Ancienne professeure à l’Université Laval et au Cégep de Limoilou (Québec), Mira Falardeau propose, avec son plus récent ouvrage, une véritable défense et illustration de la bande dessinée québécoise. Pour appuyer son propos, celle-ci s’est penchée sur le travail de 30 auteurs de bande dessinée contemporains. Cette sélection toute personnelle a plusieurs mérites : elle présente des artistes issus de divers milieux et diverses générations, avec une belle représentation des artistes établis à Québec et ailleurs en région (hors de Montréal), ainsi qu’un grand nombre de femmes (10 au total). Or, si le projet est ambitieux, la méthodologie choisie n’est pas tout-à-fait à la hauteur.
En effet, l’essai est divisé en quatre grandes sections. Dans la première, Falardeau dresse un portrait actuel du milieu la bande dessinée au Québec (éditeurs, revues, événements) tandis que dans la deuxième, elle survole différents genres, auteurs et courants.
La troisième section représente le cœur de l’ouvrage : on y trouve une sélection de 30 artistes, pour lesquels l’essayiste propose une courte biographie, suivie d’une reproduction d’une planche et d’une analyse de celle-ci.
La quatrième section, intitulée « Plaidoyer pour l’art de la BDQ », permet à Falardeau de revenir sur sa participation aux « Journées de réflexion sur la BD au Québec », tenues conjointement au Festival de la BD francophone de Québec (désormais connu sous le nom Festival Québec BD) et au Festival BD de Montréal 2017. Cette section lui permet de dresser « 10 recommandations pour que la BD soit reconnue comme un art à part entière », ainsi que d’élaborer sur différentes « pierres d’achoppement ». Enfin, l’ouvrage se conclut avec deux « bibliothèques idéales de la BDQ », l’une tout public et l’autre consacrée à la jeunesse.
Si les différentes avenues présentées sont intéressantes en elles-mêmes, cette approche fragmentaire ne favorise pas les réflexions en profondeur. Aussi, une argumentation plus serrée aurait été préférable.
« Une coquetterie d’auteure »
Mira Falardeau est passionnée par la bande dessinée québécoise, et cela se sent. Dans L’Art de la bande dessinée actuelle au Québec, le ton est engagé voire exalté : l’auteure veut absolument nous convaincre de la valeur de la bande dessinée québécoise. Celle-ci ne cache nullement son admiration pour les artistes choisis. Bref, la mission est noble, et la démarche honnête.
Dès la première page, celle-ci précise d’ailleurs son intention : « C’est à cet art merveilleux de la BDQ, bande dessinée québécoise, que je veux rendre hommage dans ce livre. J’ai bien choisi 30 artistes qui me semblent intenses et talentueux. Oui, je sais, c’est bien subjectif ! ». De même, celle-ci n’hésite pas à attribuer des surnoms à certains artistes, qualifiant la manœuvre de « coquetterie d’auteure [1] ».
Cette approche toute personnelle lui permet de justifier – et d’assumer – ses choix : celui de se consacrer à la bande dessinée contemporaine (plutôt qu’opter pour une approche historique), celui de délaisser la bande dessinée québécoise de langue anglaise, ou encore celui d’écarter la bande dessinée jeunesse du corpus des 30 analyses. De même, si Falardeau aborde différents genres (humour, aventure, comics, fantasy, science-fiction), celle-ci laisse de côté le reportage BD et la bande dessinée de vulgarisation scientifique, un genre en plein essor au Québec.
Une caution scientifique qui fait sourciller
Cette démarche subjective serait tout-à-fait acceptable si cet essai avait été publié chez un éditeur généraliste (Mira Falardeau a notamment déjà publié chez VLB éditeur). Or, sa publication chez un éditeur universitaire demeure problématique, dans la mesure où les Presses de l’Université Laval lui apportent une caution scientifique indue. En effet, L’Art de la bande dessinée actuelle au Québec n’est pas un ouvrage de recherche scientifique et ne peut prétendre à la même rigueur qu’un livre universitaire.
Une situation d’autant plus gênante lorsque l’on relève les nombreuses erreurs factuelles qui se sont glissées dans ce livre et qui, malheureusement, viennent décrédibiliser le propos de l’auteure. Si certaines erreurs sont mineures, d’autres sont difficilement pardonnable : à cet effet, comment peut-on encore sérieusement attribuer l’invention de la bande dessinée à Richard F. Outcault plutôt qu’à Rodolphe Töpffer [2] ?
Parmi les affirmations qui auraient besoin d’être rectifiées, précisées ou nuancées, notons quelques exemples :
Le cinéma et le dessin animé ne sont pas des formes d’art antérieures à la bande dessinée [3].
Ex, drague et rock’n’roll ! de Delaf et Dubuc (Dupuis) n’est pas le tome 2 de la série Les Vacheries des Nombrils mais bien le tome 8 de la série mère, Les Nombrils (p. 101).
L’album La liste des choses qui existent de Cathon et Iris (La Pastèque) n’a pas été pré-publié dans la revue Planches ; il s’agissait plutôt de la chronique Spécialistes des bébés des mêmes auteures (p. 17).
Gargouille, le personnage de Tristan Demers, n’est pas un « gamin cocasse » mais plutôt un père de famille chauve et bedonnant (p. 30).
Le recueil de poésie Maman apprivoisée de Geneviève Elverum alias Geneviève Castrée a été publié chez L’Oie de Cravan et non chez La Pastèque (p. 26).
