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Angoulême 2024 : au coeur du Off of Off, la Maison Isabelle

Par Hippolyte ARZILLIER le 8 février 2024                      Lien  
On ne peut pas parler de l’une sans parler de l’autre : Isabelle et sa maison rue Hergé, à Angoulême. Chaque année au moment du FIBD, plus qu’une maison, c’est un lieu d’expos, de présence pour les éditeurs alternatifs qui n'ont pas l'heur de plaire à la manifestation officielle, de rencontres comme de fête. Dans cet article, nous revenons sur l’histoire de cet endroit si particulier et sur les influences qui ont conduit sa fondatrice, Isabelle, à transformer sa propre maison en l’un des incontournables du festival.

Ceux qui sont déjà venus au festival d’Angoulême connaissent certainement la Maison Isabelle. Flânant rue Hergé, on peut s’y arrêter pour voir des expositions d’auteurs indés ou simplement pour profiter de son atmosphère.

On traverse d’abord un long couloir qui donne l’impression de pénétrer une cave à vin, puis on monte un petit escalier jusqu’à un salon décoré de fauteuils en cuir, de peaux de bête et de draps bariolés. Si vous avez de la chance, vous rencontrerez même le chat de la maison en train de faire un somme. Chut ! Ne pas déranger !

Angoulême 2024 : au coeur du Off of Off, la Maison Isabelle
Photo : Hippolyte Arzillier.

Sur les murs, des planches exposées d’auteurs présents, mais pas seulement : Siné ou Florence Cestac occupent un coin, et puis, à droite, une petite table où, parfois, un auteur fait des dédicaces. Si vous allez un peu plus loin dans l’escalier, vous arrivez dans une autre salle où, cette année comme l’année dernière, on trouve un stand de la maison d’édition Les Requins Marteaux. L’endroit ressemble à l’intérieur d’une taverne – ce qui donne une impression étrange. La maison d’Isabelle, c’est une rencontre entre un lieu ancien et une ambiance profondément moderne.

Au-delà de cette vie diurne, il y a les soirées : jusqu’à deux heures du matin, il y a la queue devant l’autre sortie donnant sur le jardin, intitulé « Square Wolinski » en souvenir de celui qui venait y boire un coup, jadis, avant qu’il ne se fît assassiner. Une foule attend pour se rendre dans la « cave ». À ce moment-là, la troupe se partage en deux équipes : celle qui préfère cloper dans le jardin un verre à la main, et ceux qui dansent près du bar devant le DJ set.

Photo : Hippolyte Arzillier.

On y consomme surtout du pinard et de la bière, dans une ambiance chaleureuse. Ceux qui s’y sont déjà rendus ont pu s’en rendre compte : aller en soirée au Off des Off, c’est avoir l’impression de se rendre chez des amis, tout en restant dans un lieu ouvert à tout le monde.

On y croise de tout : du gratin, des auteurs en devenir ou simplement des festivaliers qui connaissent l’endroit, mais l’esprit qui y règne satisfera toutes les personnes avides d’échapper aux mondanités et aux soirées officielles « sérieuses » et parfois trop corsetées.

Surtout, et si l’on a de la chance, on y rencontrera Isabelle, la propriétaire du lieu. Pour avoir, comme bien des festivaliers, beaucoup arpenté sa maison, ActuaBD a décidé de l’interviewer. Avec elle, nous revenons sur les origines du lieu, sur le projet social qui se cache derrière, mais aussi, sur les multiples influences et rencontres qui l’ont conduite à ouvrir sa maison.

Dans le square Wolinski, on peut croiser des personnalités. Ici Yan Lindingre, dessinateur au Canard enchaîné, créateur du Prix "Couilles au cul."
Photo : D. Pasamonik (L’Agence BD)

Au commencement, était une ruine

Nous retrouvons Isabelle dans sa cuisine. Il fait très beau, et grâce à une grande baie vitrée, la pièce est baignée de lumière. Si nous précisons que nous sommes là et pas ailleurs, c’est parce que la cuisine d’Isabelle cache un secret : si vous tournez la tête pour regarder un des coins, vous voyez… un bout de muraille. Nous ne plaisantons pas : il y a littéralement une partie de la vieille muraille du rempart d’Angoulême qui se trouve dans sa cuisine, juste au-dessus de la porte.

En voici la preuve :

Photo : Hippolyte Arzillier.

Un décor si particulier interroge : avant même le projet d’en faire un lieu dédié à la bande dessinée, comment se sont passés les travaux ?

