En même temps que des parutions chez Akata, évoquées dans la première partie de cet article, deux anthologies de Moto Hagio sont republiées par Glénat, parées de nouvelles couvertures très attractives. Elles sont démonstratives du travail sur la couleur de la part de la mangaka.
Une exposition, Moto Hagio, au-delà des genres, visible au musée d’Angoulême (ancien musée des beaux-arts d’Angoulême) jusqu’au 17 mars 2024, permet de mieux en prendre la mesure. Elle présente une sélection affinée de 163 œuvres, parmi un grand choix proposé par l’artiste aux organisateurs.
Dans les deux volumes de Glénat, on peut lire des séries ou récits relativement courts par rapport à d’autres de la seconde partie de sa carrière, néanmoins très intéressants. Précisons quand même que le tout s’étend, au total, sur des centaines de pages (voir le détail plus bas).
Le premier, De la rêverie, est accompagné d’une introduction et d’une biographie de Moto Hagio à la fin. Il regroupe quatre de ses œuvres fantastiques et de science-fiction.
Un Rêve ivre (1980) concentre des thèmes de prédilection de l’autrice, abordant ceux de la réincarnation d’inspiration bouddhiste, de destins fixés à l’avance et de l’éternel retour. Le Petit Flûtiste de la forêt blanche (1971) rappelle en partie la légende médiévale allemande du Joueur de flûte de Hamelin, recueillie entre autres par les frères Grimm.
Mais, surtout, De la rêverie contient les deux parties de Nous sommes onze ! (1975) et Nous sommes onze ! Suite - Est et Ouest, un lointain horizon (1976 - 1977). Après quelques essais de moindre importance, cette première tentative consistante de Moto Hagio dans le domaine de la SF est considérée comme l’un de ses titres-phares.
L’argument narratif de base de Nous sommes onze ! a été emprunté à Kenji Miyazawa, l’auteur de Gōshu (ou Gauche) le violoncelliste, dont Isao Takahata a fait un film d’animation (1981). Son Train de nuit dans la Voie lactée avait déjà inspiré Galaxy Express 999 de Leiji Matsumoto ou, plus tard, le réalisateur Gisaburō Sugii. Ce dernier, dans un long métrage d’animation (1985), ajouta des personnages animaliers en provenance du Bureau des chats de l’écrivain japonais.
Moto Hagio, elle, puisa dans une des deux brèves histoires de Kenji Miyazawa au sujet de zashiki warashi (ou zashiki bokko). Un intrus dans une maison abandonnée y relève de ce type de yōkai ou « esprit de la maison », sinon des auberges traditionnelles (ryokan). Leur légende provient du nord de l’île principale du Japon, où l’auteur nippon fut professeur d’agronomie, avant d’y mourir très tôt, sa production littéraire abondante étant publiée surtout de façon posthume, à partir des années 1930.
Nous sommes onze ! a connu des adaptations dans d’autres médias et une grande postérité, du fait que l’on a beaucoup apprécié son féminisme et son questionnement sur le genre. Son aspect novateur, vanté par les inconditionnels de Moto Hagio, est néanmoins à relativiser. Puisque les œuvres de ses débuts qui comptent sont tributaires d’une certaine actualité littéraire liée à leur époque de création.
En effet, pour les deux volets de Nous sommes onze !, à la lecture, il ne fait aucun doute que la préséance en la matière revient à Ursula K. Le Guin. Moto Hagio a eu connaissance au préalable de plusieurs romans ou nouvelles du Cycle de l’Ekumen (ou Cycle de Hain, 1964) de l’Américaine. Ils ont raflé les plus retentissants prix de son pays en la matière (Nebula et Hugo), des récompenses méritées.
La mangaka, appartenant à l’association SFWJ (Science Fiction and Fantasy Writers of Japan), comme Osamu Tezuka ou Gō Nagai pour d’autres de ses confrères célèbres, ne pouvait les avoir ratés. L’évidence s’impose rien qu’à comparer les dates de publication, et l’antériorité vérifiable de celles de la géniale Ursula, sans parler des contenus des mangas.
On retrouve dans le personnage de Flore l’influence de La Main gauche de la nuit (1969) et Le Roi de Nivôse (1969), avec la planète glacée Nivôse (ou Gethen) et ses habitants androgynes. Ils se singularisent des autres peuples de leur univers fictionnel. Humains n’étant ni des femmes, ni des hommes, leur différenciation sexuelle, aléatoire, se produit durant une période temporaire récurrente de poussée hormonale. Elle a été imaginée par leur créatrice à partir du phénomène de la menstruation...
La suite de Nous sommes onze ! confirme la présomption. Ce prolongement s’appuie en supplément sur plusieurs caractéristiques issues de Les Dépossédés (1974) ou sa préquelle, la nouvelle À la veille de la révolution (1974).
Plutôt que pionnière, Moto Hagio se révèle donc en réalité une excellente passeuse. Dans la seconde partie, elle se contente d’« habiller » littéralement l’intrigue à la mode shōjo, notamment par le graphisme, les costumes et le décorum déployés. Peut-être par insatisfaction de se cantonner à cela, elle interrompit cette série. Car, au départ, il était prévu d’y explorer les mondes de chacun des personnages du récit initial.
En revanche, Moto Hagio poursuivit la démarche du questionnement sur le genre, en le faisant évoluer de son propre chef, avec Star Red ou Marginal. Et son rôle de passeuse dans le shōjo ou le jōsei plus adulte devait avoir une répercussion cruciale sur plusieurs de ses collègues japonaises.
