Il y a bien sûr eu un avant Claude Vistel pour l’éditeur Lug. Ainsi, après la Second Guerre mondiale, la ville de Lyon bastion reconnu de la Résistance contre l’occupation de la France, devient un autre solide bastion : celui de l’édition BD. De la BD populaire, dites, avec une certaine condescendance qui va en lasser plus d’un : "de gare".
Le papier, un des nerfs de la guerre de la relance économique et quelque-part idéologique de l’époque, est destiné en priorité aux anciens résistants. Logique. Résistants qui vont donc bénéficier d’aides à l’attribution de papier qui en profitent pour se lancer dans l’édition. C’est comme ça que Lyon va compter jusqu’à cinq éditeurs de BD.
Parmi eux, les Éditions Lug créées en 1950 -Lug pour Lugdunum, le nom latin de la ville de Lyon, Lug étant aussi la divinité celtique et gauloise inventeur et praticien de tous les arts- par le grand résistant Auguste Vistel, connu sous le pseudonyme de Colonel Alban et le journaliste et scénariste Marcel Navarro -créateur du personnage Fantax avec le dessinateur Pierre Mouchot, dit Chott.
Par ailleurs, Fantax va avoir beaucoup de problèmes avec la Commission de censure de la Loi de 1949 pour la protection de la jeunesse, jusqu’à faire abandonner la BD à Pierre Mouchot, dégoûté. Auguste Vistel lui non plus n’est pas un novice dans le monde de la BD.
Les éditions Lug achètent des séries en Italie, les adaptent grâce à un atelier de retouche et de montage et se spécialisent finalement, dans la publication de petits formats. Des livres de poches avec pour titres : Blek, Kiwi, Mustang, Nevada, Ombrax, Rodéo (avec Tex Willer), Yuma, Zembla...
Cependant, au fil du temps, Marcel Navarro va écrire ses propres histoires, conscient de la nécessité pour la maison d’édition de posséder ses propres personnages (Zembla, Wampus) et les faire dessiner à Milan.
Gourmande et toujours aussi pleine de célérité, la Commission de censure encore et toujours n’est jamais très loin. Alors c’est le cas de le dire : gare !
Wampus va en faire les frais.
Claude Vistel est la fille d’Auguste, et elle rejoint le rang des employés de Lug en janvier 1960, en tant que correctrice et traductrice. D’ailleurs, jusqu’au bout de son mandat chez l’éditeur, elle sera très à cheval sur la qualité du lettrage et de la traduction qui, dans le cas de Lu,g tiendra plus de l’adaptation, textes et plus que tout images.
Miss Marvel.
Mais la concurrence est rude et au milieu des années 1960 chez l’éditeur de la Rue Émile Zola, on commence à chercher à se diversifier. Justement, l’éditeur de comics Marvel, éditeur de Spider-Man, Fantastic four et Avengers cherche à s’implanter en Europe et surtout en France. Mais rien à faire, rien : personne n’en veut. Chez Lug, on en veut pas plus. Bien sûr, les super-héros de DC Comics (Superman, Batman, Wonder Woman) sont déjà publiés et bien présents chez nous, avec un certain succès, mais ça n’y change rien.
Cependant, Claude Vistel met la main sur un ouvrage qui met l’accent sur les chefs-d’œuvre de la bande dessinée mondiale, et ...
De là, à partir de l’année 1969, sous la houlette de "mademoiselle" Vistel, Lug se spécialise dans les comics de super-héros estampillés Marvel Comics. D’abord avec le magazine Fantask. Qui va vite connaître (au bout de sept numéros) des problèmes avec.... la Commission de censure.
C’est le clap de fin, on arrête de rigoler, il faut sauver les chères têtes blondes, brunes, Rousses et toutes les couleurs de l’arc-en-ciel de toute cette violence, cette fureur. Et vous avez vu ces affreuses couleurs, ce vice dessiné, cette invitation au pire ?!...
Commission, alliance pour le coup ici d’une certaine droite-catho moralisatrice et des communistes prompts à cultiver le goût pour un certain anti-americanisme primaire. Il est toujours délicieux de savourer combien les extrêmes les plus opposés, savent toujours si bien se reconnaître quand il s’agit de défendre intérêts et idéologies. Rôt ici de circonstance.
Persévérance héroïque.
