On connaît ce discours entretenu par quelques auteurs frustrés sûrs de leur génie, ou quelques commerciaux soucieux de livrer la bataille médiatique pour faire gagner leur chapelle, qui consiste à dénigrer les "spécialistes" (guillemets obligatoires), les chroniqueurs, les journalistes soupçonnés de copinage, de complaisance, voire pire : de corruption. Même si elle est parfois justifiée, cette critique est souvent facile, personnalise toujours le débat par une attaque ad Hominem, et se termine généralement par un plaidoyer assez peu articulé, pro domo pour rester dans les locutions latines. Heureusement, le temps fait son ouvrage, et le travail de certains chercheurs soutenus par la politique patrimoniale de certains éditeurs, vient quelquefois réparer, comme dirait l’autre, "des ans l’irréparable outrage".
Qu’est-ce qui fait que Luc Mazel est passé à l’as de l’histoire de la BD franco-belge, je veux dire : n’est pas considéré à sa juste valeur ? Le contexte de son époque, que Patrick Gaumer, dans son introduction à cette publication, restitue avec une remarquable précision, est une première explication : une proximité trop grande avec les géants de l’École belge au mitan de sa notoriété au moment où Mazel produit la majorité de ses planches : Franquin, Morris, Peyo, Roba, Tillieux, Will... Mazel est au second rang. Pourtant, quand on regarde sa biographie (il est né en 1931), on s’aperçoit qu’il est un véritable compagnon de route de tous ces grands hommes.
Par ailleurs, son dessin s’inscrit dans une tradition, ce "style Spirou" qui va marquer son temps, et c’est là son deuxième péché : ce genre de bande dessinée va être remis en cause dans les années 1980, tant dans son modèle économique : les séries à personnages familiaux "grand public" constituées en albums de 48 pages commencent à battre de l’aile dès la fin des années 1980, que dans son approche esthétique et culturelle : la Belgique perd son statut d’épicentre de la création de la BD francophone au profit de la France à peu près à la même époque.
Viennent ensuite les considérations personnelles : l’hostilité entretenue à son encontre par Thierry Martens, alors tout puissant "monsieur album" chez Dupuis qui refuse de poursuivre régulièrement sa série, ce qui fait que Mazel rate la mutation majeure de la BD de ces années-là : le passage d’un modèle économique issu de la presse vers une économie qui est celle du livre, un marché bien plus exigu.
La confiance, le soutien d’un éditeur est crucial dans l’éclosion puis le développement d’un auteur. Mazel n’a pas obtenu pleinement ce soutien, par timidité sans doute, par manque de confiance sûrement, mais aussi -et c’est une situation qui n’est pas sans évoquer celle d’aujourd’hui- un marché troublé qui fait qu’un créateur ne sait plus trop bien vers qui se tourner pour être publié. Peut-être aussi parce qu’il a passé l’âge d’une certaine vitalité nécessaire...
A-t-il démérité pour autant ? Non, et c’est là qu’interviennent les "spécialistes" comme Patrick Gaumer dans le cadre d’une politique patrimoniale des éditions Dupuis : l’œuvre nous est rendue, dans son intégralité et dans sa qualité (parfois même améliorée), pour ainsi dire idéale. Enfin, on peut juger sur pièce, remarquer la force d’un dessin clair, précis, dynamique et juste. Nous ne sommes pas ici chez un quelconque sous-Franquin ou sous-Peyo, mais chez un dessinateur conscient de ses possibilités à l’aise dans le traitement de l’image, de la séquence. Cauvin est égal à lui-même avec cette qualité constante qui a trouvé le succès avec Cédric ou Les Tuniques bleues. On lui découvre une fibre écologique que traduisent les titres de ses récits : "Le Grand Safari", "Chasseurs d’ivoire", "S.O.S. Jungle"... Des sujets d’une actualité brûlante, mais qui datent de près de quarante ans...
Là intervient le dernier facteur qui explique pourquoi cette série n’est pas parvenue à faire son trou : la chance. Cette intégrale, on l’espère, lui en redonne une nouvelle. Merci Dupuis, merci monsieur Gaumer.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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