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Matthias Lehmann (Chumbo) :"Au lycée, un prof nous a dit que le Brésil est un pays métissé où le racisme n’existe pas... J’étais tombé de ma chaise !" [INTERVIEW]

Par Christian MISSIA DIO le 12 janvier 2024                      Lien  
C'est l'une des publications-phares de la rentrée BD 2023-2024. "Chumbo", le nouveau roman graphique de Matthias Lehmann, concrétise son ambition de tisser une épopée au cœur de l'histoire tumultueuse du Brésil, des années 1930 aux années 2000, à travers le filtre de sa propre histoire familiale. Dans cette saga XXL, arborant un style burlesque et un dessin "hachuré" proche du dessin de Robert Crumb, Lehmann explore les méandres de la dictature brésilienne, offrant une perspective unique sur un passé que certains préfèrent oublier... Le titre même de l'œuvre fait écho aux années de plomb de la dictature brésilienne. Sélectionné dans la prestigieuse compétition officielle du 51e festival d'Angoulême, qui ouvrira ses portes le 25 janvier, cet album promet une plongée au cœur d'une période et d'un univers méconnus.

Matthias Lehmann, dans votre nouveau roman graphique intitulé Chumbo, vous nous racontez le parcours de la famille Wallace. Quel est votre exactement votre projet ?

Dans Chumbo, la famille Wallace va subir un déclassement social à la suite d’un drame familial. Ce cas n’est pas unique puisque de nombreuses familles aisées au Brésil ont subi un déclassement similaire tout au long du 20e siècle. C’est la différence avec le personnage d’Iara Rebendoleng qui vient d’une famille qui est déjà pauvre : son père est syndicaliste et sa mère est une femme au foyer qui doit s’occuper aussi d’un enfant malade. C’est vraiment une situation beaucoup plus difficile.

À titre personnel et de manière très intime, j’avais besoin de recréer un lien avec le Brésil parce que mon lien avec ce pays a toujours été la famille de ma mère. C’était une grande fratrie, une petite enfance, et puis la plupart des parents sont décédés aujourd’hui. À un moment donné, je me suis dit que le lien familial n’était plus suffisant pour que j’entretienne ce rapport avec le Brésil, alors que c’est un pays très important pour moi. La bande dessinée est à peu près la seule chose que je sais faire dans la vie. Je me suis donc dit que c’était par ce medium que je perpétuerais le lien avec le pays de la mère.

Matthias Lehmann (Chumbo) :"Au lycée, un prof nous a dit que le Brésil est un pays métissé où le racisme n'existe pas... J'étais tombé de ma chaise !" [INTERVIEW]
Chumbo
Matthias Lehmann © Casterman

Dans les premiers chapitres de Chumbo, vous vous intéressez à Oswaldo Wallace, puis vous poursuivez le récit avec une galerie de personnages parmi lesquels les fils d’Oswaldo, Severino et Ramirez, ainsi qu’Iara Rebendoleng, leur amie d’enfance. Nous suivons ces personnages tout au long de leur vie. À travers eux, c’est l’histoire du Brésil au 20e siècle que vous retracez. C’est un pays que l’on connaît mal en réalité puisque nous voyons ce pays du point du vue du mythe de la démocratie raciale, concept forgé par Gilberto Freyre. Mais la réalité, que l’on a découverte notamment grâce à des films tels que La Cité de Dieu, est quand même assez sordide...

Oui, tout à fait et le film Tropa de Elite aussi, qui raconte le fonctionnement du BOPE, le groupe d’intervention d’élite de la police militaire de l’État de Rio de Janeiro.

Il y a toujours eu cette dualité même dans la culture brésilienne où, à la fois, on a cette image du Carnaval et de la Bossa Nova, qui sont les images clichés que l’on se fait du Brésil. Mais d’un autre côté, c’est une société ultra-violente qui a connu une dictature épouvantable et des remous politiques incessants. J’avais aussi envie de montrer cet aspect-là dans le récit pour dire que oui, le Brésil est un pays qui n’est pas aussi simple qu’on se l’imagine.

Matthias Lehmann © Casterman

Les frères Severino et Ramirez ont des caractères vraiment opposés. Severino est l’aîné de la fratrie mais il fait plus jeune que son âge. Il est d’ailleurs souvent victime de moqueries à cause de son physique. Par contre, Ramirez a un physique plus avantageux mais il a hérité du caractère d’Oswaldo, qui est un homme odieux.

Il y a cette opposition entre les deux frères, en effet. À travers Ramirez, ce qui m’intéressait, c’était de raconter le déterminisme social. Comment on finit toujours par suivre la route qui est tracée par les gens de la classe dans laquelle on est né. En fait, Severino voudrait être en rupture avec ce déterminisme, tandis que Ramirez, au contraire, veut être comme son père.

Le personnage de Ramirez est bisexuel...

(Il coupe) C’est une caractéristique qu’il n’assume pas, évidemment.

Mais on a l’impression que c’est, en quelque sorte, une bisexualité par opportunisme.

Oui, tout à fait. On voit bien que pour Ramirez, la sexualité est aussi un moyen de domination et une solution pour trouver des arrangements. On ne sait donc pas vraiment s’il fait ça par envie, par plaisir ou si c’est du pur calcul à chaque fois. Ce n’est pas très clair, en fait... Mais, effectivement, il y a un côté opportuniste dans son comportement...

Matthias Lehmann © Casterman

Quelles sont vos inspirations pour la caractérisation de vos protagonistes ? Vous inspirez-vous de personnages réels ?

