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"Mezkal", le nouvel album hard-boiled de Jef

Par Charles-Louis Detournay le 15 janvier 2022                      Lien  
Après un diptyque réalisé avec son compère Matz et un spécialiste du contre-terrorisme, puis une trilogie au Lombard en collaboration avec Michel Onfray, Jef revient aux polars denses et nerveux qu'il réalisait chez Rue de Sèvres, adaptés des histoires du cinéaste Walter Hill. Sauf qu'il change de co-scénariste... et de maison d'édition. En voiture... Attention, ça déménage !

Parfois, il ne suffit que d’un coup de pied au cul pour partir à l’aventure ! Des coups de pied, Vananka en pourtant reçu une pelletée... Tout a commencé quand son père l’a abandonné à ses quatre ans ; depuis lors, le chemin de sa vie est pavé d’emmerdes.

Mais cette semaine, c’est la totale ! Ok, c’est son anniversaire, mais non seulement il se fait virer de son job (qui était pourri, cela dit), sa mère mélange alcool et cachetons pour mettre fin à ses jours (l’aimait-elle vraiment ?), son compte bancaire est à sec et, en plus, les huissiers mettent la main sur sa maison avec tout ce qu’elle contient.

Alors Vananka prend la route de Mexico, rapport à la carte postale laconique qu’il a reçue, et qui est signée "Papa". Quitte à bouger son cul, pourquoi ne pas aller jusque-là ? Sait-on jamais : il pourrait retrouver son père à vingt ans de distance.

"Mezkal", le nouvel album hard-boiled de Jef

Mais voilà, le Mexique est vachement différent des cartes postales. À peine arrivé à Juàrez, Vananka est confronté à la pauvreté et surtout l’omniprésente violence d’une ville qui compte douze meurtres par jour. Reliquat d’instinct ou heureux hasard ? Vananka prend la tangente et tombe sur une oasis en plein désert : une petite ferme tenue par un vieux grand-père indien, un gosse aveugle... et une superbe chica belle comme un ange ! Sa paire de bras tombant à point nommé, Vananka pose sa valise... enfin, sa guitare qui lui tient lieu de seul bagage.

Et pour la première fois de sa vie, il lui semble avoir trouvé sa place. Sauf que le caïd local, qui n’est autre autre que le cousin de la famille, lui impose, en guise de loyer, de rendre un petit service à la communauté : conduire un camion-citerne plein de drogue jusque de l’autre côté de la frontière. Ce n’est qu’une formalité... C’est sans compter sur les rivalités au sein de la pègre, la DEA, les Hell’s Angels... et le fait qu’il n’a pas le permis ! Cela commençait mal... et cela va devenir bien pire !

Si vous nous permettez cette référence mexicaine, Jef est un peu le Speedy Gonzales du polar BD. Imaginez : il réalise plus d’une centaine de planches par an, du dessin à la couleur ! Et pour Mezkal, il s’est également impliqué dans l’écriture des dialogues ! Cette métaphore aux Looney Tunes prend d’ailleurs un second sens dans le cas de ce dense one-shot de 188 pages, car le physique de certaines des personnages et l’aspect presque délirant de quelques séquences s’apparentent vraiment au dessin animé.

Alors que de précédents albums étaient beaucoup plus réalistes, ce virage emprunté par le dessinateur équilibre parfaitement le récit, car il compense l’horreur des scènes de massacres perpétrés par certains protagonistes. Résultat : on se raidit parfois, mais on rit tout autant, et surtout on apprécie suivre le destin en cul-de-sac de Vananka.

Pourquoi ? Sans doute car ce loser attire la sympathie, en dépit du côté classique du personnage. On dirait presque un John Difool [1] tombé dans l’Amérique et le Mexique contemporains : son joint dans une main, son mal-être de l’autre, il tombe sur une femme trop belle pour lui, ce qui le pousse d’une certaine façon à se transcender.

D’entrée de jeu, le dessin de Jef déconcerte pourtant : c’est un poil trop caricatural, trop haché dans le découpage, trop coloré, etc. Ah, mais ces cinq pages n’étaient qu’un rêve !... Quelle excellente intuition de la part des auteurs et de leur éditeur, car cette intro caricaturale permet d’accepter toutes les facilités, les bonnes idées et les quelques entourloupes qui suivent.

Franchement, on s’amuse dans Mezkal ! On vibre, on est dégoûté, on a peur et on a presque envie d’en foutre plein la gueule aux méchants. Les formes des phylactères participent pleinement à l’ambiance : on ne joue plus uniquement sur les interpellations en gras ou le style des dialogues, ces bulles s’intègrent aux diverses compositions de pages pour non seulement rythmer le récit (compliqué de maintenir le tempo sur près de deux cents pages), mais surtout traduire l’ambiance de la séquence au lecteur. Des têtes de chapitre distinguent les grandes sections du récit et scandent l’ensemble. Son lot de meurtres et les séquences sexuelles réservent néanmoins Mezkal à un public averti.

Les puristes regretteront sans doute quelques références trop marquantes à des œuvres du même genre, et une baisse de rythme avant un final qui tient heureusement la route. Il n’empêche, Jef a vraiment haussé le niveau d’un échelon avec Mezkal, quitte à se hisser sur podium du genre hard-boiled en BD. Sans être parfait, Mezkal vaut vraiment le détour : vibrez, tremblez, amusez-vous ! Finalement, c’est ça, une bonne BD !

"Qu’y a-t-il de mieux dans la vie ? Un pétard bien tassé, une guitare, un paysage grandiose et la perspective d’une séance de baise..."

(par Charles-Louis Detournay)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN :

Mezkal - Par Jef & Kevan Stevens - Soleil

Du même dessinateur, lire :
- Balles perdues - Par Walter Hill, Matz et Jef - Editions Rue de Sèvres
- Corps et âmes - Par Walter Hill, Matz et Jef - Editions Rue de Sèvres
- une interview de Jef et Kotlarek pour Une Histoire de France : "L’esthétisation de la violence dans notre rapport historique à l’image, c’est cela mon thème..."
- et une interview de Jef : "Dans ma vie, je devais choisir : soit faire des dessins, soit faire des conneries !"

Illustrations : © Éditions Soleil, 2022 — Stevens, Jef

[1John Difool est le personnage "central" de L’Incal, un paumé au cœur d’une saga dantesque créée par Alejandro Jodorowsky et Moebius.

Soleil ✍ Kevan Stevens ✏️ Jef à partir de 17 ans Polar
 
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