Réponse : « Cette maison, je l’ai acquise en 2009, quelque chose comme ça. Mes travaux, je les ai commencés un an après et ils ont duré à peu près un an. Mais j’ai adoré les faire : ce n’était pas ma première maison. Celle-ci était une ruine, parce qu’on est dans la rue piétonne et parce que la plupart des habitations y avaient été abandonnées au profit des commerces qui ont supprimé les voies d’accès aux étages supérieurs. J’ai donc vraiment trouvé une ruine. J’ai pu tout faire à mon goût, parce qu’il y avait pas grand-chose si ce n’est les vieilles pierres, que l’on voit toujours. J’ai ensuite acheté la maison d’à côté car, à peine avais-je terminé mes travaux que l’autre partie était à vendre. Tout le monde m’a dit de l’acheter, j’ai donc fusionné les deux immeubles mais me suis retrouvée dans une maison trop grande pour moi. C’est là que j’ai décidé d’en faire quelque chose ».

Photo : Hippolyte Arzillier.

Le projet naît avec une petite association, le Off des Off, composée au départ d’un noyau dur, Isabelle Beringer, c’est son nom, Yves Poinot et Florence Cestac (Grand prix de la ville d’Angoulême en 2000) : « C’était lors d’un festival, Yves Poinot et Florence Cestac sont venus prendre un café ici et moi j’étais encore en travaux. Et ils ont décidé que c’était superbe comme endroit pour faire quelque chose pour la BD. À l’époque, l’association n’existait pas encore, et on a décidé de se retrouver l’année d’après pour organiser le Prix Charlie Schlingo, car c’est vraiment parti à la base autour de ce prix qui existait depuis une quinzaine d’années. Et là-dessus, l’année d’après, j’avais terminé mes travaux, mais tout juste, car on avait poussé mes gravas pour la première édition, et on a fait une exposition assez simple, sur les affiches de bande dessinée. On avait déjà fait des fêtes le soir et la remise du Prix. Et puis, petit à petit, ça s’est enrichi, j’ai ouvert davantage la maison, j’ai fait grimper les expositions à l’étage, et on a gardé l’espace d’en bas pour les fêtes ».

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Franky Baloney présente le Prix Schlingo 2024 au Off of Off du Festival international de la BD d'Angoulême

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Un havre pour les artistes et les visiteurs

Au fil des années, le projet gagne en cohérence. L’idée est d’abord d’accueillir les artistes qui n’ont pas les moyens de payer un stand dans les Bulles du FIBD : « Beaucoup de gens qui dessinent n’ont pas assez d’argent pour se payer un stand dans les Bulles. C’est pourquoi j’ai décidé de les accueillir. Maintenant, c’est essentiellement les Requins marteaux, Rouquemoute, et tout ça, ce sont des gens qui n’ont pas beaucoup de sous : ils peuvent présenter leurs auteurs ici ».

Dans l’antre de la Maison Isabelle pendant le Festival
Photo : D. Pasamonik (L’Agence BD)

Indépendamment des artistes et des éditeurs, Isabelle tient à ce que sa maison soit accessible à tous les passants – n’importe qui peut s’y rendre pour voir des expositions, participer aux remises de prix ou profiter du DJ Set : « J’ai toujours aimé ouvrir mes maisons. Je l’ai toujours ouverte à mes amis, mais depuis longtemps, je voulais l’ouvrir de manière plus générale, c’est-à-dire que n’importe-qui puisse entrer, surtout compte-tenu du fait que je suis dans la rue piétonne. Je trouvais ça sympa de faire un lieu gratuit et ouvert à tout le monde, aussi bien pour les gens qui exposent que pour les passants ; j’ai un peu le même rapport aux gens qui circulent. Normalement, je ne filtre pas, sauf quand il y a trop de monde, mais je n’ai pas de critères de sélection pour les gens qui rentrent ici  ».

Photo : Hippolyte Arzillier.

Ouverte à tous, la maison est surtout un lieu de respect mutuel. Les artistes peuvent venir s’y reposer sans craindre qu’on les harcèle pour une dédicace : « Cela permet aussi aux auteurs de se reposer en dehors des bulles : beaucoup d’auteurs passent à la maison, je ne les reconnais pas forcément, mais surtout : personne ne leur réclame de dédicaces. Je fais en sorte qu’on respecte tout le monde ; il y a des dédicaces organisées, mais en dehors de ça, on ne les embête pas : ils viennent se poser, se reposer, et c’est assez sympa (…) Il y en a beaucoup qui sont passés, notamment Wolinski  ».

