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F. Erre : "Réaliser une promenade historique, qui ne se résume pas à une accumulation de faits"

Par Tristan MARTINE le 15 juin 2019                      Lien  
F. Erre était le week-end dernier au Lyon BD Festival. Nous en avons profité pour rencontrer cet historien-enseignant-raconteur d'histoires, et pour l'interroger notamment sur la collection "Le fil de l'Histoire raconté par Ariane et Nino", publié à un rythme soutenu chez Dupuis.

Vous avez deux casquettes bien distinctes, celle d’enseignant et de chercheur en histoire, d’une part, celle d’auteur de bande dessinée, d’autre part. Comment votre parcours vous a-t-il amené à développer ces deux facettes différentes ?

La bande dessinée m’a toujours attiré mais c’est un destin professionnel qui inquiétait un peu mes parents. Ils m’ont incité à poursuivre des études en histoire à l’université, menées finalement jusqu’au doctorat et aux concours d’enseignement. Les deux domaines se sont révélés aussi stimulants l’un que l’autre, bien que pour des raisons différentes. Ils se rejoignent depuis quelques années grâce à des projets comme « Le Fil de l’histoire » (Dupuis)

F. Erre : "Réaliser une promenade historique, qui ne se résume pas à une accumulation de faits"

Comment arrivez-vous à jongler entre ces deux activités ? Comment vos élèves voient-ils votre travail d’auteur de bande dessinée ? Vous en parlent-ils ?

Je suis enseignant à mi-temps, et auteur pendant l’autre moitié. « Jongler » est un mot assez juste, il faut tenir un équilibre, pas simplement dans la gestion du temps, mais surtout dans celle du cerveau. Ce sont deux activités très différentes, et j’ai toujours veillé à bien les séparer : pas de dessin ou de blagues en cours. Les élèves finissent quand même par être au courant, surtout quand je dessine ma vie de prof sur le net avec le blog « Une année au lycée ». Certains m’en parlent parfois, mais toujours en dehors de l’espace du cours, après la sonnerie ou en fin d’année, et c’est parfait comme ça.

Un crayonné ... sur le vif

En tant qu’enseignant, utilisez-vous la bande dessinée comme un outil pédagogique ?

Pas tellement malheureusement : les programmes en histoire-géographie sont très chargés et très directifs, ils laissent peu de temps à l’expérimentation. Travailler sur une bande dessinée demande à se pencher sur plusieurs modes d’analyse : que dit l’auteur ? comment ? de quoi parle-t-il ? avec quel niveau d’interprétation de la réalité ? etc. J’ai quand même plusieurs fois proposé une étude de Tintin au Congo, associée à d’autres types de témoignages, ce qui est assez intéressant.

Fabrice Erre lors du Lyon Bd Festival 2019. Photographie : Tristan Martine

La collection Le fil de l’Histoire raconté par Ariane & Nino s’étoffe rapidement de nouveaux titres. F. Niffle et L. Trondheim sont à l’origine de ce projet : comment interviennent-ils concrètement sur ces titres ?

Ils ont imaginé le principe de la collection (les personnages, le ton, le rythme du récit…). Nous discutons ensemble des titres possibles et F. Niffle en établit ensuite la liste précise par livraisons successives, en essayant d’équilibrer (types de sujets, périodes…). Une fois le scénario écrit, ils font des remarques sur la lisibilité, les manques, les points à creuser… ce qui permet d’affiner l’écriture. Une fois que S. Savoia a terminé le dessin, il y a un travail collectif de vérification générale. Enfin, tout le travail éditorial commence, et F. Niffle travaille là avec d’autres équipes de Dupuis, très actives aussi. C’est vraiment un travail collectif assez intense.

Crayonné de la couverture de Mars !

L’objectif est de présenter un épisode de l’histoire à un public de 7-12 ans. Comment s’effectue le choix des thèmes retenus ?

Les thèmes doivent avoir un lien avec les programmes scolaires et/ou revêtir un caractère stimulant pour l’imagination des enfants. C’est le cas pour "Louis XIV" par exemple, le "Roi Soleil", ou la "Grande Guerre". Les "Samouraïs" en revanche ne sont pas concernés par les programmes en France, mais c’est un sujet qui attire pas mal les enfants.


Chaque album fait 32 planches et comprend un petit dossier pédagogique à la fin : est-il là pour éviter à la bande dessinée d’être trop didactique ?

Oui, la principale difficulté consiste à être exhaustif, autant que possible, mais de proposer aussi un récit, une sorte de promenade historique, qui ne se résume pas à une accumulation de faits. Donc le dossier en fin de volume permet de creuser quelques points importants dont l’évocation précise aurait alourdi la bande dessinée. Par ailleurs, une de nos ambitions est aussi de faire de ces petits livres une entrée permettant aux enfants de préparer un petit exposé par exemple, donc c’est important de montrer la voie sur la manière dont on peut prolonger l’étude du sujet.

Comment construisez-vous les récits ? Quel type de fil rouge adoptez-vous pour rythmer celui-ci ?

Il y a en début de récit une sorte de « problématisation » très simple, liée à une question posée à niveau d’enfant. Pour les Gaulois par exemple, Nino découvre une photo de son arrière-grand-père, qui portait des moustaches, et se demande du coup s’il s’agissait d’un Gaulois. On peut donc à la fois garder cette idée de recherche sur les ancêtres comme fil narratif et comme question historique (quand vivaient les Gaulois ? sont-ils nos « ancêtres » ?...)

