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Jacques Ferrandez : « J’ai été très heureux de faire un petit bout de chemin avec Albert Camus. »

Par Charles-Louis Detournay le 21 octobre 2014                      Lien  
Auteur célébré pour ses "Carnets d'Orient", Jacques Ferrandez, né en Algérie, est passionné par ce pays, mais de l'humain avant tout. Comme Albert Camus. Il était donc logique que Ferrandez adapte l'écrivain. En parrallèle, la Galerie Champaka propose un choix de planches originales qui permettent d'appréhender la technique mixte de l'artiste.
Jacques Ferrandez : « J'ai été très heureux de faire un petit bout de chemin avec Albert Camus. »

Vous aviez déjà adapté une nouvelle de Camus, L’Hôte, avant de revenir plus récemment avec L’Étranger. Outre l’Algérie qui continue à vous passionner, qu’est-ce qui vous attire spécifiquement chez cet écrivain ?

Je suis né à Alger, dans le quartier où a vécu Camus, j’ai donc été bercé par son nom. Son influence ne s’est jamais démentie sur plusieurs générations dans le monde entier, tout autant que sa réflexion sur le conflit algérien. Ses écrits ont accompagné les populations soumises à l’arbitraire, dans les pays de l’Est, en Amérique latine, comme une manière de résister et de garder espoir. Il reste aussi très actuel, par exemple dans ses réflexions sur le terrorisme.

En travaillant sur l’Algérie et la deuxième période des Carnets d’Orient, j’ai mis à profit les réflexions et les interrogations d’Albert Camus, il était en filigrane de mon travail. C’est donc logique que je mettre en image son œuvre, à commencer par la nouvelle de L’Hôte que j’avais découverte il y a plus de 25 ans. Camus y aborde les questions qui vont irriguer son œuvre : la justice, l’engagement, la responsabilité, la liberté... On y sent monter le début de ce qui sera la Guerre d’Algérie.

Et le paysage algérien est au centre du récit, mais l’Algérie de l’intérieur, celle des Hauts-plateaux rudes et âpres, où règnent la disette et la misère des populations. On est loin de la mer et du soleil généralement associés à Camus. La simple lecture de ce récit évoquait pour moi ces grands espaces. Et je reste captivé par la chute abrupte de cette nouvelle avec ce sens de l’absurde cher à l’auteur. L’Hôte est donc un condensé de l’œuvre de Camus.

Vous travaillez en deux temps, les cases d’un côté, l’ambiance à l’aquarelle de l’autre, tout en laissant des places importantes à des décors entièrement aquarellés ?

Il y a plusieurs phases : d’un côté, je réalise des grands fonds à l’aquarelle à bords perdus, qui imposent l’ambiance. D’un autre côté, je travaille plus traditionnellement les séquences narratives avec des crayonnés et un encrage en noir et blanc avant de faire un tirage sur lequel je fais mes couleurs. Les cases ainsi colorées sont incorporées sur le fond à l’aquarelle, soit directement par collage, soit à l’écran, dans des fichiers numériques. Je travaille avec cette technique de collage depuis Les Carnets d’Orient, car cela me permet d’être souple et libre dans ma réalisation. Je veux continuer à utiliser le dessin traditionnel, tout en profitant du numérique pour faire des modifications sur les fichiers afin d’affiner et de corriger le rendu final, si nécessaire.

On remarque une différence entre L’Hôte et L’Étranger, comme si votre encrage était plus tranché...

Oui, vous faites bien de le remarquer. J’ai pourtant utilisé la même technique et le même format. Mais j’ai voulu avoir un trait plus présent, j’adapte de façon plus ou moins consciente mon traitement graphique au récit.

Par rapport au plus silencieux L’Hôte, L’Étranger est logiquement plus dense et plus bavard. Vous adaptez votre découpage en fonction de des dialogues ?

Oui, les personnages s’effacent dans L’Hôte face aux grands espaces qui les environnent et qui les renvoient à leur solitude. Au contraire de L’Étranger qui fait ressortir le cadre urbain. Dans L’Étranger, Meursault est perpétuellement écrasé (par le soleil, puis par la machine judiciaire), d’où la manière et le traitement qui diffèrent légèrement.

En considérant vos réalisations exposées à la galerie Champaka à Bruxelles, on remarque que vous travaillez souvent par double page.

