Il y avait foule hier, rue de Picardie, face au Carreau du temple, dans le 3e arrondissement de Paris, un haut lieu de l’art contemporain : Jacques Glénat -oui, l’éditeur de Titeuf- venait y inaugurer officiellement sa galerie d’art.
Tout le monde de la BD était là : les auteurs comme Philippe Druillet, Georges Wolinski, Alexandro Jodorowsky, Bernard Hislaire, François Boucq, Juango Guarnido,... Le directeur du Salon du Livre, Bertrand Morisset, celui du Festival d’Angoulême Frank Bondoux, des grands libraires, des distributeurs, des éditeurs concurrents comme Philippe Ostermann de Dargaud, président de la section BD du Syndicat National de l’Édition, Louis Delas des éditions Rue de Sèvres...
Pourquoi un éditeur ouvre-t-il une galerie d’art ? Est-ce un coup de communication ? La création d’un espace de promotion permanent à Paris pour le lancement de ses collections ? Que signifie cette ouverture alors que l’éditeur a fait coup sur coup l’acquisition de Mad Fabrik et du catalogue de 12bis ?
"Un éditeur a la chance de toucher les originaux, de les voir de près..., raconte Jacques Glénat. C’est d’un égoïsme épouvantable ! Avec cette galerie, on montre les originaux au grand public qui peut venir les caresser du regard, si ce n’est des doigts et puis, se porter acquéreur lorsqu’il y a une émotion qui passe et que m’on a envie d’avoir une toile, une peinture, un dessin d’un auteur de bande dessinée qu’on aime."
Un pont avec l’art contemporain
Cet acte d’altruisme surprend, alors que les galeries se multiplient à Paris. On en compte une quinzaine maintenant. Là aussi, il y aurait "surproduction" ? "Des galeries, il y en a beaucoup, répond Glénat. Chacune a sa spécialité, sa personnalité. Ici, nous sommes ouverts à tout, plutôt à l’art contemporain qu’à des grands classiques de la BD, même si on peut y trouver des grands maîtres. Nous essayons de faire monter la BD au niveau de l’art contemporain, de créer un pont entre les deux marchés. C’est pour cela que l’on expose non seulement des pages de bande dessinée, mais aussi des statues, des peintures, des moulages pour essayer d’être ouvert à tous les genres, et certainement aussi aux comics et aux mangas."
La rumeur circule sur le fait que, dans les contrats d’édition, Glénat impose aux auteurs une clause concernant les originaux... L’éditeur coupe court : " Absolument pas ! Les auteurs font ce qu’ils veulent ! Beaucoup sont déjà dans d’autres galeries et ils sont tout à fait libres de faire exactement comme ils l’entendent. Et puis d’abord, ce n’est pas la même société : les éditions Glénat sont une société, la galerie en est une autre, les choses ne sont absolument pas liées. De toute façon, il est impensable d’exposer tous les auteurs de bande dessinée qui nous intéressent d’un point de vue éditorial, on n’y arrivera pas. Déjà, la durée de nos expositions n’est que de 15 jours parce qu’on a une demande qui est très forte. Nous laissons venir ceux qui ont envie de travailler avec nous !" Il insiste sur le fait qu’il sollicite de la part des auteurs qu’il expose de sortir précisément de la bande dessinée pour proposer des sculptures, des peintures, des dessins...
Une évolution nécessaire selon François Boucq
Que pense un auteur comme François Boucq de cette initiative ? "Je serais éditeur, j’adorerais le dessin au point de publier pendant des années, j’aimerais bien montrer toutes ces planches que j’édite et que je suis capable de voir quand je veux. La bande dessinée doit être dans des galeries. C’est une évolution nécessaire. Je pense qu’elle doit même aller plus loin. La bande dessinée souffre de sa non-reconnaissance comme un art à part entière. La plupart du temps, quand on parle de la bande dessinée, on dit : "C’est une histoire sympa." Il n’y a jamais de propos tenu sur l’art du dessin mis à disposition de la narration. Dans une galerie, on s’aperçoit de ce dessin très particulier est un dessin vivant : Il doit être très dynamique, très libre. Cette tension du dessin est spécifique à la bande dessinée et pas forcément aux autres arts graphiques."
Les critères de l’artiste pour choisir son galeriste ? "1° La sympathie ; 2° La convention financière ; 3° Le rayonnement que cette galerie peut donner à l’art de la bande dessinée" nous dit Boucq.
Il est vrai que la vente des originaux fait de plus en plus partie intégrante de l’économie des auteurs de BD aujourd’hui, permettant à certains de compenser les revenus lorsque les ventes en librairie et les droits d’auteur se mettent à fléchir. Un nouveau modèle économique de la BD se profile et Glénat, fine mouche, s’y adapte. De son côté, le patron du Salon du Livre Bertrand Morisset s’apprête à lancer un "Salon du Dessin" qui se situera dans le Carreau du Temple... Juste en face de la galerie de l’éditeur grenoblois.
