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Pierrick Starsky (AAARG !) : « On peut rester élégant, même dans le putride ! »

Par Thomas Berthelon le 27 mai 2015                      Lien  
Le rédacteur en chef de "AAARG !" dresse un premier bilan de la revue bimestrielle qui a fêté son premier anniversaire. Un entretien placé sous le signe de la poésie, du mélange des genres, et des rencontres humaines.

Racontez-nous comment est né le magazine AAARG !, et pourquoi cette idée de lancer une nouvelle revue ?

Pierrick Starsky : Nous voulions lancer la revue que nous-même avions envie de lire, quelque chose qui se rapproche de nos lectures de gamin, des livres que nous faisaient lire nos parents, comme Métal Hurlant, ce genre de canard… Je pense aussi beaucoup à Pilote parce que les clivages étaient brisés, il y avait autant de polar que d’humour, de SF, tout ce qui composait la culture populaire. Pour ma part, j’étais éditeur chez Même pas Mal, je nourrissais ce projet depuis pas mal de temps, et à un moment donné je me suis barré pour créer AAARG ! [prononcé en forçant la voix. NDLR].

Ah, nous avons donc la prononciation officielle…

Elle change tout le temps. C’est un cri de mort pour un canard qui est en train de naître [1] Après, je ne veux pas entrer dans le « Tout était mieux avant » mais actuellement, nous sommes dans l’époque des niches : des canards spécialisés dans le polar, dans l’humour, dans ceci, dans cela… Nous avions envie de créer des transversales, déjà entre les genres. AAARG !, c’est en grande partie de la bande dessinée, mais nous publions aussi des nouvelles, nous nous ouvrons sur le cinéma, sur tout ce qui compose la culture populaire, même si on peut dire qu’il s’agit de 75% de BD, des histoires inédites, des one shots avec un petit peu de « à suivre », des articles, etc…

Pierrick Starsky (AAARG !) : « On peut rester élégant, même dans le putride ! »
Pierrick Starsky régnant de main de maître depuis sa salle de bain.

Pourquoi un tel décalage entre de si beaux livres (beau papier, mise en page, illustrations, posters) pour y publier du vomi, des phallus et des crétins ?

Mais pas que, mais pas que !! Il y a aussi de la poésie, de la littérature… J’ai grandi avec la BD, mais je kiffais tout autant le cinéma ou la littérature, et dans les genres, c’est un peu la même chose. Ce n’est pas parce que les couvertures d’Hara-Kiri me font marrer, que je ne vais pas chouiner en lisant de la poésie par exemple. Il y a aussi beaucoup d’amour dans AAARG !. Après, concernant le support, nous devions choisir entre la presse et la librairie, nous avons choisi la librairie car c’était le réseau que nous connaissions le mieux. AAARG ! étant un bimestriel, nous en avons fait une revue de belle facture, tout en ayant aussi des dégueulasseries dans le contenu, pas mal d’humour noir pour secouer émotionnellement le lecteur. Mon sentiment personnel en tant que rédacteur en chef, c’est qu’on peut dessiner du vomi avec un trait jeté, et rester élégant même dans le putride ! C’est un bon credo, ça : du vomi oui, mais avec élégance !

Un extrait de "The Bus" de Paul Kirchner

On devine que les auteurs publiés dans AAARG ! appartenaient au départ à un noyau d’affinités, comment les choisissez-vous ?

J’avais au départ une idée assez précise de ce que je voulais, il s’agit d’auteurs de la BD montante, mais qui n’ont pas forcément d’espace pour s’exprimer. Pour le lancement, le choix était donc vite fait. En plus, dès le départ, avant le premier numéro, le lancement a pas mal été relayé par les médias, et nous avons commencé à recevoir des propositions graphiques, et c’est toujours le cas, nous recevons 100 propositions par semaine en moyenne. Donc nous disons « Non » 399 fois par mois, mais c’est parce que nous n’avons pas beaucoup d’espace, et parfois nous avons des coups de cœur. Parfois, il s’agit d’auteurs auxquels j’avais pensé au préalable, mais cela n’avait pas pu se faire car ils étaient pris, ou que l’espace n’était plus disponible dans la revue.

