histoire. La bande dessinée est un autre media, qui se répand de la main à la main et par lequel il est possible d’échanger. Pendant longtemps, en Corée du Sud, il était impossible d’évoquer le massacre de Jiseul sous peine d’être qualifié d’ennemi. Les survivants se sentaient coupables, leur souffrance était énorme et ils n’avaient pas le droit de l’exprimer. Le réalisateur du film est né sur cette île de Jiseul. Jeju, une île magnifique avec des paysages en parfaite contradiction avec la tristesse de sa mémoire…

Jiseul, affiche du film et couverture de la bande dessinée. "L’histoire de la séparation des deux Corées se résume dans cette image"

Sentez-vous un déficit de mémoire en Corée ?

Bien sûr. Les idées fixes des Coréens de tous bords me font peur. J’ai l’impression qu’on les a enfermés dans des cases. Je vois même des artistes enferrés dans leurs certitudes souvent nationalistes. L’histoire des « Femmes de réconfort » que je traite dans Mauvaises herbes reste un sujet tendu, objet d’affrontements avec le Japon. En quelque sorte on est tous un peu nationalistes, mais sous la présidence de Park Geun-Hye qui descend d’une famille pro-japonaise, il avait été décidé de réécrire et contrôler les manuels scolaires pour raconter la guerre avec le Japon telle que l’extrême droite veut bien l’entendre. Une telle mesure de la part du gouvernement Park aurait risqué d’induire la jeunesse dans une vision faussée de l’Histoire et de les orienter vers le nationalisme radical. Une des premières mesures du Président Moon a été d’abroger ce projet.

Extrait de "Jiseul"
© Keum Suk Gendry-Kim et O Muel

Comment avez-vous abordé la mémoire des « Femmes de réconfort » avec Mauvaises herbes ?

C’est un sujet très lourd que j’ai commencé à investir il y a déjà dix ans. Je me suis beaucoup documentée et j’ai accompagné le livre Femmes de réconfort par Jung Kyung-a (publié en France 2007 par le Diable vauvert) car je ne me sentais pas encore de le faire moi-même.

En 2013 j’ai réalisé une histoire courte pour l’exposition qui a été présentée au Festival d’Angoulême. Pour aborder ce sujet de l’enlèvement de ces femmes du peuple, il faut bien en comprendre le contexte. Nous vivions l’occupation japonaise, ces femmes ont été soit enlevées, soit trompées en pensant qu’elles allaient travailler en usine, soit volontaires. Elles se sont sacrifiées pour leur famille, parfois vendues par leur propre père, il faut comprendre pourquoi ce sacrifice a été accepté. Pour les Coréens d’aujourd’hui, si l’on dit que certaines sont parties volontairement, elles perdent leur statut de victime, c’est terrible. Et Il faut bien rappeler que des Coréens collaborateurs ont participé au kidnapping ou au trafic.

Avec Mauvais herbes, Je veux présenter le point de vue d’une de ces femmes et je refuse de représenter la violence physique, pas question que certains y prennent du plaisir. Je favorise la psychologie de ces femmes qui ont vécu le pire. Après leur drame, elles ne pouvaient plus avoir d’enfant, certaines se sont suicidées, d’autres sont devenues très fortes de caractère. Elles ne pouvaient pas rentrer chez elle, considérées comme des filles perdues. Elles sont parfois restées en Chine où l’armée japonaises les avaient emmenées, sans ressource.

Deux planches de "Mauvaises Herbes"
Photo : L Melikian

Mauvaises herbes, pourquoi ce titre ?

Les « Femmes de réconfort » sont souvent représentées de manière allégorique comme des fleurs ou des papillons. Je déteste qu’on parle d’elles comme des objets fragiles. Je les considère comme des filles du peuple que les gens de pouvoir s’autorisaient à écraser. Si le vent est un pouvoir, les mauvaises herbes se couchent quand il souffle mais elles se redressent après.

Comment avez-vous procédé ?