Réactions contrastées
Dans le milieu des galeristes parisiens, les réactions sont diverses. Beaucoup attendent de voir : "Le métier est devenu de plus en plus professionnel, pointe Pierre-Marie Jamet de la Galerie Oblique, le galeriste attitré de Tardi. Le marché est difficile et restreint mais c’est comme les bistrots et les coiffeurs : il y a de la place pour tout le monde, mais on ne fait pas le même métier, il y a les marchands d’un côté et les vrais galeristes de l’autre... Je peux comprendre que Jacques Glénat réalise un rêve, mais la puissance financière n’est pas synonyme de créativité : l’argent ne fait pas forcement les plus belles expos..."
Un autre galeriste, plus habitué aux graphismes "artistiques" considère les planches exposées autour de lui et s’exclame : "Je n’ai jamais vu un tel concentré de mauvais goût. Il y a ici toute la bande dessinée que je déteste !"
De son côté, Daniel Maghen voit arriver ce nouveau concurrent sereinement : "Tout a changé depuis mes débuts en 1990. Il a fallu créer le marché. Il y a 20 ans, j’étais heureux lorsque je réussissais à vendre toutes les œuvres d’un artiste. Aujourd’hui notre galerie a une stratégie, une vision : déterminer le meilleur moment pour mettre en avant un artiste, comment accompagner une exposition . Avec un livre consacré à l’artiste (« Entracte » pour Juillard), un catalogue (« De vapeur et d’aciers » pour Didier Graffet). Envisager des partenariats extérieurs comme nous l’avons fait avec Didier Graffet exposé au Musée des arts et métiers lors de la nuit des musées.Il y a de plus en plus de collectionneurs, de toutes les générations. Notre galerie possède un fichier de plusieurs milliers de clients. Seules les gaelries qui ont su fidéliser les auteurs ou qui ont su installer une relation de confiance avec des dessinateurs au moment où ils n’étaient pas encore forcément très connus peuvent s’inscrire sur le long terme. En ce qui me concerne, je fais ce métier depuis 23 ans. L’évolution a été incroyable : Quand j’ai commencé, le seul endroit où l’on pouvait voir des originaux à Paris était l’arrière boutique du magasin Album, rue Dante."
Et plus spécifiquement, comment reçoit-il l’ouverture d’une galerie par Glénat ? "Jacques Glénat m’a donné la passion de la BD, dit-il, à travers Les 7 vies de l’épervier, Les Passagers du vent ou Balade au bout du monde. C’est un nouveau concurrent, tant mieux pour le marché et pour les collectionneurs. Je lui souhaite bonne chance, et je serais heureux d’en discuter avec lui à notre prochaine exposition. Elle est consacrée à Boiscommun, un auteur Glénat, justement !"
Un nouveau marché
Expert auprès des ventes publiques de Millon, animateur d’un "club de collectionneurs" fort de 17 membres, ancien responsable marketing dans une grande entreprise, Michel Coste a établi les statistiques de toutes les ventes publiques de la BD en France et en Belgique depuis cinq ans. Lui aussi a constaté un élargissement du marché : "Le marché est en augmentation depuis ces cinq dernières années, en volume et en nombre de ventes volontaires dans les ventes adjudicataires. Si l’on compte les albums, les planches, les pixis, la BD et le para-BD, cela augmente, c’est incontestable. Cette année, on en est déjà à 28 ventes aux enchères, c’est un volume qui progresse. Il y a toute une catégorie de gens qui ont entre 30 et 45 ans qui ont de l’argent et qui s’intéressent à investir dans des choses qui leur plaisent."
Il poursuit : "On le voit bien : il y a une baisse importante à Drouot sur des choses très traditionnelles, par vieillissement de la clientèle, au profit d’arts plus contemporains comme la BD. Les plus jeunes vont déporter leur investissement sur des choses qui leur parlent. Avec Millon, on a fait la première vente aux enchères de jeux vidéo. Cela a été un succès. Qui aurait pensé que l’on puisse mettre 8 ou 9000 euros dans un jeu vidéo ? Personne, il y a deux ans ! On voit bien qu’il y a des clients pour certaines choses spécifiques. Si l’on prend Denis Bajram, un auteur récent, très peu de choses de lui apparaissent sur le marché. S’il y a une ou deux planches qui sortent, les galeries vont faire leur travail et établir une cote mais on ne va peut-être pas les voir parce qu’il n’y a aucune de ses planches sur le marché des ventes aux enchères. Ce qui me rend optimiste pour ce marché, c’est que la nouvelle génération travaille sur tablette graphique. Est-ce que demain, des galeries vont vendre des JPeg ? On sent bien que non [Les nouveaux auteurs ne faisant pas concurrence à l’ancienne génération. NDLR.] Les nouveaux acheteurs testent le marché, se font plaisir avec des dessins de moins de mille euros, pour apprendre... Le gros du potentiel est sur le moyen de gamme. Le haut de gamme (Hergé, Franquin, Bilal...), tient sur une dizaine d’acheteurs qui ont les moyens et cette tranche a perdu 20% ces deux dernières années par le simple fait que de nouvelles planches arrivent sur le marché. Il y aura huit planches d’Uderzo qui seront vendues avant la fin de l’année, alors qu’avant, on n’en trouvait quasi pas. Les choses évoluent..."
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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Galerie Jacques Glénat
12 rue de Picardie
7503 Paris
Photos : D. Pasamonik (L’Agence BD)
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