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Jef : "Dans ma vie, je devais choisir : soit faire des dessins, soit faire des conneries !"

Par François Boudet le 2 octobre 2013                      Lien  
Thomas Kotlarek, qui vient du cinéma, et Jef, le dessinateur de la série {"9/11"}, ont eu l'heureuse idée d'adapter en bande dessinée {"Flash"}, le roman culte des années 70 de Charles Duchaussois. Ils ont bien voulu répondre à nos questions.

Pourquoi avoir jeté votre dévolu sur ce roman de Charles Duchaussois pour l’adapter en bande dessinée ?

Thomas Kotlarek : C’est rare de trouver une telle matière, à la frontière de l’authentique et du romanesque, et de pouvoir s’en emparer. La période nous plaisait, le personnage a une particularité visuelle unique, les thèmes abordés sont riches et complexes, il y a un peu de nous dans tout ça bien sûr !

Jef : "Dans ma vie, je devais choisir : soit faire des dessins, soit faire des conneries !"Jef : Comme je suis un peu tordu, je me suis vu en Charles. Comme lui, je hais le système ; comme lui, j’en prends les avantages sans en subir les conséquences (enfin, à peu près). Il a traversé sa vie comme un boule de bowling qui dézingue des quilles et encore des quilles ! Ce mec n’était pas un hippie, il n’appartenait à aucune communauté (je suis anti-communautariste) ; bref c’était un voyou élégant (pas toujours) qui force l’admiration de types comme moi qui sont devenus "artistes" car pas les couilles d’être gangsters. Dans ma vie, je devais choisir : soit faire des dessins, soit faire des conneries ; j’ai longtemps hésité ! La BD est aujourd’hui le seul "art" que je respecte car on ne peut en tirer ni gloire ni fortune. Un acteur va être payé des millions pour jouer un drogué ; moi, je suis presque pas payé. Quand y a pas de fric, y a tout le reste.

Avez-vous rencontré des difficultés particulières ?

TK : Le plus difficile, c’est la relation au temps. Trouver à la fois le bon rythme de lecture pour le public et savoir gérer le temps qu’on s’octroie pour la création. Quand arrêter les recherches d’informations, sentir les changements encore possibles de narration entre la phase des croquis et la couleur, et être prêt quand votre éditrice vous dit : « Allez les gars, ça part à l’impression maintenant ! »

Jef : Depuis que je suis allé au Népal et en Indes le mot "difficulté" ne résonne plus pareil en moi.

Dans ce premier tome (sur deux), nous découvrons Charles Duchaussois et la culture hippie de l’époque, de l’après 1968...

TK : Charles a été le témoin de l’acmé du mouvement sur la fameuse « Hippie Trail », de Paris à Katmandou en 1969. Il découvre un monde qu’il ne connaît pas et dont il va devenir le seigneur… déchu ! Certes, on parle de la culture hippie, mais c’est surtout l’univers de la Route avec son lot d’aventures et de débrouilles !

(c) Des ronds dans l’O

Jef : Je suis né en 1973, donc je n’ai pas vécu les années hippies ; moi j’ai vécu les année 1980, walkman sur les oreilles en écoutant les "Floyd", et surtout pas ces grosses merdes genre "Madona" ou "Indochine" ! Gamin, j’écoutais Bob Dylan, Neil Young, James Brown ; pour les Français, Bashung, Higelin, etc... ; que des mecs issu des Sixties ! Ce n’est pas une époque bien différente de la nôtre, je crois, car elle avait son lot de crises, de misères et de racisme. Il y avait peut-être un peu plus de liberté, mais on s ’en rendait pas compte. On s’en rend compte maintenant qu’on a plus le droit de rien foutre. Tu fumes plus nulle part, tu roules à 51 km/h, tu te prends des amendes. Aujourd’hui, tout est bon pour te voler ton fric. Et le pire, c’est que les masses en votant, donnent le feu vert aux politiciens pour qu’ils se servent en toute légitimité ! Voyez ce qui se passe avec les retraites en ce moment... C’est donner le bâton pour se faire battre ! Regardez les grosses tâches que sont devenu Cohn-Bendit et un peu plus tard Harlem Désir. La rébellion ne dure pas, sauf si vous ne gagnez pas de fric !

(c) Des ronds dans l’O

Le second tome sera plus sombre, puisqu’il sera question de la descente aux enfers de Charles Duchaussois...