Pour Severino et Ramirez, je me suis inspiré de deux de mes oncles qui avaient des parcours opposés. Toutefois, pour Ramirez, c’est une inspiration très libre car la vie de l’oncle auquel je fais référence n’était pas aussi tumultueuse que la sienne. Il y en a un qui est devenu un écrivain assez célèbre à la fin des années 1980. Il a écrit un roman qui est assez connu et qui a été adapté en série TV. Il a même sa statue à Belo Horizonte ! Mais son frère en revanche, c’était un pauvre type qui rêvait d’être comme son père, mais qui en a été incapable... Il a fini quasi-clochard. Après, j’admets que je fantasme un petit peu mon histoire familiale. C’est un récit déjà transformé en fiction en quelque sorte.

Iara présente dès le début une forte personnalité. Quel a été votre matériau pour créer ce personnage ?

Iara est un personnage purement fictif. Je l’ai créée car je voulais qu’il y ait un pendant féminin. Je souhaitais créer une opposition des genres dans le récit, ainsi qu’une opposition de classes. Je voulais un personnage qui soit vraiment issu de la classe ouvrière, et qui soit en même temps une femme, mais plus encore une femme noire. Les enjeux pour Iara ne sont évidemment pas les mêmes que pour Severino et Ramirez, qui viennent d’un environnement privilégié. Iara a vraiment un intérêt à se battre, à lutter, d’autant plus que son père a été assassiné. Elle a cet héritage-là de lutte aussi parce que son père était un syndicaliste.

Lorsque j’étais au lycée en France, on a étudié le Brésil un jour en classe. Et le professeur avait dit que le Brésil est un pays métissé où le racisme n’existe pas... J’étais tombé de ma chaise ! Moi, connaissant le Brésil et les Brésiliens, je m’étais fait la réflexion que c’était hallucinant de dire ça et de l’enseigner dans les écoles françaises ! C’est pourquoi je trouvais important d’aborder la question raciale dans Chumbo car celle-ci a une influence dans les rapports sociaux.

Matthias Lehmann © Casterman

Quelles ont été vos sources d’inspiration pour Chumbo ?

En termes graphiques, je suis influencé par la BD américaine indépendante, des auteurs tels que Chris Ware, Julie Doucet, Robert Crumb, Charles Burns et j’en passe. Mais pour le scénario de Chumbo, j’ai lu beaucoup d’essais sur l’histoire du Brésil, surtout sur la dictature dans ce pays.

Vous avez, dans votre dessin, un côté très cru, où vous n’hésitez pas à montrer un personnage qui se perce ses boutons, par exemple. Cela me rappelle beaucoup Les Crados...

Mes influences viennent de la bande dessinée underground des années 1970, 1980 et 1990. Le côté très graphique avec plein de petits détails en noir et blanc, il y a un petit trait partout, et puis on n’hésite pas à montrer des choses un peu crades. Je pensais justement à la série des Crados car ce sont des illustrations qui m’ont assez marqué. D’ailleurs, derrière Les Crados, il y avait, si je ne dis pas de bêtises, Art Spiegelman et Mark Newgarden. Spiegelman est un auteur qui m’a beaucoup influencé aussi.

Chumbo
Matthias Lehmann © Casterman

Quels sont vos prochains projets et ceux en cours actuellement ?

J’ai une exposition qui débutera le 2 février 2024 chez Huberty & Breyne-Paris et sera centrée sur Chumbo, avec des originaux du livre, mais aussi des dessins qui seront plus axés sur la thématique brésilienne. Des dessins indépendants du livre, mais en rapport quand même.

Je vais aussi sortir un recueil d’histoires courtes que j’ai dessiné et écrit à quatre mains avec Nicolas Mog. Nicolas et moi avons réalisé pas mal d’histoires ensemble, celles-ci sont parues dans Fluide glacial. Par ailleurs, il y a un autre livre qui va sortir chez Six Pieds Sous Terre début 2024.

Enfin, je travaille actuellement sur une fresque pour la nouvelle gare Villejuif Institut Gustave-Roussy. Il s’agit d’un projet qui est un appel d’offres que le Grand Paris a lancé dans le cadre de l’extension des futures stations de métro. Les nouvelles stations sont illustrées par un dessinateur ou une dessinatrice. Nous sommes une trentaine d’artistes à travailler sur ce projet, connus et moins connus, avec des univers très variés : Enki Bilal, François Schuiten et Edmond Baudoin par exemple ou encore Chloé Wary et Roxane Lumeret parmi la jeune génération. Je pense que c’est un projet assez intéressant. Mais ça représente quand même des grands espaces à illustrer ! Voilà ce que je fais actuellement et ce sera prêt sûrement à l’été 2024.

Voir en ligne : Découvrez le roman graphique "Chumbo" sur le site des éditions Casterman

(par Christian MISSIA DIO)

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Code EAN : 9782203215481

Agenda :

Exposition Matthias Lehmann - Chumbo
Du 2 février au 16 mars 2024
Vernissage : le jeudi 1er février 2024

Galerie Huberty & Breyne
PARIS | Chapon19 - 21 Rue Chapon 75003 Paris
Horaire : de mercredi à samedi 13h30-19h

Photo : Matthias Lehmann
Crédit : Blaise Harrison - Culture Nouveau Métro - Grand Paris.

Chumbo - Par Matthias Lehmann, éditions Casterman. 368 pages couleur, 29,95 €.

La critique de Chumbo sur ActuaBD (octobre 2023)

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Casterman ✏️ Matthias Lehmann à partir de 17 ans chronique sociale Vie quotidienne Histoire Drame
 
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