Présenté comme un jeu classique dans les petites classes au Japon le Karuta consiste en la mémorisation de cent poèmes courts, de cent poètes différents. Cinquante cartes, sur lesquelles est reproduite la fin de chaque poème, sont disposées sur l’aire de jeu, et les deux adversaires doivent deviner en premier de quel poème il s’agit lorsque le récitant les déclame, et s’emparer de la carte. Le sujet lui-même, très inattendu, attise la curiosité en même temps qu’il peut susciter quelques craintes...
Chihayafuru est publié dans Be Love de l’éditeur Kodansha, un magazine josei, qui s’adresse aux femmes adultes - femmes actives autant que ménagères au foyer - plutôt qu’aux jeunes filles. Il connaît un succès important au Japon, critique et public : il a remporté plusieurs prix et il apparaît régulièrement dans les classements annuels de meilleures ventes manga (16e en 2012). Débuté en 2007, ses ventes sont particulièrement impressionnantes depuis 2011 : elles cumulent plus de 4 millions d’exemplaires vendus.
Mais importer ce titre en France relève du pari pur et simple : le josei est un créneau qui ne prend guère chez nous. Le lectorat manga en France se renouvelle en effet massivement et reste globalement jeune : la part adulte y demeure très faible. S’adresser à une audience féminine adulte est donc osé, car si les filles animent fortement le marché français du manga, il s’agit essentiellement de jeunes filles.
Chihayafuru a cependant de solides arguments à faire valoir et pourrait bien créer une vraie surprise aussi en France, notamment par sa tendance à emprunter des codes propres à des genres - et donc des lectorats - très divers.
L’aspect josei correspond en fait à du shojo offrant des développements globalement plus libres qu’habituellement. Le récit commence à la fin du primaire pour un trio de personnages dont l’amitié est scellée par la passion et la pratique de ce jeu. La rencontre entre Chihaya, Arata et Taichi et la découverte du jeu structurent le premier volume.
Nous avons affaire dans les premiers tomes à un récit d’enfance qui appelle une romance légère, sous la forme du triangle, davantage affectif qu’amoureux : les enfants sont appelés à se revoir adolescents et adultes. On pressent que le Karuta sera l’occasion de retrouvailles et d’intrigues annexes.
Le dessin très élégant – certains pourront le trouver trop lisse – typé shojo mais sans excès, est susceptible de plaire au plus grand nombre. Ses personnages et son sujet peuvent séduire les lectrices, quand le traitement de jeu lui-même correspond plutôt à un lectorat masculin.
Car le point de départ, la passion pour ce jeu de cartes, l’investissement hyperbolique dont font preuve les personnages, relèvent en fait plutôt d’un traitement quasiment de type nekketsu – le fameux "sang bouillant" typique des shonens d’actions – et le Karuta est abordé comme un sport à pratiquer et dans lequel exceller ! [1]
La narration se révèle pour le moment excellente et l’univers posé potentiellement ouvert à des développements variés. C’est joli, juste, prenant, et l’on se surprend à s’intéresser aux parties qui se déroulent. L’intensité est remarquablement rendue et le tout évoque furieusement Hikaru no go par bien des aspects. Mais avec un personnage féminin au premier plan : enfin !
Pika propose en outre une édition dotée d’un accompagnement très riche, de qualité, soucieuse du lectorat que l’éditeur souhaite amener vers ce titre : les poèmes du jeu sont fournis dans un livret, une première livraison de cartes se trouve en bonus de l’édition, et un dossier de plusieurs pages présentant le monde du Karuta clôt le premier volume.
Chihayafuru : voilà donc un manga totalement improbable par son sujet, son traitement, et un nom imprononçable qui en fera reculer plus d’un au moment de demander le titre en librairie. Mais un titre qui pourtant s’annonce très prometteur !
Une question demeure toutefois : ouvrira-t-il la voie à un nouveau segment dans le marché français en attirant un lectorat féminin adulte vers le manga ? Ou Pika compte-t-il davantage sur le lectorat déjà installé des jeunes filles vieillissantes, peut-être complété par un lectorat masculin marginal, attirés par la réputation du titre et son aspect nekketsu sous-jacent ?
Réponse dans quelques mois.
(par Aurélien Pigeat)
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[1] Le parcours de Yuki Suetsugu peut d’ailleurs éclairer la nature hybride de sa série. La mangaka publiait auparavant dans le Bessatsu Friend de Kodansha, un magazine shojo. Elle dut arrêter sa carrière en 2005 pour un scandale de plagiat : on découvrit qu’elle avait dans plusieurs de ses titres plagié des planches de Slam Dunk et Real, mangas de sport de Takehiko Inoue dont le premier est un emblème absolu du nekketsu. Après avoir admis sa faute, Yuki Suigetsu reprit sa carrière deux ans plus tard et n’apparaît plus en public depuis.
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