Lug retente le coup peu après avec la revue Strange, puis Marvel. Le fascicule Marvel succombe à son tour à la dive commission après treize numéros, mais Strange poursuit sa route. Au prix d’une énorme autocensure de l’éditeur Lug qui sabre largement les pages des comics originaux. Ce qui au final lui sera passablement reproché. Mais bon, chat échaudé....
Suivront les revues Titans, Spécial Strange, Nova, Spidey... Bien appuyée au niveau des ventes par le succès de la diffusion à la télé des séries animées Spider-Man et Fantastic Four.
Auguste Vistel tombe malade au début des années 1980, Claude lui succède en tant que directrice de publication aux côtés de Marcel Navarro, plus Roger Médina retoucheur de pages BD et artiste de couverture, au sein du comité de direction. C’est la période dorée de l’éditeur qui multiplie les succès et écrit une partie de sa légende.
On lance même des super-héros maison -les sup’héros- avec revue attitrée Mustang. Mikros, Epsilon, Kronos pour le véloce du crayon Jean-Yves Mitton et Photonik par CiroTota. Marcel Navarro supervise ces créations et donne un coup de main côté scénario.
Changements.
Marcel Navarro décide de prendre sa retraite en 1988 et vend Lug au groupe suédois Semic International désireux de s’implanter en France (il sera absorbé plus tard par Gutenbergus / Egmont). Lug devient Semic France et reprend le catalogue. Claude vistel garde son poste et ses responsabilités pendant cinq ans puis, se sentant un peu en décalage -Mitton puis Tota partiront finalement vers la BD "noble" et ses albums cartonnés- elle part à son tour à la retraite, en 1993.
C’est déjà la fin d’une époque même si on ne le sait pas encore. Les petits formats, populaires, cessent de paraître progressivement, même si la BD de kiosque vit encore de beaux jours, les comics notamment.
Pour les fans de comics de l’époque, Claude Vistel reste une légende. Qui fait totalement partie de leur imaginaire, figure essentielle de leur grande passion, qu’elle a largement contribué à nourrir. Apposant des lettres de noblesse à un genre et type de BD assez déconsidéré. Il faut voir surtout l’émotion suscitée par l’annonce soudaine de son décès.
Une très grande dame, donc. Une très grande dame de la BD. Même si c’est à l’éditorial qu’elle s’est distinguée. Domaine où elle a toujours oeuvré dans le plus strict respect des lecteurs, malgré une alors nécessaire autocensure, assez tranchante il est vrai.
Plus largement et parenthèse, les femmes ont toujours fait partie du monde de la BD, depuis le début, à la création ou l’éditorial, souvent les deux, malgré ce qui se dit souvent par oubli, parfois plus sûrement par idéologie. Ou plus simplement par un certain mépris de "caste" pour un certain type de publications et genre de BD. C’est surtout oublier que quelques-uns des plus grands maîtres de la BD y ont œuvré.
Claude Vistel, bien accompagnée, a su donner en son temps du lustre et du retentissement à ces héros costumés qui envahissent aujourd’hui tous les écrans.
Influence sur Marvel Comics.
Révélateur : au début des années 1980, Jim Shooter éditeur en chef à poigne et inspiré de Marvel comics, pétaudière au bord de la faillite (seulement tenue debout par le succès des comics Star Wars, avant que les X-Men ne relancent toute l’industrie) cherche à diversifier et valoriser son catalogue, de toutes les manières possibles.
Shooter entame une tournée en Europe pour observer le travail des éditeurs locaux des héros Marvel. Reçu par Claude Vistel, il est enthousiasmé à la vue des fascicules Lug : les recueils, albums brochés et autres. Quand il accompagne l’éditrice dans un festival BD, il est ébloui cette fois par la diversité de l’offre, des formats. Leçon retenue.
C’est ainsi que les revues Lug vont influencer la manière dont on publie des comics chez Marvel comics -label Epic Comics et Marvel Graphic Novels- et, plus largement aux USA. Rappelons que la France a la réputation d’avoir les plus beaux comics du monde côté façonnage.
Shooter rendra même hommage bien plus tard à Claude Vistel dans les comics Magnus Robot Fighter avec le personnage Leeja, qui traite sans détour d’ "infuriating Lug head", tandis qu’on retrouve à la page suivante Magnus dans un orphelinat tenu par une certaine "Reine "queeny" Vistel".
(par Pascal AGGABI)
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