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Zhu Xianyin (maison de Feng Zikai à Shanghai) : "Feng Zikai a l’art d’utiliser un dessin simple pour parler de choses profondes."

Par Yohan Radomski le 13 juin 2013                      Lien  
Considéré comme le pionnier du manhua en Chine, Feng Zikai (1898-1975) est un dessinateur connu pour son regard sur l'enfance. Depuis 2010, sa résidence à Shanghai accueille un petit musée privé, et gratuit.

En 2008, la famille de Feng Zikai a racheté une partie de la maison de Shanghai où il a vécu de 1954 à 1975 pour la transformer en musée. Quelle était leur motivation ?

Quand Feng Zikai est décédé en 1975, après avoir été persécuté une dizaine d’années pendant la Révolution Culturelle. Les gens qui le connaissaient ont considéré que le jugement qui avait été porté sur lui n’était pas juste. Plus tard, le gouvernement a reconnu sa faute mais la famille de Feng Zikai voulait qu’on lui rende vraiment hommage.

Depuis ces dernières années, il y a la tendance en Chine de transformer en petits musées des résidences où des artistes ont vécu. C’est ainsi que cette idée a germé et a conduit à l’achat en 2008 du premier et deuxième étage de la « Maison du Soleil et de la Lune », puis à l’ouverture du musée en 2010. Le rez-de-chaussée appartient à un autre propriétaire.

Zhu Xianyin (maison de Feng Zikai à Shanghai) : "Feng Zikai a l'art d'utiliser un dessin simple pour parler de choses profondes."
Feng Zikai travaillant à son bureau de la Maison du Soleil et de la Lune

M. Zhu Xianyin, qu’est-ce qui vous a conduit à participer à ce musée ?

Mon père était un élève de Feng Zikai, avec qui il a coopéré pour un livre, le « Recueil de dessins pour protéger la vie. »

Dans ma jeunesse, j’ai donc eu l’occasion de rencontrer Feng Zikai, et c’était un homme très gentil, proche de tout le monde, très accessible. Sa simplicité et le regard qu’il posait sur la vie m’ont marqué et influencé.

Alors, comme je suis en retraite maintenant, je peux m’occuper aussi du musée.

Quel est l’objectif de ce musée et comment est-il géré ?

L’objectif est de mieux diffuser les œuvres de Feng Zikai et de mieux faire connaître sa vie. On trouve ici des informations sur sa vie, on peut voir où il habitait et travaillait, son bureau… et on peut acheter quelques livres aussi. Ce n’est pas un musée à but lucratif et l’entrée est donc gratuite.

Le musée est géré directement par des membres de la famille, qui viennent tour à tour assurer des permanences. Il y a aussi des bénévoles qui nous aident.

Le musée consacré à Feng Zikai dans son ancienne résidence à Shanghai

Quel est votre public ?

Nous avons des visiteurs chinois, pas mal de groupes, des étudiants, et aussi des gens de tous les pays, dont un grand nombre de Français car nous sommes situés dans l’ancienne Concession Française.

Depuis peu, les panneaux du musée sont traduits en français, mais nous avons aussi des informations en mandarin, en anglais et en japonais.

Qui est Feng Zikai pour les Chinois aujourd’hui ?

Il est avant tout considéré comme un dessinateur, même si c’est quelqu’un qui a beaucoup écrit aussi. Ce sont ses dessins pour les enfants qui sont les plus connus.

Un dessin contemplatif typique chez Feng Zikai

C’était également un enseignant, un professeur de musique et de Beaux-arts, qui a beaucoup traduit et fait connaître l’art occidental. Par ailleurs, les manuels scolaires qu’il a illustrés ont eu un succès énorme.

Quelles sont les particularités de son œuvre ?

Feng Zikai a l’art d’utiliser un dessin simple, peu impressionnant, pour parler de choses profondes. Chez lui, on va trouver surtout une attention aux paysages, aux personnes qu’il croisait, aux coutumes, et aux choses de la vie quotidienne.

Son maître était Li Shutong, aussi connu sous son nom de moine Hong Yi. Feng Zikai était influencé par le bouddhisme et pose un regard contemplatif, assez particulier sur le monde.

"Papa est rentré", par Feng Zikai

Il avait des idées novatrices et a encouragé tout ce mouvement littéraire, artistique et politique des années 1920, qui cherchait un autre langage, une façon de s’adresser plus directement au peuple. Avant lui, on n’avait jamais eu l’idée d’utiliser ce style de dessin de cette manière.