Avez-vous un contact avec les professeurs des écoles ? Savez-vous comment sont reçus et utilisés vos albums ?

Il y a un premier contact avec mon épouse, Sandrine Greff, qui travaille par ailleurs avec moi sur d’autres projets en assurant les couleurs. Elle est elle-même professeur des écoles et lit la première chaque scénario en me disant ce qu’elle pense du niveau de langue, des points à éclaircir ou à exploiter en vue d’une utilisation pédagogique. Par ailleurs, nous avons eu, Sylvain et moi, l’occasion d’intervenir dans des classes de Primaire et de Collège, en Belgique et en France, où nous avons vu que ces livres accrochaient bien l’intérêt des enfants et de leurs professeurs. Un site très suivi par les enseignants, boutdegomme.fr, nous a fait des retours très motivants et a construit des rallyes lecture à partir de certains ouvrages.

Scénario pour Les Croisades

Comment travaillez-vous avec S. Savoia ? Lui fournissez-vous un découpage précis ?

Le scénario est construit graphiquement : il me faut raisonner par double pages et « tester » l’espace nécessaire, le nombre de cases, pour aller au bout d’un aspect du sujet. Je place donc les dialogues précis, puis je griffonne les personnages et intègre quelques images de référence dont il pourra se servir. Il doit néanmoins ensuite faire de son côté un travail de recherche pour tous les détails visuels.

Scénario pour Les Vikings

Pour cette collection, vous devez traiter des thèmes aussi divers que Louis XIV ou les Vikings : à partir de quels ouvrages travaillez-vous pour vous documenter ? Jusqu’où poussez-vous vos recherches et jusqu’à quel point ce que vous présentez, au niveau des costumes, des décors comme des situations, se doit-il d’être vraisemblable ?

Il ne s’agit pas simplement d’être « vraisemblable », mais le plus juste possible. Je travaille au départ sur des ouvrages destinés à la jeunesse, puis j’affine avec des titres plus pointus, jusqu’aux travaux universitaires si besoin, pour les points précis. Il faut que tout ce que nous disons soit exact factuellement, et que nous évitions au maximum tout ce qui relève de l’interprétation : s’il y a un doute sur certains faits, soit nous le signalons, soit nous laissons de côté.


Avez-vous d’autres projets liés qui vous permettraient de marcher sur vos deux jambes en traitant d’histoire en bande dessinée ?

Mon travail de thèse, qui portait sur la presse satirique, m’a permis de réaliser avec Terreur graphique une bande dessinée intitulée Le Pouvoir de la satire (Dargaud), qui avait été prépubliée dans La Revue dessinée. J’aimerais me lancer dans un manuel d’histoire de France avec mon personnage de prof d’« Une année au lycée », j’y travaille depuis un certain temps mais ce n’est pas un projet facile, qu’il faudrait réussir drôle et exact.


Une année au lycée a d’abord été publié sous forme papier, puis l’a été en ligne et en papier, avant de n’être désormais qu’une publication sur le blog du Monde. Ces différents supports et l’évolution de votre audience ont-ils modifié votre travail ?

Publier sur un blog pousse à des formats plus courts, plus immédiats. C’est un bon exercice de synthèse, important il me semble dans la bande dessinée comique : on réalise parfois qu’un gag auquel on aurait consacré une ou deux pages peut finalement se faire en une image, qui gagne du coup une certaine puissance comique.

Vos albums humoristiques, notamment ceux avec Fabcaro, jouent sur les codes du genre, par exemple ceux du western, sans pour autant tomber dans une parodie pure. L’objectif était-il d’éviter l’auto-référencement et les clins d’œil érudits pour proposer quelque chose de plus universel ?

Oui, il me semble que la parodie est un exercice comique intéressant mais pas une finalité. Elle permet d’installer un décalage avec lequel il devient possible d’aller plus loin. Par exemple, dans Walter Appleduck (Dupuis), nous détournons en effet les codes du Western (le hors la loi, le chasseur de prime, le saloon, le sheriff…) mais en parlant aussi de notre époque. L’arrivée du télégraphe est ainsi l’occasion de rire à la fois du Far West (la « civilisation » qui débarque) et de nous (l’omniprésence des réseaux sociaux).

Planches en cours de réalisation pour le projet autour de Coluche
Planche tirée de l’histoire à paraitre autour de Coluche


Pouvez-vous nous présenter, pour finir, les deux projets qui vous occuperont l’année prochaine pour les journaux Fluide Glacial et Spirou ?

Mon frère Jean-Marcel, auteur de romans chez Buchet-Chastel, et moi terminons pour Fluide glacial une histoire en épisodes dans laquelle on imagine que Coluche a été élu en 1981 face à Giscard, et qu’il essaie de changer le monde. Pour Spirou, ou plus exactement pour webtoonfactory.com, le magazine en ligne de Dupuis, je réalise avec Jorge Bernstein (auteur notamment chez Fluide glacial et Spirou) une série sur Les Complotistes, racontant les aventures d’un prof conspirationniste et de son élève. Ces deux livres devraient paraître en 2020 si tout va bien. Ainsi qu’un nouveau tome de Walter Appleduck avec Fabcaro.

(par Tristan MARTINE)

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