Yoshiharu Tsuge (つげ 義春) n’est certes pas le mangaka le plus célèbre hors du Japon. Moins « occidental » dans son écriture que Jirô Taniguchi et moins populaire que les auteurs de séries largement diffusées, il a pourtant marqué l’histoire du manga en faisant partie des quelques-uns ayant permis un renouvellement et une ouverture jusqu’alors inédits.
Né en 1937, il commence à publier alors qu’il n’a pas vingt ans. Il dessine déjà des récits plutôt sombres et réalistes, notamment sous l’influence des œuvres d’Osamu Tezuka et de Shigeru Mizuki dont il a été un temps l’assistant. Il suit ensuite, tout au long de sa carrière, ce genre du gegika dont le parangon est Yoshihiro Tatsumi, un auteur que Yoshiharu Tsuge a longtemps admiré. S’il est rapidement édité, il tarde un peu cependant à réellement émerger, devant faire face aux évolutions du monde éditorial japonais et à ses propres problèmes de santé - dépressif, il réchappe à une tentative de suicide.
C’est son intégration dans la revue Garo, à partir de 1966, qui lui permet à la fois de développer son œuvre et de rencontrer un certain succès. Le mensuel fondé en 1964 et spécialisé dans le manga underground et d’avant-garde lui offre un lectorat et la sécurité matérielle. Yoshiharu Tsuge y reste jusqu’en 1987, date à laquelle il met fin à sa carrière de mangaka.
Ses histoires innovent radicalement. Il aborde des thématiques auparavant laissées de côté ou introduit de nouvelles approches, par exemple sur la sexualité et sur l’auteur lui-même. Il fonde ainsi le watakushi manga (« bande dessinée du moi »), mêlant autobiographie et fiction dans une recherche davantage de sincérité que de vérité. Il n’hésite pas non plus à dessiner en s’inspirant de ses rêves, ce qui lui vaut d’être abondamment critiqué, en mal comme en bien.
Yoshiharu Tsuge crée donc un style s’affranchissant de nombreux codes. Il allie le réalisme du récit intime à l’irrationnel, aussi bien dans les thèmes abordés que dans les structures narratives de ses mangas. Il connaît alors une période très prolifique, de la fin des années 1960 aux années 1980, pendant laquelle il continue bien sûr de publier dans Garo, mais s’essaie également à l’illustration et à l’écriture.
Les années 1980 sont marquées par des difficultés personnelles. Yoshiharu Tsuge décide de prendre sa retraite en 1987, après avoir publié notamment L’Homme sans talent (Munō no hito) [1], aujourd’hui réédité en français par Atrabile. Traduit et publié en 2004 par la maison d’édition Ego comme x aujourd’hui disparue, cet ouvrage majeur, qui avait été nommé en 2005 à Angoulême pour le prix du meilleur album de l’année, était depuis longtemps épuisé. Il redevient donc aisément accessible et c’est heureux : il s’agit d’une référence importante pour de nombreux lecteurs et auteurs.
L’Homme sans talent n’est pas totalement autobiographique. Yoshiharu Tsuge y décrit pourtant certaines étapes de son parcours et de sa vie : ses hésitations, ses échecs et ce que nous pourrions nommer son « bartlebisme », pour reprendre le terme inventé par Daniel Pennac, à partir du personnage d’Herman Melville dont la fuite et la passivité sont pathologiques mais constituent aussi une posture philosophique.
Sukezô Sukegawa - l’homme sans talent et alter ego de Yoshiharu Tsuge - est velléitaire mais point désespéré. Il monte des commerces improbables - vente de cailloux ou d’appareils photographiques d’occasion - et voués à la faillite, se fait constamment houspiller par son épouse et s’occupe vaguement de son fils. Il agit comme pour éviter de faire ce qu’il réussit le mieux : des bandes dessinées. Refusant les travaux de commande, il préfère s’inventer des projets presque absurdes et faire face à la précarité. Quitte à vivre en marginal et en incompris.
L’Homme sans talent fait partie de ces œuvres, comme Arzach de Mœbius (1975-76) ou Maus d’Art Spiegelman (1986-91), qui ont pu marquer une étape dans l’histoire de la bande dessinée par leur dimension novatrice, l’influence qu’elles ont eue sur nombre d’auteurs et leur capacité à toucher au-delà des lecteurs habituels de bande dessinée. L’ouvrage de Yoshiharu Tsuge se distingue en effet par le ton employé, un peu désabusé voire ironique mais jamais cynique, le dessin au trait et au pinceau qui associe des détails d’une grande précision et des flous très évocateurs, et une écriture toujours juste, très personnelle mais où chacun peut se retrouver.
Ce n’est pourtant pas Atrabile qui éditera en français d’autres œuvres de Yoshiharu Tsuge, mais les Éditions Cornélius. Après dix ans de discussions, un accord a été trouvé pour permettre l’édition d’une anthologie des bandes dessinées de l’auteur de L’Homme sans talent [2]. Sept tomes sont d’ores et déjà prévus, dont les deux premiers devraient paraître en janvier et en août 2019. Les Fleurs pourpres ouvrira cette série éditoriale en rassemblant douze histoires parues initialement en 1967 et 1968 [3].
Yoshiharu Tsuge a arrêté de publier en 1987 et s’est par la même occasion retiré de toute vie publique. Il n’a pas souhaité, pendant longtemps, que ses bandes dessinées soient traduites. C’est finalement le cas : une belle façon de lui rendre hommage tout en permettant aux lecteurs francophones d’apprécier son œuvre.
(par Frédéric HOJLO)
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L’Homme sans talent - Par Yoshiharu Tsuge - Atrabile - traduit du japonais par Kaoru Sekizumi & Frédéric Boilet (édition originale : Munō no hito, Shinchosha, 1988) - adaptation graphique de Frédéric Boilet (sens de lecture japonais) - préface de Stéphane Beaujean & Léopold Dahan - 1e édition francophone par Ego comme x en 2004 - 15 x 21,5 cm - 224 pages en noir & blanc - couverture cartonnée - parution le 9 novembre 2018.
Les Fleurs pourpres - Par Yoshiharu Tsuge - Cornélius - 17 x 24 cm - 256 pages en noir & blanc et bichromie - couverture cartonnée avec jaquette - collection Pierre - parution le 24 janvier 2019.
Lire une biographie documentée de Yoshiharu Tsuge sur sur "neuvièmeart2.0" et un article de Béatrice Maréchal sur la « bande dessinée du moi » (Ebisu - Études japonaises, n° 32, 2004, pp. 155-182).
[1] Les histoires composant ce livre ont été publiées au Japon en 1985-86 dans la revue Comic Baku de l’éditeur Nihon Bungeisha.
[2] Hormis cet ouvrage, seule une histoire courte intitulée Divagation avait été jusque-là traduite en français pour la revue Bang ! (Casterman, 2005).
[3] L’éditeur Drawn & Quarterly a également obtenu les droits de traduction pour l’Amérique du Nord et prévoit lui aussi sept volumes à partir de 2019.
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