Dans une voie moins tragique que celle prise par Moto Hagio par la suite, Rumiko Takahashi, Grand Prix d’Angoulême 2019, est la plus connue d’entre elles en Occident. Souvenons-nous de Ranma ½ (1987), série traduite par Glénat, où le/la protagoniste change de sexe au contact de l’eau froide, source de quiproquos comiques...
Dans De l’humain, le second volume des Anthologies de Moto Hagio, sont réunies des histoires censées plus proches du réel. Le livre bénéficie d’une introduction par Baku Yumemakura (Mineo Yoneyama, alias...), ancien président de la SFWJ. Mais plus que pour ses récits de science-fiction, il est renommé sous nos latitudes grâce au Sommet des Dieux (2000), dessiné par Jirō Taniguchi.
La Princesse iguane (1992) traite, en apparence au moyen du fantastique, de la relation mère-fille selon le thème de la famille dysfonctionnelle. Pauvre maman (1971) annonçait déjà ce dernier. L’innocence de l’enfant y cache un terrible secret. Dans l’horrifique Mon Côté ange (1984), une des sœurs jumelles siamoises préserve à sa façon la survivance de son ego. Le Coquetier (1984) émane d’histoires précédentes dans une Europe rêvée, remplacée là par un plus réaliste Paris sous l’Occupation.
Comme dans la première anthologie, se détache un récit qui a pris beaucoup d’importance dans l’œuvre de Moto Hagio, Le Gymnase de novembre (1971). Il fut prolongé dans une autre version de l’intrigue avec Le Cœur de Thomas (1974). Leur découverte évoque immanquablement, pour qui connaît ce premier livre de l’Autrichien Robert Musil, Les Désarrois de l’élève Törless (1906).
Quelques années avant ces mangas, ce roman d’apprentissage particulier avait été remis dans la lumière par une adaptation filmique (1966) de Volker Schlöndorff. Elle avait attiré l’attention lors de sa sélection au Festival de Cannes. Le pensionnaire d’un internat y assiste au harcèlement par ses élèves de l’un d’entre eux. L’ouvrage a été analysé par la critique, a posteriori, comme annonciateur et dénonciateur de la montée du nazisme dans l’entre-deux-guerres.
Pour sa part, Robert Musil fut l’observateur impuissant du déclin de l’Empire austro-hongrois et de la culture de la MittelEuropa. Leur décadence impacta son esthétique en tant qu’artiste. Aux côtés de Marcel Proust, Virginia Woolf ou James Joyce, il demeure le moins connu des principaux modernisateurs dans la première partie du XXe siècle de la forme et de la fabrication du roman (voir les deux tomes de L’Homme sans qualités, inachevés, 1930 - 1932).
Les lectures de Moto Hagio, marquées par la diversité, continuent à être décelables tout au long de sa longue carrière. On en retrouve ainsi la trace, à un degré ou à un autre, dans des séries composant son abondante production.
Dans la continuité du registre du harcèlement, le titre de celle au long cours sur le thème difficile d’abus sur enfants peut se traduire par Un Dieu cruel règne ou Sous la domination d’un dieu impitoyable (2001). Il se réfère à The Savage God : A Study of Suicide (1971). Cet essai sur le suicide est dû au poète et critique britannique Al Alvarez (Alfred Alvarez).
D’ailleurs, auparavant, s’étant pris lui-même au jeu de l’intertextualité, ce dernier l’avait nommé d’après un écrit d’un compatriote de James Joyce. Il s’agit du prix Nobel de littérature irlandais William Butler Yeats (1923), néanmoins sans doute moins familier pour la mangaka.
Ensuite, avec la série de Moto Hagio sur La Reine Margot (2012), s’impose à l’esprit du lecteur le roman (1844) d’Alexandre Dumas père sur Marguerite de Valois, contrainte d’épouser le futur Henri IV. Isabelle Adjani l’a incarnée dans le film éponyme de Patrice Chéreau (1994), etc.
On l’a vu, l’artiste japonaise a réintégré dans son travail de nombreuses références littéraires. Pourtant, l’ajout de ses apports personnels a non seulement contribué à l’élargissement de sa palette mais il a conféré également de l’ampleur aux motifs narratifs du shōjo dans son ensemble. Au point que la remarque s’applique ici, notamment, de la science-fiction à d’autres récits de genre, peut-on dire en usant de la polysémie du terme.
Malgré la faveur que connaît le manga dans le monde francophone, pour elle et ses consoeurs emblématiques, beaucoup de leurs œuvres respectives restent inédites en français. Et, comme il faudra sans doute encore s’armer de patience avant leur traduction, ce paradoxe peut laisser le lectorat sur sa faim. Dommage
En attendant, les deux anthologies réédités par Glénat constituent donc une copieuse introduction. Puisqu’elles permettent de bien commencer à appréhender l’étendue et les nuances de plus d’un demi-siècle d’activité de Moto Hagio.
Voir en ligne : Exposition Moto Hagio
(par Florian Rubis)
Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.
Moto Hagio — Anthologie : De la rêverie — Glénat — 352 pages — 14,95 €
Moto Hagio — Anthologie : De l’humain — Glénat — 256 pages — 14,95 €
En médaillon : Photo de D. Pasamonik (L’Agence BD)
Participez à la discussion