Je suis partie du témoignage d’une de ces femmes que j’ai longuement interviewée. C’est une combattante très courageuse. Elle réside aujourd’hui en Corée dans une maison avec d’autres victimes, après avoir vécu plus de 55 ans en Chine. Elle a beaucoup d’humour, elle témoigne régulièrement de son calvaire, mais elle m’a raconté des histoires plus intimes dont elle s’ouvre peu. J’y ai consacré trois années de travail pour un volume de 500 pages.

Publier un roman graphique de 500 pages, dans un pays où la bande dessinée sur papier semble moribonde, c’est un sacré défi…

C’est vrai. J’aurais éventuellement pu trouver un éditeur français qui m’aurait un peu plus soutenue, mais j’aime la difficulté, je persiste comme une mauvaise herbe. Mon éditeur coréen Bori, Yun Goo-byeong, m’a accordé sa confiance sans hésitation même s’il sait que la rentabilité ne sera pas forcément au rendez-vous. C’est un écrivain, un artiste et un agriculteur fasciné par la bande dessinée, il s’engage sur des sentiers que les autres n’empruntent pas.

Extrait de "Mauvaises herbes" à paraître en août 2017 en Corée
© Keum Suk Gendry-Kim

Autre sujet : la violence familiale et scolaire est-elle toujours présente dans la société coréenne ? Vous avez décrit cette violence dans Le Chant de mon père et la jeune auteure Ancco la dénonce également dans Mauvaises Filles (Éd. Cornelius, primé par un Fauve révélation au FIBD 2017)

Elle existe toujours et je pense qu’elle empiré. J’ai encore plus peur de l’acceptation de la violence que de la violence en elle-même. Dans Mauvaises Filles, Ancco dit : « heureusement que mon père m’a empêché de tomber dans la prostitution », et il l’a fait en la frappant. Je trouve cette pensée encore plus violente. J’ai lu récemment l’interview d’un garçon forcé d’arrêter le collège pour travailler dans une supérette parce que ses parents alcooliques ne pouvaient plus subvenir à ses besoins. Il déclare : « je ne pouvais pas continuer mes études ». Il ne critique pas la société qui le condamne, c’est une victime qui accepte son sort. Quelle violence qu’une éducation permettant une telle attitude !

Extrait de "le Chant de mon père"
© Keum Suk Gendry-Kim - Sarbacane

Revenons à votre actualité nantaise. L’exposition que vous présentez ici réunit une majorité d’œuvres qui n’ont pas été publiées en France. Pourquoi ce choix ?

Je crois que le sujet des « Femmes de réconfort » recouvre des thématiques universelles, la guerre, la violence contre les femmes… Il ne sera publié en Corée qu’en août. L’exposition présente aussi les planches de trois contes traditionnels où intervient mon double fictif Coquinette. Il s’agit de légendes coréennes très populaires qui me permettent d’évoquer le chant traditionnel, l’humour, la mentalité et la philosophie Coréenne. Ces planches font écho aux instruments traditionnels exposés par ailleurs dans le même lieu. Ces livres ont connu cinq tirages en Corée. Si en plus, ils peuvent intéresser un éditeur francophone, ainsi que Mauvaises herbes, ce sera une chance.

Vous allez rencontrer cette semaine des lycéens nantais, qu’allez-vous leur dire ?

Je n’aurai qu’une heure avec eux, ça passe vite. Je vais présenter mon parcours, leur parler du métier de bédéiste, leur expliquer ce que ça représentait d’être une Coréenne en France en 1994... Presque personne ne connaissait la Corée, peu de Français habitaient Séoul, aujourd’hui j’y rencontre plein de jeunes qui parlent français… J’essaye de transmettre mon expérience

Voir en ligne : Le site de Printemps coréen

(par Laurent Melikian)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN :

Programmation Printemps Coréen à l’espace Cosmopolis de Nantes avec Keum Suk Gendry-Kim

- Mercredi 24 mai à 18H30, Conférence avec Keum Suk Gendry-Kim
- Vendredi 26 à 18h30, Projection du film Jiseul en présence de Keum Suk Gendry-Kim
- Samedi 27 à 20h30, Concert dessiné avec le duo Kéda (cythare traditionnelle et musique électronique)

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