Parfois, nous trouvons une planche pas mal, donc nous avons envie d’en voir plus… En général, nous devons dire beaucoup beaucoup beaucoup « Non » même à des trucs chouettes, pour des raisons de place. Parfois, on nous dit : « On vous envoie un scénario, un découpage, des croquis… » mais nous n’avons absolument pas le temps de faire ce boulot d’éditeur, notre équipe est ultra-réduite, nous sommes trois à plein temps, plus le très très talentueux graphiste maquettiste qui travaille à mi-temps avec nous. À partir de là, nous avons une revue à faire tourner, nous publions aussi des bouquins, alors nous essayons de répondre personnellement à chacun pour donner des conseils ou aider des postulants à développer des histoires.

Une planche d’"Une île à la mer" de Nicolas Poupon

Au départ, nous savions avec qui nous voulions bosser, et puis nous faisons aussi des super-rencontres d’auteurs que nous ne connaissions pas, ou dont nous connaissions le boulot mais sans les connaître personnellement. Et puis à partir du prochain numéro, nous allons beaucoup plus nous ouvrir sur l’international.

Et malgré ce manque de temps, avez-vous le temps de créer des allers-retours avec vos auteurs avant la publication ?

Ah, mais ces allers-retours avec les auteurs restent une obligation, ne serait-ce que pour donner un avis ! Des fois, à mes yeux, une planche ne fonctionne pas, je propose des solutions qui prennent ou ne prennent pas. Bref, il y a toujours un dialogue, je n’impose jamais rien, et le boulot d’éditeur implique un côté créatif inévitablement. Concernant les planches que je publie dans AAARG ! en tant qu’auteur, ce sont mes collègues de la revue qui me font des retours, car on a tous besoin d’un regard extérieur. Donc oui, je suis obligé d’avoir plus de temps à mettre à disposition pour le boulot éditorial, qu’à des réponses aux centaines de propositions que nous recevons. Je réponds à toutes, même si parfois certaines passent entre les mailles du filet, et j’ai un retard incroyable.

J’arrive parfois à faire des salves, mais c’est plus facile quand cela ne le fait pas du tout. C’est vrai que quand il y a des choses qui me plaisent au moins un peu, ou qui ont une chance d’aboutir un jour à une collaboration, j’essaie de donner mon avis de façon un peu plus détaillée. Parfois, je reçois des projets du même auteur depuis huit ans, à qui je demande de continuer de m’envoyer des trucs car il y a quand même quelque chose. J’ai en tête l’exemple d’un auteur qui m’envoie régulièrement son travail, qui ne correspond en rien à ce que nous publions, mais qui continue de me l’envoyer parce que j’aime son boulot.

Extrait du "Prophète" de L’Abbé

Ces sollicitations dont vous parlez viennent-elles également pendant les festivals, dans les bistros ?

Nous avons été très présents sur beaucoup de festivals mais nous avons frôlé le burnout. Et concernant les bistros, les gens qui m’y croisent me disent : « Eh, j’ai un oncle qui fait des dessins, il faut que je te file son contact !  » Bref, tout le monde connaît quelqu’un que tu devrais faire bosser. Les rencontres durant les festivals restent super-intéressantes. L’humain, c’est super important. Tu peux apprécier humainement un artiste et aimer son travail, mais il existe aussi des gens dont j’adore le boulot mais qu’humainement, je ne peux pas piffrer, et donc je ne bosserai jamais avec eux. Chacun son pragmatisme. Après, c’est comme dans la vie, après des années, on peut aussi se dire que finalement, le gars n’était pas si con que ça, et vice et versa. Cela fait partie des grandes joies liées aux festivals, dans la sueur, l’alcool, et la grande marrade.