Par exemple, il illustre des poèmes de la dynastie Tang en montrant le Shanghai qui l’entoure, avec des personnages habillés à la mode des années 1920. Il voulait ainsi dessiner l’impression personnelle que lui causait le poème, ce qui était une idée très nouvelle.

Il a commencé sa carrière dans les années 1920, et on le considère comme le pionnier du manhua, avec la publication du livre intitulé « Les manhua de Feng Zikai » en 1925.

Il ne se considérait pas lui-même comme tel. Avant lui, il existait déjà des dessins de presse et d’humour dans ce style de dessin assez simple.

Takehisa Yumeji

En 1921, il s’est rendu au Japon et a étudié auprès du dessinateur de manga Takehisa Yumeji. Ce dessinateur a eu une influence décisive sur lui et à son retour en 1922 en Chine, il a commencé à réaliser ces dessins à la saveur particulière qu’il a appelés « manhua », une traduction du mot japonais « manga ».

Ses dessins ont été publiés dans la presse, puis il y a eu le livre en 1925, et le mot « manhua » s’est imposé.

Mais le mot a un sens plutôt différent du sens actuel. Par exemple, il n’y a pas de personnage récurrent chez Feng Zikai, alors qu’on en trouve chez son contemporain Zhang Leping, dans son manhua intitulé San Mao.

Puis un manhua de Feng Zikai consiste en un dessin unique, pas en une suite de dessins.

En 1937, les Japonais attaquent sa ville natale de Shimenwan, et il est contraint à partir sur les routes avec sa famille pour un long exil de sept années.

Il a beaucoup souffert de la guerre avec les Japonais. Son œuvre a pris un tour plus nationaliste, avec une propagande marquée par le désespoir, mais il met toujours l’accent sur l’esprit.

"Kiss" par Feng Zikai

La guerre l’a beaucoup questionné parce qu’il avait des convictions bouddhistes, et que le bouddhisme interdit de tuer. Dans ses dessins, il s’en prend peu directement aux Japonais, il décrit plutôt la guerre en général et ses effets.

En 1951, il participe à la publication de deux bandes dessinées, « Père et fils », de l’Allemand Plauen, et « Il était une fois » du Norvégien Gulbransson. Est-ce aussi pour gagner sa vie ?

Non, il s’agit plutôt d’un respect et d’un dialogue avec des artistes avec qui il partage un esprit proche.

Il rédige la préface de « Père et fils », et le lettrage sur les quelques images où il y a du texte. Lui-même s’intéressait beaucoup aux relations avec les enfants. Il a découvert le travail de Plauen avec un grand plaisir.

Pour Gulbransson, il reprend tout le lettrage du livre, un gros travail, et rédige une postface. Cette œuvre parle de la vie quotidienne, du peuple, et a une esthétique forte, ce qui l’a apparemment très intéressé.

Feng Zikai a aussi réalisé un manhua comprenant une quarantaine de séries de 4 dessins, et qui se rapproche de San Mao, ou de Père et fils.

"Un vêtement grand et petit", manhua de Feng Zikai
Lire d’abord la colonne de droite, puis la colonne de gauche

Son œuvre est d’une étonnante diversité, puisqu’on y trouve des manhua, des poèmes, des chansons, des articles, des essais, des manuels scolaires, des illustrations (par exemple de nouvelles de Lu Xun), des traductions du russe (Tourgueniev), du japonais (Le Dit de Genji), des livres sur la théorie de l’art et de la musique…

C’était un artiste libre qui tenait à être indépendant dans ses créations les plus personnelles, mais à côté de ça, il fallait qu’il gagne sa vie, donc il travaillait beaucoup. Son épouse ne travaillait pas et il avait sept enfants.

Feng Zikai fait la lecture à ses enfants

Que s’est-il passé pendant la Révolution Culturelle ?

Il avait été nommé directeur de l’Académie de peinture chinoise de Shanghai. Ce n’était pas le genre de rôle qu’il recherchait, mais il avait accepté le poste. Au moment de la Révolution culturelle, le fait qu’il occupe ce poste le mettait en première ligne. Il a fait partie des personnalités les plus persécutées de Shanghai.

De 1966 jusqu’à sa mort en 1975, il a vécu dans la moitié du bow-window de la « Maison du Soleil et de la Lune » et sa famille s’entassait dans les autres pièces. Le rez-de-chaussée avait été confisqué par les gardes rouges.