TK : Je suis actuellement en pleine écriture et j’ai la chance d’avoir de plus en plus d’informations véritables sur Duchaussois… Maintenant, je ne peux pas vous en dire plus, sinon que le second tome sera le miroir du premier, à la fois semblable et… complètement différent !

Jef : L’héro n ’a pas le même goût que la weed...

Thomas, il s’agit de votre premier scénario de bande dessinée...

TK : Tout à fait. Venant du cinéma, j’ai effectivement plus l’habitude des 24 images/seconde mais les 5 images/planche me plaisent tout autant.

Avez-vous une appréhension différente de l’accueil des lecteurs de bande dessinée ?

TK : Non, je n’ai aucune appréhension particulière. Je ne ressens pas la pression de faire mieux qu’avant puisque c’est la première ! Pour le deuxième tome ce sera différent bien sûr !

Et par la suite, j’envisage d’adapter « No Fixed Adress » de C.Hamman, qui raconte la circumnavigation d’un capitaine iconoclaste sur sa jonque en acier ces trente dernières années. J’ai traduit sa biographie, beaucoup voyagé avec lui, et j’ai découvert le monde de la mer, version débrouille. Il y a dans cette histoire de la matière pour au moins dix tomes ! Reste plus qu’à trouver un éditeur qui ait le pied marin…

Jef, vous êtes déjà connu des lecteurs de bande dessinée avec votre série "9/11" notamment, sur un scénario de Jean-Claude Bartoll et Éric Corbeyran. Votre évolution graphique est visible d’album en album. Avec "Flash, vous expérimentez la couleur directe.

Jef : Je ne remercierai jamais assez mes deux amis que sont Jean-Claude Bartoll et Éric Corbeyran de m’avoir intégré a l’équipe de "9/11". Cette série a eu un franc succès et nous avons beaucoup bossé pour faire de ce thriller géopolitique un must du genre. J’emmerde certains critiques qui m’ont descendu. Mais en même temps, les pauvres, je les remercie car ils parlent de nous ; dans ce métier la pire des critiques c’est quand on nous ignore ! Pour info, le tome 6 sortira très prochainement chez Glénat (ils ont racheté le catalogue 12 bis très récemment). Sur cette série, j’ai beaucoup expérimenté en mélangeant photo et dessin (au grand dam de ces ringards de tintinophiles (dont je fais partie en plus)).

"9/11" est une série ultra-documentée, si ce n’est la plus documentée sur les attentats, donc une esthétique documentaire s’imposait. Nous avons opté pour des décors photo-réalistes Les personnages, par contre, ne sont pas issus de photos et j’ai beaucoup travaillé sur eux. Pas de héros musclé ou d’héroïne aux gros nibards ! Vous verrez aussi que les planches sont très fournies et détaillées, il y a toujours un décor derrière les personnages. On a décidé de ne pas se foutre de la gueule des lecteurs. De plus en plus souvent, vous ouvrez une BD et vous pleurez tellement les couleurs (informatiques) sont laides et les planches sont vides !!

Sur "Flash" j’ai voulu une technique plus traditionnelle, ça collait mieux à l’univers. Donc j’ai utilisé du colorex, mais il y a de la bidouille informatique quand même, je scanne tout moi-même, donc ça me permet de faire ce que je veux. Je bosse case par case, je ne fais plus de grandes planches, chiantes à gérer sur un bureau. Chaque case est un format A4. Je les scanne ensuite et je les assemble en une planche, comme un puzzle. Je ne fais pas de story-board, donc pour moi ce n ’est jamais rébarbatif. Ce boulot est long, et peut être besogneux si on n’y fait pas gaffe, alors je vire les étapes qui m’emmerdent et garde que le meilleur, comme dans la vie !

(c) Des ronds dans l’O

Jef, Thomas ; comment vous êtes-vous rencontrés ?...

Jef : On s’est rencontrés à Lyon il y a une dizaine d’années. On s’est tout de suite entendus, Thomas était fan de ciné et moi de BD. Il faut ajouter à cela une pratique acharnée de la guitare ! On a vite mélangé nos talents pour commettre tout un tas de choses (court métrages expérimentaux, documentaires improbables, clips de rap low cost, voyages autour du monde..., etc. On s’est même retrouvés à filmer pour 20 € de l’heure des évangélistes mettant leurs adeptes en transe une main sur le front !

