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Jean-Pierre Dionnet : "Métal Hurlant, c’est quelque chose qui n’arrive qu’une seule fois dans une vie, si on a de la chance"

Par Christian MISSIA DIO le 20 mars 2017                      Lien  
L'expo "Révolution bande dessinée: Métal Hurlant et (À SUIVRE)" vient d'ouvrir ses portes au musée de la Boverie à Liège, en Belgique. Cette accrochage exceptionnel rassemble les planches issues des pages des deux mythiques revues. Le commissaire de l'exposition Jean-Baptiste Barbier, Jean-Pierre Dionnet et l'homme d'affaires et collectionneur Michel-Édouard Leclerc évoquent pour nous leurs souvenirs émus et l'importance qu'ont eu ces deux titres dans l'histoire de la pop culture mondiale.
Jean-Pierre Dionnet : "Métal Hurlant, c'est quelque chose qui n'arrive qu'une seule fois dans une vie, si on a de la chance"
Philippe Gauckler a fait ses premières armes aux Humanos.

Jean-Baptiste Barbier, commissaire de l’exposition Révolution bande dessinée : Métal Hurlant et (À SUIVRE).

Pourquoi avoir rassemblé ces deux magazines mythiques dans le cadre d’une seule et même exposition ?

Jean-Baptiste Barbier : Métal Hurlant et (À SUIVRE) représentent un laboratoire incroyable des années 1970 et 1980. Il y a eu une décennie magique, 1975-1985, qui fut une période incroyable au niveau de la création. Ces deux revues ont apporté un discours complètement différent. On s’adresse à des adultes, on ne s’adresse plus à des prétendus débiles comme ça pouvait être le cas dans les années soixante où la BD était quelque chose que l’on devait lire en cachette. Ces deux revues ont donné ses lettres de noblesse à la bande dessinée pour des raisons différentes : Métal Hurlant, car c’est un chaos graphique doté d’une liberté complètement débridée ; tandis que dans (À SUIVRE), il y a une vraie exigence de récit et une exigence au niveau du noir et blanc, donc un fort parti-pris également.

À notre époque, pourrait-on imaginer des revues aussi audacieuses, aussi transgressives que l’ont été Métal Hurlant et (À SUIVRE) ?

Je pense qu’il y a aujourd’hui des artistes qui pourraient être aussi inventifs et transgressifs que ceux de cette époque. Simplement on ne leur donne plus les moyens de s’exprimer car il n’y a plus de revues qui pourraient les accueillir. En plus, le ton actuel de nos sociétés est quand même beaucoup plus strict et sévère que naguère. Même certaines couvertures très sexuelles, violentes ou graphiques de Métal Hurlant ne pourraient plus exister actuellement. La maison d’édition Casterman, qui éditait (À SUIVRE), avait défendu longtemps, sans censure, des auteurs qui pouvaient parfois être grivois tels que Milo Manara. Vous aviez El Gaucho, HP et Giuseppe Bergman dans (À SUIVRE), dans lesquels Manara dessinait explicitement la sexualité. (À SUIVRE) avait toujours défendu ce genre d’artistes... Je pense que ce serait difficile actuellement.

Jean-Baptiste Barbier, le commissaire de l’expo.

Quels seront les temps forts de cet expo ?

Il y aura de grandes cimaises ! Vous aurez les cimaises Mœbius et Druillet bien sûr, en tant que fondateurs de Métal Hurlant. Vous avez les cimaises de Jacques Tardi, de José Muñoz, d’Hugo Pratt aussi. De François Schuiten, qui a réalisé l’affiche de l’exposition. François Shuiten, artiste belge, qui a travaillé dans les deux revues et qui avait autant sa place dans Métal Hurlant que dans (À SUIVRE). Donc, vous aurez de très beaux temps forts durant l’exposition. Vous aurez aussi la collection de la Ville de Liège qui sert d’introduction à notre exposition et là, vous avez deux planches d’On a marché sur la Lune d’Hergé, une planche de La Marque Jaune de Jacobs, donc des ensembles incroyables que l’on ne trouve pas dans les musées français par exemple.

Plusieurs auteurs belges et français tels que Greg, Charlier ou Comès ont vécu à Liège. Que représente cette ville dans le paysage de la BD franco-belge ?