Jimmy Beaulieu, Jean-Paul Eid, Siris et Francis Desharnais ont tous gagné le prix le Prix de la critique ACBD de la bande dessinée québécoise, tour à tour nommé « Prix de la critique ACBD » (p. 115), « Grand prix de la critique de la BDQ » (p.69), « Prix de la critique ACIBD » (p. 65) et « Prix de l’ACBD » (p.113). Ces appellations erronées évoquent davantage le Grand prix de la Critique de l’ACBD que son pendant consacré exclusivement à la bande dessinée québécoise [4].
Dans un passage consacré aux manuels scolaires, Mira Falardeau évoque « une BD française des auteurs Derib et Job (Éditions Le Lombard » (p.32). Or, Derib et Job sont suisses, et Le Lombard est un éditeur belge.
Dans son plaidoyer final, l’auteure dénonce les méthodes de classement des ouvrages consacrés à la bande dessinée dans les bibliothèques universitaires québécoises et demande la création d’une « zone BD ». Elle regrette également que l’université québécoise ne se soit jamais ouverte à la BD [5]. Or, il convient de rappeler que l’Université du Québec en Outaouais offre depuis plus de 20 ans un programme de bande dessinée, et qu’elle possède également une « bédéthèque québécoise ».
Bref, à la lecture de cet essai, il est regrettable de constater que ni l’auteure, ni l’éditeur n’ont fait leurs devoirs. C’est bien dommage, car la bande dessinée québécoise méritait mieux.
Des analyses pertinentes
Tout n’est pas perdu, puisque L’Art de la bande dessinée actuelle au Québec possède néanmoins certaines qualités, à savoir la pertinence de ses analyses de planches.
En introduction de son corpus de 30 auteurs, Mira Falardeau écrit : « Nous voilà sur le point dans le vif du sujet, dans le cœur de ce panorama de la bande dessinée québécoise, qui se veut le meilleur argumentaire pour attester de la valeur de cet art et de la qualité de ses artistes [6]. »
Si cet « argumentaire » rate quelque peu la cible, celui-ci demeure néanmoins fascinant. En effet, l’œil aiguisé de Falardeau dissèque chaque planche avec précision. Chaque caractère, chaque signe, chaque détail, chaque innovation du langage BD est soulevé et révèle des nouvelles possibilités d’interprétation.
En vérité, ces analyses se suffisent à elles-mêmes et celles-ci auraient mérité d’être poussées plus loin. Aussi, au terme de ces 176 pages, on se dit que l’auteure aurait mieux fait de tabler sur cet aspect de son livre. On en vient également à se demander à quoi ressemblerait une analyse sémiologique approfondie de l’œuvre d’un auteur comme Henriette Valium (Patrick Henley). À considérer.
(par Marianne St-Jacques)
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L’Art de la bande dessinée actuelle au Québec, par Mira Falardeau, Presses de l’Université Laval, Québec, 2020, 176 pages.
[1] « Une coquetterie d’auteure m’a donné le goût de donner un qualificatif à chacun des auteurs underground, lesquels sont souvent des artistes de grand talent, très courageux de nager ainsi à contrecourant. », Mira Falardeau, L’Art de la bande dessinée actuelle au Québec, p. 24.
[2] Ibid., p. 15. Il est d’ailleurs intéressant de noter que plusieurs ouvrages de Thierry Groensteen sont recensés dans la bibliographie de cet ouvrage, à l’exception bien sûr de M. Töpffer invente la bande dessinée (Les Impressions nouvelles, 2014).
[3] « Comme je le dis souvent, tellement de formes d’art inspirent la bande dessinée, ou sont en osmose avec cet art original, qu’il suffit de se référer aux terminologies théâtrales, cinématographiques, littéraires, propres au dessin, à la gravure, au dessin animé, pour trouver tant et plus de concepts et de mots pour qualifier les prouesses des bédéistes. (…) Oui, la palette de la bande dessinée emprunte vraiment à toutes les formes d’art antérieures, elle est l’art syncrétique par excellence. », Mira Falardeau, L’Art de la bande dessinée actuelle au Québec, p. 33. L’attribution de l’invention de la bande dessinée à Rodolphe Töpffer (en 1827) plutôt qu’à Richard F. Outcault (en 1896), infirme en partie ce raisonnement, puisque la bande dessinée devient alors une forme d’art antérieure au cinéma (1895) et au dessin animé (1892).
[4] Par souci de transparence, notons que l’auteure de ces lignes est membre votante de l’ACBD et ancienne coordonnatrice du Prix de la critique ACBD de la bande dessinée québécoise.
[5] « Avez-vous déjà fait de la recherche en bande dessinée dans une bibliothèque québécoise, je parle d’une bibliothèque universitaire ou préuniversitaire ? (…) Dans les bibliothèques universitaires, dis-je, le domaine de la bande dessinée a la chance d’être découpé en tant de tranches qu’il est pratiquement impossible d’aller fureter dans les rayons à la recherche d’un livre qu’on ne connaît pas mais qui va nous éclairer, technique tellement connue des chercheurs, même à l’ère de la recherche hyper efficace d’Internet et de sa magie. (…) Serait-il temps de créer une zone « Bande dessinée », comme on a, il y a quelques années, bâti un secteur « Communication », qui ne devait sûrement pas exister au départ ? C’était mon cri de cœur de chercheure, mais il faut convenir que ce problème touche très peu de personnes puisque la recherche universitaire en ce domaine est quasi absente. C’est une énorme source de frustration, car malgré le fait que les années 1970 ont vu naître et se développer une réelle recherche en BD, liée surtout il est vrai à l’enseignement dans les Cégeps – et qui a fondu depuis comme neige au soleil – l’université québécoise ne s’est réellement jamais ouverte à la bande dessinée et on peut le regretter. » Mira Falardeau, L’Art de la bande dessinée actuelle au Québec, p. 162-163.
[6] Ibid., p.33.
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