Tout découle de rencontres humaines, qui amènent parfois à des collaborations des années après. Sur 100 projets que nous recevons par semaine, il y en a déjà 70 qui ne sont pas pour nous, parfois d’un niveau très faible. Mais il faut proposer, se lancer. On se demande aussi parfois si les gens ont déjà tenu notre revue entre les mains, car leur BD sont parsemées de propos d’extrême-droite. Nous avons reçu par exemple une nouvelle d’un soralien patenté ! Donc j’envoie un message aux auteurs : n’envoyez pas vos projets aux tous-venants, il faut cibler, sinon vous devenez tricards. Par exemple, un auteur qui nous envoie tous ses projets sans réfléchir, eh bien le jour de son 20e envoi, même si le projet est susceptible de nous plaire, je n’aurai même pas envie de le lire ! Autre chose : certains jeunes doivent arrêter de nous envoyer des BD crypto-fascistes, dans lesquels ils pensent que l’humour noir au troisième degré doit être lu au premier degré !

Capture du site internet aaarg.fr

L’univers AAARG !, c’est aussi un site internet, où on peut notamment visionner la série de portraits d’auteurs en vidéo J’irai vomir chez vous. C’est le seul moyen que vous avez trouvé pour faire frimer vos auteurs devant leurs étagères pleines de BD ?

Vous avez les boules ? Qu’est-ce que c’est que cette jalousie ? (rires) Ouais, les mecs sont auteurs de BD, mais ils en ont aussi beaucoup lu, les ont beaucoup décortiquées. C’est pour créer une émulation, si tu es entouré par de la bonne BD, tu as forcément envie d’en créer, ou avoir un regard critique sur ton propre travail. Bon, je vais revenir dessus, mais à travers les projets que nous recevons, nous nous demandons si les postulants lisent beaucoup de BD, ils doivent beaucoup lire de blogs, et pas les meilleurs. Ils n’ont pas des goûts très affirmés, ne sont pas exigeants.

Et concernant les bandes-annonces pour les différents numéros de la revue…

Nous en avons beaucoup réalisées au début mais nous avons un peu arrêté, mais nous souhaitons développer cela pour 2016 à travers le lancement de AAARG TV, qui proposera beaucoup de choses différentes, comme des sketches, des conneries, et aussi toujours du reportage.

Le nouveau numéro est paru le 21 mai, faites-nous saliver : qu’y trouve-t-on ? Des auteurs internationaux ?

Les auteurs internationaux seront présents à partir du numéro d’août, même si nous en avons déjà, comme Krent Able, qui est anglais. Dans le prochain numéro, nous retrouvons l’équipe habituelle, même si nous bossons avec une centaine d’auteurs. Il y aura nos grands classiques : David Guedin, David Sourdrille qui nous a dessiné la couverture (et le dessinateur actuel préféré de Crumb, c’est pas rien !), qui fait partie de l’équipe depuis le début et sur qui nous proposons un dossier, Krent Able avec une BD inédite bien rentre-dedans, … il y a tellement de choses, je ne m’en sors plus, moi… c’est trop dur, trop d’auteurs, trop de numéros.

Extrait de "Inc." de Krent Able

Le mieux, si les gens ont un doute, ils n’ont qu’à feuilleter la revue dans une librairie, la renifler, et s’ils n’ont pas envie de l’acheter, c’est qu’elle n’est pas pour eux. Quand tu l’as entre les pognes, quand tu vois le contenu et la facture (je ne parle pas du prix, hein), tu vois très vite si c’est pour toi. Concernant le prix, les gens voient que la revue mesure 1,5 cm d’épaisseur, à côté d’une bande dessinée classique en librairie, on ne peut pas dire que c’est cher. On avoisine les 200 pages, et nous proposons un abonnement à 4,90€ par mois, par système de prélèvement.

Propos recueillis par Thomas Berthelon et Philippe Dusport.

(par Thomas Berthelon)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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En médaillon : la couverture du Numéro 9 de "AAARG !" (illustration de David Sourdrille)

Cette interview a été réalisée en direct dans l’émission radio "Cross/Over" du samedi 16 mai 2015, sur Radio FMR

[1Pierrick Starsky : "La base du titre AAARG !, c’est Jacques Tardi, car dans ses BD, il y a toujours un personnage qui dit « AAARG, je meurs ! ». J’aime beaucoup ça, le mec qui exprime sa mort.."

 
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