Il dormait dans un lit trop petit dans le bow-window, ce qui n’était pas confortable mais lui permettait d’avoir une certaine tranquillité pour continuer à créer. Ses convictions bouddhistes l’aidaient à se distancier de la situation et à utiliser bien son temps, qu’il savait précieux.

Bureau de Feng Zikai dans le bow-window de la Maison du Soleil et de la Lune
Le lit mesure 1m55 (Feng Zikai mesurait 1m70)

Sur quoi travaillait-il ?

Sur un recueil de dessins commencé dans les années 1930 avec son maître bouddhiste Li Shutong. Ce « recueil de dessins pour protéger la vie » se composait d’un recueil de 50 dessins pour les 50 ans de son maître, et d’un recueil de 60 dessins pour ses 60 ans.

Li Shutong est mort en 1942, à l’âge de 62 ans. Feng Zikai avait promis de faire un nouveau recueil tous les dix ans, et de faire un dernier recueil de 100 dessins avant 1980, année où son maître aurait eu 100 ans. Il y a donc six volumes de ce recueil, comprenant respectivement 50, 60, 70, 80, 90 et 100 dessins.

Li Shutong, dit Hong Yi, le maître de Feng Zikai

Votre père, Zhu Youlan (1908-1990), a aidé Feng Zikai sur ce recueil. Comment l’a-t-il rencontré et quel a été son rôle ?

Mon père était un bouddhiste convaincu. Il voulait rencontrer Hong Yi, mais comme celui-ci est décédé en 1942, il a rencontré son élève, à savoir Feng Zikai.

Puis il est devenu élève de Feng Zikai. Mon père était un calligraphe, et il a calligraphié les textes du 4e « Recueil de dessins pour protéger la vie ».
Pendant la Révolution culturelle, ils ont collaboré en cachette sur le 6e recueil. Mon père a rassemblé un corpus de textes et Feng Zikai en a choisi 100. Puis mon père a calligraphié ces textes.

Dans son bow-window, Feng Zikai se levait quand il faisait encore nuit et travaillait dans la pénombre. Il a ainsi réussi à accomplir son œuvre de 100 dessins avant son décès en 1975.

Ah Q, nouvelle de Lu Xun, illustrée par Feng Zikai

Plus tard, mon père a été vice-président de l’Association bouddhiste de Shanghai.

En plus de ce musée, existe-t-il d’autres activités autour de Feng Zikai et de son œuvre ?

Nous avons fondé une association de recherche qui gère le musée et diffuse son œuvre, l’Association de recherche de Feng Zikai, de l’arrondissement de Huangpu, à Shanghai. L’université normale de Hangzhou a créé un Centre de recherche du maître Hongyi et de Feng Zikai. Il existe encore un musée dans sa ville natale, le Mémorial de Feng Zikai de la ville de Tongxiang. Depuis quelques années, un prix Feng Zikai du livre pour enfants est aussi décerné par une association de Hong-Kong.

Dans l’actualité récente, le 5 juin dernier, le métro de Shanghai a édité des cartes de transport décorées de dessins de Feng Zikai, et des dessins autour de la protection de l’environnement et du respect ont été publiés en pleine page dans des quotidiens importants.

Quels espoirs avez-vous concernant le musée et votre association ?

Nous sommes actuellement un peu aidés par la Ville de Shanghai, mais nous espérons que l’aide sera plus importante. Nous souhaitons que l’œuvre de Feng Zikai soit mieux connue et mieux diffusée, en Chine comme à l’étranger. Nous remercions d’avance tous ceux qui seraient prêts à nous y aider.

Une page du "Recueil de dessins pour protéger la vie" dessinée par Feng Zikai et calligraphiée par Zhu Youlan

(par Yohan Radomski)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN :

(Merci à Sun Juan pour l’interprétariat)

- Lire aussi sur ActuaBD.com : Feng Zikaï et le manhua.

Résidence de Feng Zikai à Shanghai. 39, Shaanxi Nan Road, métro ligne 1, 10 station Shaanxi Nan Road. Ouverture du mercredi au dimanche de 10h à 16h30. Tel : 02154031102

Visiter le site officiel de Feng Zikai (en chinois)

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Visiter le blog de Didier Pujol sur Shanghai (avec des articles sur Feng Zikai)

Le site sur le prix Feng Zikai du livre pour enfants

Une minute dans le bow-window de Feng Zikai

 
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