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Angoulême 2024 : Jordi Lafebre : « Lorsque j’écris, j’essaie d’imaginer un personnage qui me force à le suivre » [INTERVIEW]

Par Charles-Louis Detournay le 26 janvier 2024                      Lien  
Auréolé hier par le Prix Canal BD et toujours en lice pour le fauve polar SCNF, Jordi Lafebre analyse avec nous les ressorts scénaristiques et graphiques de son album "Je suis leur silence".

Angoulême 2024 : Jordi Lafebre : « Lorsque j'écris, j'essaie d'imaginer un personnage qui me force à le suivre » [INTERVIEW]Comment vous est venue l’idée de mettre en scène une héroïne psychiatre elle-même en proie à une forme de trouble psychologique ?

Je trouvais intéressant que mon personnage gère elle-même sa maladie. Cela lui donne les outils pour essayer de dompter les symptômes qu’elle ressent. Puis cela permet qu’elle construise des dialogues avec son propre docteur, avec les mêmes capacités d’analyse. Le paradoxe d’avoir une maladie mentale et être psychiatre permet de mettre en scène un personnage plus complexe.

On découvre d’ailleurs sa profondeur, par couches. Comme ses tatouages dont on ne parle presque jamais, mais qui témoignent de son vécu...

Dans une histoire, j’aime ouvrir des portes et des fenêtres sans répondre complètement aux questions que cela pose. Ainsi, je donne des explications à deux tatouages, le lecteur en comprend les raisons. Les autres donnent l’impression d’une vie très chargée. Lorsque j’écris, j’essaie d’imaginer un personnage qui me force à la suivre, à la deviner, à savoir ce qu’elle a fait dans sa vie.

Graphiquement parlant, vous osez également mélanger les codes, tels ce nuage qui grandit au-dessus d’elle lorsqu’elle est en colère, ou les ailes d’ange que vous lui collez dans le dos...

C’est ma façon de montrer mon amour pour la bande dessinée comme vecteur pour raconter des histoires. Car nous avons la capacité de dessiner l’invisible. Une ligne signifie le mouvement, plusieurs lignes, c’est la vitesse, cela ouvre donc la porte à plein de chose différentes. C’est un dialogue entre l’auteur et le lecteur. Il ne faut pas limiter les possibilités, car c’est justement ce qui définit la richesse du neuvième art. Je trouve important d’utiliser toutes ces moyens par rapport au cinéma ou à d’autres médias qui ne disposent pas de cette pluralité.

La pathologie de votre héroïne est de voir et d’entendre les femmes disparues de sa famille. Vouliez-vous souligner l’importance de l’héritage familial dans la construction psychologique de chacun d’entre nous ?

Oui, je voulais traiter des racines de mon héroïne. S’il s’était agi d’un roman, je n’aurais pas eu besoin de les incarner. Mais en bande dessinée, je trouvais intéressant de les dessiner, car elles deviennent de véritables personnages. L’interaction avec le personnage principale devient alors très riche. Cela témoigne de notre manière de gérer notre passé et notre héritage familial. Au-delà de la métaphore, il s’agit vraiment « littéralement » de gérer les gens qui parlent dans sa tête.

Plus globalement, le sujet de l’album se centre sur les liens entre notre héritage et la famille. Je voulais l’aborder de deux côtés différents : l’héritage des valeurs (incarné par les personnages féminins) et qui la protège des soucis ; et de l’autre l’aspect plus classique, à savoir un héritage financier qui peut s’avérer trop lourd et peut être accompagné de problèmes.

Finalement, c’est un récit de femmes ? Car tous les personnages importants (et positifs) sont féminins !

Effectivement, c’est un album qui donne la part belle au personnages féminins, et les personnages masculins ne sont pas très positifs en termes d’équilibre. Je suis un homme qui dessine une histoire de femmes. Eva est la fille unique d’une famille plutôt féminine, qui rentre en relation avec une héritière qui a une relation plutôt spéciale avec sa mère et sa grand-mère. C’est effectivement une affaire de femmes !

Pourquoi avoir utilisé le polar pour aborder ces thématiques ?

Le polar est toujours une bonne manière pour parler de notre société. Puis il est très typé et pluriel, car le polar américain des années 1950 est très différent du polar scandinave des années 1990. Pour ma part, j’aime beaucoup Manuel Vázquez Montalbán qui a écrit des polars qui prennent place dans le Barcelone post-franquiste. Cela m’influence certainement d’une façon. Puis, outre son aspect social, le polar est une bonne excuse pour parler d’une ville que je connais et de sa société. Une partie de ma famille est dans le milieu du cava, et je sais que c’est un milieu qui reste très traditionnel par rapport à la ville. On perçoit ce paradoxe dans le récit, entre la ville cosmopolite et l’aspect codifié de la vie dans la campagne.

Après Malgré tout, vous jouez de nouveau avec la construction du récit. Est-ce une manière de maintenir l’intérêt du lecteur ?

J’adore jouer sur ce tableau. Quand j’écris une histoire, la manière dont elle est découpée, est très importante à mes yeux. J’ai grandi avec Tarantino qui m’influence certainement. Ce type de construction rajoute une couche complémentaire de complexité et d’intérêt. D’ailleurs, on se rend compte que le temps n’est plus linéaire pour nous, à cause des réseaux sociaux et de l’interaction qu’on a avec d’autres, à des moments différents. On décompose donc le temps dans notre tête et je trouvais plus intéressant d’écrire mon récit de cette manière. D’une certaine façon, tous les récits sont des constructions, ici j’opère juste une construction temporale complémentaire.

Dans le même temps, travailler sur un récit de plus de cent pages nécessite de mettre en place des astuces. Le fait que votre héroïne se parle à elle-même et explique ses pensées au docteur vous permettait-il de profiter d’un récit dynamique malgré la longueur ?

Le personnage parle beaucoup et très vite. Comme elle est très intelligente, cette façon de parler de manière élastique me permet de montrer sa personnalité, d’être vivant dans sa tête, tout en dévoilant plein de détails de l’intrigue.

Avez-vous déjà une vue sur votre prochain livre ?

Oui, mais il est trop tôt pour en parler. En tout cas, je vais continuer à travailler en solo, je suis d’ailleurs actuellement focalisé sur le prochain scénario.

Propos recueillis par Charles-Louis Detournay.

(par Charles-Louis Detournay)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN : 9782505119777

Je suis leur silence - Par Jordi Lefebre - Ed. Dargaud

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- Je suis leur silence
- "Je suis leur silence", lauréat du Prix des Libraires Canal BD 2024 !

Photo de Jordi Lafevre : Charles-Louis Detournay.

Dargaud ✏️ Jordi Lafèbre à partir de 13 ans Angoulême 2024
 
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