J’ai utilisé la double page dès que j’ai été libéré des prépublications. Jean-Paul Mougin, le rédacteur-en-chef d’(À Suivre) n’avait pas voulu me laisser utiliser ce procédé, car les pages pouvaient se retrouver aléatoirement en vis-à-vis ou dos à dos dans la revue. Dès que mes albums ont été conçus pour la publication directe, j’ai pu employer cette technique pour mieux "planter le décor" au début d’une séquence. Comme dans la mise en page d’un magazine qui utilise régulièrement la double page. Cela me permettait d’intégrer le récit aux fonds aquarellés dont nous parlions tout à l’heure, de proposer au lecteur un regard différencié entre la séquence BD et le décor, ce qui donne une prise de hauteur par rapport au récit. Et en plus, je me fais plaisir !

À droite, les cases réalisées au trait, avant qu’elles ne soient mises en couleurs puis intégrées informatiquement dans la version finale dans le fond à l’aquarelle.

Pour L’Étranger, cette technique a été essentielle, tout d’abord pour donner l’impression d’un soleil écrasant qui va entraîner le personnage à ce meurtre sur la plage. J’ai donc pu opposer les deux parties du récit, entre le début solaire (la plage, les bains de mer, la ville) et la suite très sombre avec des scènes intérieures (la cellule, le bureau du juge d’instruction où Camus précise que les rideaux sont tirés), le procès, le prétoire... J’évite d’ailleurs les récitatifs en les traduisant en images. C’est donc important de jouer avec mes différents outils (les cases ou les parties aquarellées). J’ai travaillé la mise en scène en utilisant ces différentes ambiances afin de permettre une mise en condition du lecteur, pour lui faire ressentir les sentiments décrits par Camus.

Les monologues de L’Étranger étaient sans doute des séquences que vous redoutiez le plus...

Si l’on revient aux origines, je n’aurais jamais abordé L’Étranger en premier. Il a d’ailleurs fallu déjà franchir beaucoup d’étapes pour adapter L’Hôte. Je n’arrivais pas à faire aboutir mes nombreuses demandes chez Gallimard, et c’est finalement une rencontre opportune avec la fille de Camus, Catherine, qui a tout débloqué. Je savais qu’elle appréciait la bande dessinée et, heureusement, elle connaissait mon travail, elle m’a fait confiance. Nous partagions tous deux une réelle passion autour de cette nouvelle. Au long de sa réalisation, je lui ai d’ailleurs soumis les différentes étapes, afin qu’elle les valide. Nous avons donc noué une belle complicité, qui s’est accentuée sur L’Étranger. Après le bon accueil de L’Hôte (autant critique que public), nous nous sommes mis d’accord pour oser nous attaquer à cette pierre angulaire de l’œuvre de Camus. D’ailleurs, la sortie de L’Étranger m’a redonné confiance, car l’accueil a été vraiment bon : on a dépassé les 70.000 exemplaires ! Chez Gallimard, on pense donc prolonger cette réussite.

Le dernier album de Ferrandez aux éditions Casterman.
À côté de ces adaptations, quels sont les projets qui vous accaparent actuellement ? Un troisième cycle des Carnets d’Orient sur l’Après-1962 ?

Oui, effectivement, je vais aborder la partie contemporaine. Mais avant cela, sort ce mois-ci le premier tome d’un diptyque : Frères de Terroirs. Le chef-cuisiner Yves Camdeborde voulait rendre hommage à ce qu’il appelle sa chaîne alimentaire, c’est à dire l’ensemble des producteurs qui lui apportent la matière première, et je l’ai suivi pendant un an et demi pour raconter les histoires avant que ça arrive dans l’assiette. Je sais que nous allons parler de ce tour de France des saveurs très prochainement sur ActuaBD...

Propos recueillis par Charles-Louis Detournay.

(par Charles-Louis Detournay)

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Sur ce sujet, lire notre chronique de L’Hôte et notre sujet La France algérienne, une blessure encore vive avec des interventions de Jacques Ferrandez.
Photo : (c) CL Detournay

L’exposition du travail de Jacques Ferrandez est visible jusqu’au 2 novembre.

Galerie Champaka Bruxelles
27, rue Ernest Allard
B-1000 Bruxelles

Tel : + 32 2 514 91 52
Fax : + 32 2 346 16 09
sablon@galeriechampaka.com

Horaires :
Mercredi à samedi : 11h00 à 18h30
Dimanche : 10h30 à 13h30
Lundi et mardi : sur rendez-vous
(+ 32 475 26 94 08)

Jacques Ferrandez, sur Actuabd, c’est aussi :
- un portrait
- une interview
- les chroniques des tomes 6 ; 8 ; 9 de Carnets d’Orient

Illustrations : (c) Gallimard.

 
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