Liège est la seule ville, à l’exception d’Angoulême, qui a pris la mesure de l’importance de la BD. Les autorités liégeoises ont toujours défendu le Neuvième Art. À partir des années 1970, ils se sont constitués un gros fond - plus de trois cents œuvres - avec l’envie de constituer un musée de la BD, comme à Angoulême. C’est un vrai parti-pris de cette ville. Les autorités veulent défendre les arts graphiques et la BD. On voit d’ailleurs tous les efforts qu’ils font vers le monde culturel et qui se concrétisent à la Boverie, qui est un lieu magique. C’est un écrin fabuleux pour accueillir une telle exposition.

Jean-Pierre Dionnet, cofondateur de Métal hurlant et des Humanoïdes Associés.

Jean-Pierre Dionnet, quel est votre sentiment à l’heure où s’ouvre cette exposition ?

Jean-Pierre Dionnet : En ce qui concerne cette exposition, qui a commencé à Landerneau il y a trois ou quatre ans, sur le moment, j’avais très peur. J’avais très peur parce que Métal Hurlant et (À SUIVRE), ce sont les années 1970-1980... J’espérais qu’ils n’avaient pas pris un gros coup de vieux. Ça faisait longtemps que je croisais des lecteurs de Métal Hurlant, qui étaient des gens de mon âge, qui avaient grandi avec le journal. Et là à Landerneau, j’ai eu une révélation, j’y ai vu beaucoup de jeunes de deux sortes. Ceux qui trouvaient ça bien, qui me disaient : “Oui, on a vu ça ailleurs mais vous avez été les premiers à le faire”. Il y avait ceux qui avaient “hérité” de la collection de leurs parents, pas forcément volontairement parce que quelques fois les parents cachaient ces revues en se disant que leurs enfants n’avaient pas encore l’âge, ce qui évidement attire le regard des jeunes... Et puis, il y a ceux qui ont découvert ces revues tout seuls. Et là, j’ai réalisé un truc c’est que l’on a vécu un moment à peu près unique. C’était de la chance. Qu’est-ce qui se passe ? Il y a la BD franco-belge avec laquelle nous avons grandi. Elle nous a tous - les gens de ma génération - donné envie de faire de la BD. Il a des gens qui ont dix ans de plus comme Jean Giraud, il y en a qui ont dix ans de moins comme Serge Clerc.

Jean-Pierre Dionnet, l’un des quatre Humanoïdes Associés, a dirigé Métal Hurlant.

Au départ, nous avions commencé avec un fanzine. Métal Hurlant était un trimestriel avec un distributeur qui distribuait dans dix boutiques et je ne me rendais pas compte que nous avions envoyé une bouteille à la mer qui allait être reçue partout. C’est comme si nous avions une antenne parabolique qui avait dit à une génération qui n’attendait que ça : “- venez, il y a un journal pour vous”. Et dès le numéro deux ou trois, j’ai reçu des dessins de Serge Clerc par la poste, cinq ou six d’Yves Chaland. C’est à ce moment-là que nous sommes devenus mensuel mais c’était aussi le seul moment où ça pouvait se faire. Avant cette période, c’était trop tôt. Avant, la BD pour adulte existait mais c’était surtout de la BD érotique. Bien sûr, il y a eu le cas Jean-Claude Forest avec Barbarella, mais qui était un petit tirage de cinq mille exemplaires. Là tout d’un coup, une génération entière a débarqué. Et cette génération avait des points communs : elle ne parlait pratiquement jamais du quotidien, ni de la politique, ni ce dont parlent les autres journaux. Elle parlait d’art, de science-fiction, de rock’n’roll. Nous sommes des cousins du rock car à cette époque, des groupes sont arrivés et parmi eux, il y avaient des dessinateurs tels que Elli Medeiros, qui commençait en même temps à faire de la musique avec Jacno, tout en faisant des BD. Comme Kent Hutchinson qui fera Starshooter. Nous étions les premiers à parler sérieusement de polar, de science-fiction, de Fantasy, d’illustrateurs comme Frank Frazetta, qui à l’époque n’intéressait absolument personne. Nous étions les premiers à parler de certains peintres considérés comme très bizarre tels que Gustave Moreau, qui était ignoré par l’art officiel de l’époque. Il se passait un truc...