Thomas : C’était en 2000, je crois. Je cherchais un dessinateur pour le story-board de mon film de fin d’études, une histoire étrange autour d’une jeune étudiante qui s’initie au chamanisme. Comme on fréquentait le même bar à l’époque, le patron, un ami commun, nous a présentés et le courant est passé instantanément. On a pris les guitares, on a parlé cinoche pendant des heures, on n’a pas fait le film prévu, mais un autre ! Et puis un autre et encore un autre, etc.

Après treize années de musique, de voyages et de conneries faites ensemble, le temps est venu pour que Jef m’emmène sur sa terre d’élection : la bande dessinée ! Il a suffi d’un Flash...

Pourquoi avoir proposé "Flash" à un petit éditeur ?

TK : Je laisse Jef répondre.

Jef : Marie Moinard (Des ronds dans l’O) est la seule qui a répondu favorablement. Et tant mieux !

Comment expliquez-vous que les autres éditeurs aient répondu par la négative ?

Jef : Au départ, j’avais proposé des dessins très "graphiques", beaucoup moins accessibles que ceux qui campent dans l’album. Je voulais faire un truc trash et alternatif ! Bien entendu, personne n’en a voulu. Marie Moinard au départ aussi n’avait pas aimé ce style ; mais c’est la seule qui m’a relancé pour que je modifie en quelque chose de plus accessible.

Une fois les changements effectués, je n ’ai renvoyé ces modifications à aucun éditeur, sauf à Marie. Les éditeurs ont un peu peur en ce moment, c’est une mauvaise passe. Internet est en train de tout défoncer sur son passage. Et les pontes sont en équilibre du haut de leurs tours d’ivoire ! Ils vont pas tarder à se casser la gueule ! Surtout les maisons de disques et les producteurs de films.

En même temps, vu le salaire démesuré qu’ils touchent, c’est pas moi qui vais chialer ! Le livre, à mon avis, a toutes les chances de s’en tirer. Les éditeurs doivent faire les bons choix, c’est tout. Déjà, je leur conseille de virer 90% des coloristes informatiques ; ce serait une bonne chose de faite. Ça éviterait de voir des jeunes tomber dans les pommes à chaque fois qu’ils ouvrent une BD dans un lieu de grande distribution !

(c) Des ronds dans l’O

Pensez-vous que le sujet de la drogue, que vous abordez, ait pu faire peur aux éditeurs également ?... Chez Des ronds dans l’O, il y a déjà eu sur ce sujet un très bel album de Céline Wagner intitulé "Zeste" sur ce thème.

Jef : Je ne connaissais pas cet album de Céline Wagner, qui a l’air très intéressant.

En toute sincérité, je ne pense pas que ce soit le sujet qui ait rebuté les gros éditeurs. "Flash" présente un aspect commercial indéniable. C’est un roman d’aventure, une road BD, beaucoup de monde aime les histoires de "road trip" ; non, je suis sûr que c’est le style graphique que je leur avais présenté à l’époque qui n ’est pas passé !

C’est l’inconscient qui parle, j’ai dû le faire exprès sans le vouloir pour me débarrasser d’eux sur ce projet. Je ne voulais pas d’un dir éditorial dans les pattes ; je les respecte et je bosse avec eux et y a pas de problème, mais pas sur ce projet. Charles était un homme libre je devais l’être aussi. Marie nous a laissée tranquille (elle suivait les étapes quand même de très près), nous avons souvent discuté des pages et c’était cool ! Certains projets sont modelés sur les volontés d’éditeurs qui pensent avoir raison en faisant de la merde. Souvent ils se trompent, et ces albums/produits ne fonctionnent pas. Il m’est arrivé d’être prisonnier de ce genre de projet. Mais je ne regrette rien, c’est comme ça. Je ne suis ni un génie, ni un créateur, ni un artiste. Je ne fais que de la BD.

Le tome 2 est-il prévu pour bientôt ?

TK : Le premier tome a attendu 42 ans avant de voir le jour, le deuxième devrait mettre à peine plus de temps, je suppose …

Jef : À peine plus...

En attendant, je bosse avec Bartoll sur une trilogie intitulée "La Traque" chez Delcourt, sorte de dossier complémentaire à "9/11". Il s agit de la traque de Ben Laden ; le premier tome devrait sortir aux alentours de Mars 2014. Il y a aussi un one shot avec Matz ("Le tueur") et le réalisateur américain Walter Hill ("48 Heures", "Double détente", etc...) qui s’intitule "Hood" qui devrait sortir en septembre 2014 chez Rue de Sèvres / L’École des Loisirs.

(par François Boudet)

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