Vous qui, benoîtement, vous enfoncez dans des habitudes confortables, que ce soit en termes de lecture, de définition et d’objet en ce qui concerne la bande dessinée, attendez-vous à être un peu surpris. Si le travail de Chris Ware est certes sémantiquement une "bande dessinée" au sens propre du terme, c’est à dire qu’il correspond à une histoire racontée par une suite de dessins, il en est autrement dans la façon dont il est structuré, présenté, proposé à être consommé.
Jusqu’ici, la bande dessinée offrait des supports imprimés (journaux, albums...) ou numériques. Chacun ont permis bon nombre d’approches expérimentales, de Gustave Doré à Winsor McCay, de George Herriman à Scott McCloud. Mais aucune n’avait, comme Chris Ware ici, autant mis ses lecteurs littéralement en boîte.
Buildings porte bien son nom : il s’agit de constructions. De maisons où habitent les personnages : projections et plans, perspectives cavalières, reconstitutions spatiales...Des histoires qui figurent dans cette boîte, lesquelles sont publiées sur divers supports et formats différents, quatorze en tout : carton, petits strips, faux journal, parodie de livre de premier âge pour les enfants, bandelettes... Chacun raconte une histoire qui s’emboîtent aux autres dans un projet commun et prédéfini, comme les pièces énigmatiques d’un puzzle, de moins en moins raccord à fur et à mesure que le récit progresse.
Les séquences temporelles s’organisent en histoires-gigognes qui jouent avec le passé et le présent. Il n’est pas jusqu’aux personnages qui ne doivent se construire, en dépit des accidents de la vie. On suit l’héroïne, handicapée portant prothèse, et Phil, son mari qui, tous les jours, rentre tard à cause d’un travail à l’avenir précaire. Ils ont une fille, Lucy, qui trouve que les garçons devraient s’intéresser un peu moins à l’amour et un peu plus à la vie...
Ils doivent construire leur vie dans cette banlieue de Chicago où plane le souvenir de l’architecte Frank Lloyd Wright, de l’écrivain Hemingway et d’Obama devenu président sans que les Américains ne voient la crise se réduire, leurs conditions de vie s’améliorer.
Construire et déconstruire sont les maîtres-mot de cet ouvrage à la structure extrêmement sophistiquée, tout en rappels, en effets de miroir, en chevauchements, dans cette Ligne Claire qui relève davantage de George McManus et de Joost Swarte que d’Hergé et dont la perfection formelle sécrète une poétique intranquille.
Dans sa dédicace, l’auteur remercie sa maman Clara Louise Ware de lui avoir conseillé de sortir de la maison de temps en temps : "...ou tu finiras par perdre ta source de pollinisation" disait-elle. C’est exactement cela Building Stories : une œuvre-fleur épanouie que le lecteur peut butiner indéfiniment.
Chris Ware a décroché pas moins de quatre Eisner Awards à la dernière sélection de San Diego. Il est à nouveau sélectionné à Angoulême où il avait réussi en 2003 à remporter le Prix du meilleur album et le Prix ACBD de la critique. On ne serait pas étonné qu’il reconduise cet exploit cette année-ci.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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