Guy Raives, Johan De Moor et Éric Warnauts, des Belges qui ont participé à la Révolution (A Suivre)

Au moment de la sortie du numéro un, le cinéaste Alain Resnais est venu prendre un abonnement. Puis une semaine après, il y a eu le musicien de jazz Chris Parker qui s’est aussi abonné à Métal Hurlant. Après ça, un mec m’a téléphoné aussi pour la même raison. Il m’a dit : “Je voudrais m’abonner à Métal Hurlant, mais tu viens chez moi ! Chris et Alain m’ont dit que tu es un mec bien”. Je me suis rendu chez le gars et j’ai découvert qu’il s’agissait d’Yves Montand.

Après, sont arrivés des publicitaires tels que Ridley Scott qui, à l’époque, faisait des pubs pour de la bière. Il y avait aussi Hugh Hudson, le réalisateur des Chariots de feu. Ils étaient dans nos bureaux toute la journée et ils se baladaient dans nos locaux. À un moment, Ridley a pointé un dessin en me demandant qui en était l’auteur ? Je lui ai répondu : “Hans Ruedi Giger”. il m’a alors dit qu’il serait très bien pour créer le monstre de son prochain film, Alien... Nous étions dans un moment magique ! Nous n’en n’avions pas tiré les marrons du feu. Les marrons se sont retrouvé en Amérique, au Japon avec le Akira de Katsuhiro Ōtomo. Partout. Mais nous avions créé un mouvement à partir de trois personnes : Giraud qui faisait Blueberry ailleurs, qui n’avait donc pas besoin de Métal Hurlant pour vivre ; Druillet, qui lui avait besoin de ça pour vivre et qui voulait faire un peu plus de sexe que ce qu’il faisait dans Pilote ; et puis moi, scénariste qui venait chercher des dessinateurs. C’était de la magie Métal Hurlant. C’est quelque chose qui n’arrive qu’une seule fois dans une vie, si on a de la chance.

Michel-Édouard Leclerc, PDG de l’enseigne de grande distribution E.Leclerc, mécène et collectionneur d’originaux de BD.

Michel-Édouard Leclerc, quel rôle avez-vous joué dans la préparation de cet événement ?

Michel-Édouard Leclerc : Je suis un amoureux de la BD. Tout petit déjà, je lisais de la bande dessinée et j’ai été amené, dans le cadre de mes activités professionnelles, en tant que dirigeant d’un groupe dans la grande distribution, les Centres Leclerc, à parrainer le Festival d’Angoulême. Pendant les 17 ans où le groupe était mécène de l’événement, j’y ai rencontré moult artistes, tous un peu fous, un peu déjantés, un peu allumés. Des relations se sont construites et du coup, je me suis mis à acquérir des planches originales, au gré de leurs besoins, car quelquefois ils étaient sans le sou. Ou au gré de ce que les galeristes me proposaient.

À un moment donné, je me suis dit qu’il fallait que cela fasse un ensemble cohérent et puisque la puissance publique n’agissait pas beaucoup, ni par le soutien à de grandes expos, ni par l’achat d’œuvres car tous les budgets étaient alloués à l’art contemporain, je me suis dit que j’allais devenir collectionneur. Je n’ai pas une addiction par rapport à mon passé, ni une volonté de racheter des bribes de mon enfance, ni une addiction capitalistique, patrimoniale à acquérir des planches. Mais l’idée un peu rebelle de constituer un ensemble, de faire la nique aux institutions et de montrer cet art populaire dans toute sa noblesse me plaisait bien.

J’ai beaucoup d’œuvres que je prête. Ici, il y a presque cent-cinquante œuvres qui proviennent de ma collection privée. Le fonds que j’ai constitué a pour ambition de faire le tour du monde pour montrer la qualité de cet art. J’ai des planches qui vont partir au Japon, d’autres iront aux USA. D’autres encore iront dans des petites communes car des associations en ont besoin pour attirer leur public. Moi, j’aime ça. Mon ego est satisfait d’être utile à la défense de la bande dessinée.

L’échevin (adjoint au maire) de la Culture et de l’Urbanisme de la Ville de Liège Jean-Pierre Hupkens, Willy Demeyer bourgmestre (maire) de la ville de Liège et Michel-Édouard Leclerc
Michel-Édouard Leclerc rencontre les journalistes.

Que représentent pour vous Métal Hurlant et (À SUIVRE) ?

