L’angoisse existentielle ultime : la peur de la mort. Rares sont ceux qui ne l’ont pas ressentie. Mais les conséquences de cette aporie que le dessinateur Gabri Molist a subies sont exceptionnelles. Insomnies, épuisement, crise d’anxiété, confusion mentale... Il a vécu une période de troubles intenses liés à la quasi impossibilité de s’endormir par crainte de ne jamais se réveiller.
Le personnage qu’il met en scène, partiellement inspiré de sa propre expérience, est tout à fait banal. Serveur dans un restaurant spécialisé dans la viande où il est peu considéré tant par ses collègues que par les clients, ses heures de travail sont aussi bousculées et stressantes que ses temps de loisirs sont tranquilles voire mornes. C’est quand le reste du monde s’apaise et s’apprête à se reposer que la tension monte vraiment. Insidieusement, la peur revient, s’installe, au point de faire de la perspective du sommeil un monstre sans nom.
Commencent alors des heures à tourner en rond - parfois au sens propre - dans le lit, à regarder des séries TV jusqu’à ce que les yeux se ferment subrepticement mais inexorablement. Et toujours, cette angoisse fondamentale, si humaine, de mourir sans même pouvoir s’en rendre compte. Quelques minutes de sommeil de-ci de-là, et il faut commencer une nouvelle journée, retourner au travail, en dépit de l’épuisement, le cerveau au ralenti et les nerfs à vif.
Après plusieurs nuits complètes sans sommeil, le recours à une thérapie semble s’imposer naturellement. Le choix n’est pas si évident. Il va entraîner des bouleversements inattendus. Agnès, la psychologue, est plutôt étrange, mais n’hésite pas à pousser son patient dans ses retranchements, tout en l’accompagnant avec bienveillance. Débute une période partagée entre séances de thérapie, heures de travail, soirées à chercher / éviter le sommeil et rêves surréalistes de plus en plus envahissants.
Ce récit d’inspiration autobiographique du dessinateur espagnol Gabri Molist est universel, par la peur qu’il raconte. La crainte de la mort est indubitablement un point commun à tous les hommes. Notre finitude et la conscience que nous en avons déterminent en grande partie notre condition, nos choix et donc nos vies. Depuis l’Antiquité, les philosophes y réfléchissent, les religieux tentent d’y répondre et les charlatans en tirent profit.
Mais cette bande dessinée est aussi extrêmement personnelle, par les émotions, sentiments et réflexions mises en images. Le personnage de Gabri Molist n’est guère épargné, son quotidien étant dépeint dans ce qu’il a de moins glorieux. Cela le rend particulièrement touchant. Il évoque son angoisse certes, mais également sa solitude et même son inconscient. Sa brève thérapie le bouscule et l’oblige à se prendre en main.
L’intérêt de ce récit pas si anodin est démultiplié par les choix graphiques opérés par l’auteur. Tout en explorations et en contrastes, ils accentuent les principaux ressorts narratifs - angoisse, confusion mentale, onirisme - et montrent que Gabri Molist a longuement réfléchi à son médium. Alors que les parties « réelles », relatant la vie quotidienne et la thérapie, sont dessinées dans une ligne claire qui évoque un curieux mélange des premières œuvres de Joost Swarte et de celles de Baptiste Virot, les séquences de rêves laissent place à de véritables explosions graphiques.
Un très grand soin est apporté à la composition des planches. Leur aspect parfois ludique, provoquant une mise à distance, permet de souligner les tendances comiques de certaines scènes. De façon plus générale, le jeu sur les formes introduit une légèreté propice à dédramatiser l’histoire. Il facilite aussi la distinction entre conscient et inconscient, le physique du protagoniste faisant seul office de trait d’union.
Encore méconnu alors qu’il est loin d’être un débutant - il a travaillé notamment pour Kiblind et Stripburger - et qu’il enseigne à la LUCA School of Arts en Belgique, Gabri Molist signe une bande dessinée étonnante, inattendue, riche de trouvailles graphiques et faisant de l’introspection une aventure hors normes. Un auteur à suivre.
(par Frédéric HOJLO)
Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.
Dormir c’est mourir - Par Gabri Molist - Bang Ediciones - traduction par Léa Jaillard - typographie par Bernardo Rodrigues - 20 x 27 cm - 264 pages en noir & blanc et couleurs - couverture souple - parution le 7 janvier 2021.