L’esprit de la maison

Quand on interroge Isabelle sur ses influences, elle commence par dire qu’elle n’est pas une « experte ». Elle cite tout de même quelques auteurs actuels qui lui plaisent particulièrement : « Je vais parler des récents : la BD que j’aime beaucoup, c’est Catherine Meurisse. C’est quelqu’un qui me touche beaucoup. C’est peut-être à cause des événements qui nous ont marqués [L’assassinat de l’équipe de Charlie Hebdo. NDLR.]. Brecht Evens aussi  ».

La légèreté de Catherine Meurisse, qui revient sur les attentats de Charlie Hebdo.
Dargaud.
Les Rigoles de Brecht Evens.
Actes Sud.

Mais indépendamment des goûts de la fondatrice, l’esprit du lieu s’est façonné autour de rencontres et d’influences extérieures, des idées des quelques membres de l’association. Si on devait incarner la Maison avec un personnage, ce serait un contempteur des pouvoirs établis qui ferait des blagues du même genre que celles qu’on trouve dans Fluide glacial.

Cette identité se retrouve dans les prix décernés : un prix reprend le nom de Charlie Schlingo, un auteur à l’humour caustique parti trop tôt, qui publia dans des fanzines comme Le Havane primesautier mais aussi dans Fluide glacial ou Hara Kiri  ; l’autre prix, créé par Yan Lindingre à la suite de la tragédie de Charlie Hebdo, le Couille au Cul, récompense le courage d’autrices et d’auteurs ayant osé prendre des risques en publiant des dessins engagés.

De gauche à droite : Olivier Besseron (lauréat du prix Charlie Schlingo 2024), Marilena Nardi (lauréate du prix Couilles au Cul 2024).
Photo : Didier Pasamonik.

L’histoire de la maison est indissociable de celle de Fluide glacial. Bien que le journal y soit aujourd’hui moins présent, le Off des Off conserve quelque chose de son esprit, et l’a même déjà accueilli à maintes reprises : « Fluide est venu plusieurs fois. Ils ont fait leurs 40 ans ici, donc ils connaissaient bien la maison, et c’était des partenaires avec lesquels on a fait beaucoup de choses. Aujourd’hui, Fluide vient moins, car Yan Lindingre n’en n’est plus rédac chef, et puis, ils ont moins besoin de nous depuis leur rachat par Bamboo ».

« Je suis « off » mais pas « contre » »

Le nom de l’association, « Off of off », fait directement référence à sa situation vis-à-vis du festival : le « Off of off » est la maison et le « in » l’ensemble du FIBD.

Lorsqu’on lui demande ce qu’elle pense du festival, Isabelle est mesurée : « La seule critique négative, c’est qu’on a l’impression que ça devient extrêmement commercial, mais je pense que tout festival doit être rentable, ce qui n’est pas la problématique que j’ai moi ici. Donc que ça évolue comme ça, c’est peut-être une évolution liée au temps, et pas au festival lui-même ».

En même temps, elle reconnaît que le Off ne peut exister « que parce que ce in existe. Donc je le respecte et je trouve ça bien qu’il fasse vibrer Angoulême chaque année, qu’il la transforme en ville un peu folle et internationale ». Ce à quoi elle ajoute : « Je suis en off, mais pas contre ! En revanche, je fais en sorte de ne pas faire payer de droits d’entrée ».

Et en dehors du FIBD, que devient la maison d’Isabelle ? Déjà, elle y vit, accueille ses amis, mais ce n’est pas tout : lors de la période de noël, elle organise des expositions avec des artistes locaux : des sculpteurs, des peintres, etc.

Photo : Hippolyte Arzillier.

Plus largement, Isabelle insiste sur le fait que cette maison doit être un espace que chacun peut s’approprier : « On me demande la maison pour faire des fêtes, des concerts… Elle tourne un peu toute seule cette maison. Il y en a plein qui la connaissent et qui me connaissent pas personnellement, et je trouve ça sympa ». Le Off n’est pas seulement ouvert aux artistes qui manquent de moyens ou aux festivaliers passionnés de bande dessinée, mais un lieu animé par un projet inclusif : celui de promouvoir la culture et de la rendre accessible au plus grand nombre.

Quand on lui demande quels sont ses projets futurs, Isabelle répond : « Il faut que j’aie le courage de continuer, parce que je vieillis ». C’est tout ce qu’on lui souhaite !

(par Hippolyte ARZILLIER)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN : 9782205075663

Les Requins Marteaux Fluide Glacial ✏️ Brecht Evens ✏️ Catherine Meurisse ✏️ Florence Cestac ✏️ Wolinski Angoulême 2024 🏆 Prix Couilles au Cul 🏆 Prix Charlie Schlingo
 
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