Il était une fois un joli monde dans lequel de gentils auteurs vivaient en harmonie avec d’aimables éditeurs.
Ils avaient même formé ensemble des tribus, certes parfois un peu patriarcales, mais de jolies tribus créant de jolies choses. Il y avait la tribu des « Spirou », celle des « Tintin », celle des « Pilote », celle des « À Suivre », celle des « Circus », celle des « Vécu » et d’autres encore.
Puis le temps passant, le nom des tribus ancestrales s’est estompé et d’autres ont été créées. Les auteurs ont voyagé au gré des envies, des humeurs, des amitiés, des modes. Les éditeurs eux aussi ont changé, et ils ont parfois invité les auteurs à rejoindre leur tribu le temps d’un livre, d’une aventure.
Ces collaborations étaient empreintes de respect car, mêmes éphémères ou peut-être imparfaites, elles étaient à tout le moins mutuellement et librement consenties.
Et puis une étrange et insidieuse maladie est apparue. Certaines tribus mal gérées (ou possiblement malhonnêtes) ont connu les affres des problèmes de trésorerie et ont fait le choix de taire leurs difficultés avant de trouver sournoisement refuge dans le Redressement Judiciaire tout en invoquant la « crise » !
L’auteur, qui croyait naïvement vivre « au pays où tout le monde y est gentil », a découvert alors que, pour certains éditeurs, il n’était pas un créateur, que son travail n’était pas une œuvre, que l’appellation 9e Art, c’est seulement pour épater la galerie ! L’auteur, ses contrats, ses albums, tout ce qu’il est, tout ce qui fait sa raison d’être, c’est seulement de l’Actif, une vulgaire marchandise entreposée dans des étagères pour donner de la consistance à une société anonyme ! Une denrée que dans un Redressement Judiciaire, d’aucuns peuvent échanger, revendre, ou donner à d’autres. Une méprisante procédure pour laquelle l’auteur n’a pas son mot à dire !
Une maison d’édition sans auteur n’est qu’une enveloppe vide, une boite de chaussure de laquelle on aurait retiré la belle paire de mocassins faite du meilleur cuir ou les élégants escarpins. Sa valeur sera celle du carton qui fait la boite, rien de plus !
Mais de cela les arrogants administrateurs judiciaires et autres mandataires n’en ont que faire. Ils s’en moquent ouvertement. Et la main sur le cœur jurant qu’ils agissent pour l’intérêt de tous, ils n’oublient pas au passage de prendre leurs pourcentages ! Car eux, ils vont pouvoir se nourrir sur la bête une fois le menu dressé et la table mise. Ils vont pouvoir se goinfrer !
« - Une série complète de Machin à vendre, qui dit mieux ? Un contrat de Trucmuch pour 5 albums, j’entends 10 à gauche, 15, 20 à droite !
Mais, monsieur, je suis l’Auteur, il me plairait d’être concerté, d’être informé ! - Toi, l’Actif, ta gueule, retourne dans ton étagère et attend que l’on ait décidé pour toi ! D’ailleurs tout cela est confidentiel et tu n’as à être informé !
Mais, Monsieur, on me doit de l’argent et je veux pouvoir choisir mon éditeur !
J’ai dit, ta gueule ! Quant à ton argent, on verra plus tard si c’est possible, même si cela sera probablement jamais !
Mais cet argent me revient !
Tu te trompes, l’Actif, c’est maintenant le mien ! »
Oui, ce sont de mauvais dialogues et un improbable scénario, on ne dit pas « Ta gueule » à un Actif. On ne lui parle pas, on l’ignore, c’est plus simple !
Quant à l’éditeur défaillant, qui hier tutoyait les auteurs, les présentait même comme des amis, il choisit la fuite et incombe les difficultés à d’autres. Car c’est connu, l’éditeur qui a laissé derrière lui d’imposantes ardoises n’est responsable de rien, les méchants ce sont toujours les autres !
J’entends déjà d’éventuels détracteurs, aimant la polémique. Ils vont probablement s’empresser d’affirmer qu’il ne faut pas faire d’un cas une généralité, de tirer des conclusions hâtives d’une malencontreuse expérience. Car, bien entendu, tous les éditeurs ne sont pas que des « pourris », il y a des gens honorables.
Mais la critique ne porte pas en priorité sur les éventuelles pratiques contestables du monde de l’édition. Elle accuse un système judiciaire qui ne fait pas de distinction entre un stock de boîtes de sardine et un catalogue de bande dessinée.
Quand un éditeur cède pour quelque motif à un tiers l’intégralité de son catalogue, la loi le dispense de demander l’avis et surtout l’accord des auteurs, même si l’acquéreur s’avère être la pire des crapules ou le plus grand des incompétents ! L’acquéreur se retrouve pleinement « propriétaire » de tous les contrats. Et pour peu qu’il en respecte les clauses, il pourra les exploiter librement durant toute la durée prévue contractuellement. De surcroît, comme il s’agit d’une disposition d’ordre public qui relève de la loi, toute clause contraire dans un contrat est réputée non-écrite. Alors pourquoi le cédant ou l’acquéreur se montrerait audacieux en consultant les auteurs ? Nous ne sommes pas dans le monde des « Bisounours » !
Si, demain, vous voulez repeindre votre façade en rouge et que la législation ne vous oblige pas à demander l’avis du voisinage, vous vous abstiendrez, naturellement. D’aucun ne prendra le risque d’être confronté à l’opposition d’un voisin grincheux qui ne partage pas ses goûts.
Ce qui a conduit un auteur à collaborer avec un éditeur plutôt qu’avec un autre, au-delà des conditions financières usuelles, c’est souvent le sentiment de bénéficier d’une meilleure écoute, d’avoir une empathie réciproque, d’avoir de la CONSIDÉRATION. Mais cela, les textes de loi n’en ont rien à faire !
Un catalogue qui vaut « 100 », qui dit mieux ? « 150 » à gauche, adjugé, point !
Car pour celui qui en douterait encore, la bande dessinée et les œuvres littéraires sont de plus en plus fréquemment considérées par plus d’un acteur de la justice et du monde politique comme de la marchandise, monnayables comme une vulgaire marchandise.
Pour que chacun prenne parfaitement conscience de ces dispositions légales iniques, il faut imaginer que l’auteur se retrouve dans la position d’un fidèle employé à qui, un jour, il est dit, tu prends tes affaires et tu vas travailler pour Monsieur Tartempion, de l’autre côté de la rue. Et si cela ne te plait pas, ce n’est pas grave car Monsieur Tartempion n’a pas besoin de ton accord pour continuer à éditer tes gribouillages et prendre ses pourcentages sur la vente de tes albums !
Dans bien des cas, il vaut mieux être alors une sardine qu’un auteur, car elle a une date de limite consommation. Les contrats signés dans l’édition portent généralement sur le durée de la propriété littéraire et artistique de son auteur qui s’étend jusqu’à 70 années après son décès ! Mais cela n’est peut-être aussi qu’un détail !
Quelle morale pour conclure cette fable ? Chaque auteur pourra trouver la sienne, mais il devra surtout tourner sept fois son stylo avant de signer un contrat, de peur de se retrouver quelques temps plus tard chez un éditeur avec lequel il n’a pas d’affinité !
Jean-Yves Delitte
(par Charles-Louis Detournay)
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En médaillon : Jean-Yves Delitte. Photo : CL Detournay
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