La bande dessinée a longtemps été un art populaire, avec une partie éducative, pédagogique mais c’était quand même un art qui était destiné à une population très jeune, adolescente on va dire. Que ce soit la BD hagiographique, les publications catholiques, la vie des grands saints, la vie des grands héros, ou que ce soit des narrations entraînant des représentations très figuratives de l’histoire ou des anecdotes, c’était quand même un genre réservé aux loisirs, jusqu’à la génération Pilote. Mais Pilote a lui-même suscité déjà le passage de la BD vers un public plus rebelle, plus adulte, introduisant aussi de l’humour politique. Ce n’est pas encore Charlie Mensuel ou Charlie Hebdo, mais il y avait cette ironie, ce cynisme qui explosera plus tard dans Métal (Hurlant). Dans Métal, il y avait une bande de jeunes qui disaient : “Hors les codes ! Nous on veut du cul, du cinéma, on veut de la liberté !” Évidement, ils étaient excessifs, à l’image d’un Druillet, d’un Mœbius. Ils étaient complètement irresponsables mais ils s’adressaient à qui au fond ? Ils ne proposaient pas un art au service de l’adolescence, ils proposaient un art en tant que tel.

En contrepartie, de l’autre côté, les éditeurs, dont beaucoup à l’image de Pif Poche étaient au Parti Communiste, ont compris qu’il y avait un mouvement de liberté, d’air libre pour paraphraser un autre courant... Et du coup, ils ont créé (À SUIVRE) et là, pour se différencier, ils ont réintroduit une narration venant de la littérature. De la noblesse qu’ils sont allé chercher hors des scenarii classiques de la BD mais en allant dans la littérature. Ils ont fait appel à Tardi, c’est Corto Maltese, et c’est une revue qui va jouir d’une esthétique alors que Métal Hurlant n’avait pas vraiment de ligne directrice ou graphique particulière. (À SUIVRE) va, au contraire, travailler une revendication esthétique. Très vite, les artistes vont passer de l’un à l’autre. Ils vont tâter d’un genre à l’autre, jusqu’à être secoué par une création totalement américaine avec Will Eisner qui va créer le roman graphique. Il leur dira : “On s’en fout de vos querelles les gars. Soyez partout. Soyez ailleurs”. Cette exposition montre assez bien le cheminement parallèle des deux créations, lieux de passages d’artistes qui vont dans une revue puis dans une autre. On verra que finalement, ils sont tous influencés par le rock, le cinéma. Ils vont d’ailleurs nourrir le cinéma et la musique. Mais ils vont aussi nourrir la littérature ! On oublie qu’à ce moment là, les écrivains eux-même sont des auteurs qui lisent la BD, ce qui fera exploser les cadres académiques de l’art.

Jean-Pierre Dionnet nous parlait de l’importance qu’a eu Métal Hurlant chez des artistes tels que Katsuhiro Ōtomo. Il n’est pas le seul mangaka a avoir été influencé par cette revue...

En effet, il y a aussi Jirō Taniguchi, qui vient de malheureusement nous quitter et Hayao Miyazaki dans le dessin animé, qui sont des monstres sacrés de l’art graphique. Paradoxalement, ce sont des auteurs qui se revendiquaient de l’influence française. Évidemment, ils sont dans les codes représentatifs de leur culture japonaise avec tous les interdits ou, au contraire, l’Underground qui va s’opposer à ces interdits, ainsi que cette violence qui caractérise le manga, que l’on pourrait, de ce point de vue là, percevoir comme un exutoire probablement par rapport aux codes sociaux. Mais en même temps, ils se revendiquent de Mœbius, de la ligne claire. C’est cela qui est le paradoxe. Taniguchi probablement, j’espère que ce n’est pas prétentieux de ma part de le dire, je ne suis pas un expert, je pense que Taniguchi est aussi une production dérivée de cet art de Métal Hurlant. Je pense qu’il en a été beaucoup inspiré.

Propos recueillis par Christian Missia Dio

Voir en ligne : Découvrez l’expo sur le site du musée de la Boverie

(par Christian MISSIA DIO)

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Crédits photos : Christian Missia Dio

À lire sur ActuaBD.com :

« Révolution Bande Dessinée » à la Boverie à Liège

Exposition Révolution bande dessinée : Métal Hurlant et (À SUIVRE)
Du 17 mars au 11 juin

Musée La Boverie
Parc de la Boverie B- 4020 Liège
À 400 mètres de la gare TGV de Liège-Guillemins
+32 4 238 55 01
info@laboverie.com
www.laboverie.com

 
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