La dessinatrice et blogueuse Emma, connue sous son pseudonyme @emma_clit sur les réseaux sociaux, a été révélée médiatiquement lorsqu’elle a décrit et nommé dans sa BD Fallait demander ! [1], en libre accès sur son blog, le concept de "charge mentale" qui désigne le poids psychologique des tâches domestiques et éducatives visibles et invisibles incombant aux femmes dans la vie de tous les jours et pour lesquelles elles ne sont ni remerciées, ni reconnues.
Cette mise en lumière du travail souterrain des femmes, considéré comme allant de soi dans une société patriarcale et jamais questionné jusqu’alors, a eu un effet libérateur sur la parole féminine lors de sa sortie en mai 2017. L’expression "charge mentale" est aussitôt rentrée dans le langage courant et son succès a permis à l’autrice de continuer à désinvisibiliser et questionner des situations considérées comme banales dans nos sociétés occidentales via un prisme factuel, critique et constructif toujours teinté d’une pointe d’humour.
Car si Emma gratte là où ça fait mal, ce n’est pas par simple désir de provoquer. Elle cherche au contraire par ses dessins et ses propos à faire bouger intelligemment les lignes et à faire en sorte que tout le monde cohabite de façon vraiment égalitaire dans une société certes imparfaite mais plus apaisée et apaisante. Pour chaque problème qu’elle soulève et constate, elle propose des solutions à mettre en œuvre pour les résoudre. Certaines sont radicales, d’autres moins mais elles ont le mérite d’exister et de pouvoir être saisies par celles et ceux qui le veulent. Certaines viennent d’elle, d’autres d’autrices et d’auteurs engagés dans la lutte contre les discriminations, quelles qu’elles soient.
Une autrice engagée politiquement chez un éditeur qui l’est tout autant
C’est ainsi qu’est née la série Un autre regard qui réunit l’ensemble des BD qu’elle a écrites sur son blog à propos de ces situations invisibles et/ou problématiques qui polluent plus ou moins discrètement notre quotidien. Jamais moralisatrice et se plaçant toujours à hauteur de ce qui est humainement possible, Emma questionne des faits établis, souligne les contradictions et élève le débat avec un mélange de franchise, de fermeté et d’humour qui fait sa signature. Outre les histoires sur les charges mentale et émotionnelle pesant sur les femmes, Emma s’est ainsi penchée sur le travail, le sexisme, le climat, les violences policières et plein d’autres sujets.
Portée par Massot Editions depuis sa toute première publication papier en 2017, l’œuvre d’Emma s’inscrit ainsi parfaitement dans la ligne éditoriale très engagée définie par Florent Massot : promouvoir "des écrits qui interrogent, bousculent, inspirent" afin "d’accompagner les changements de société, ouvrir des brèches et jeter des ponts pour traverser ce monde en crise" [2]
Petit tour d’horizon du travail d’une autrice prolixe
Le premier tome de la série, publié en mai 2017, propose un bel aperçu de la variété des thèmes qu’Emma aime aborder dans son blog. Avec plus d’une dizaine de petites histoires, elle décortique les violences policières, l’utilisation abusive de l’épisiotomie lors des accouchements, les mouvements sociaux, la mixité au travail, la pub, le cinéma, la BD, etc... Il permet de se familiariser avec le mode de réflexion de l’autrice, élevée hors des sentiers battus par des parents qui lui ont toujours appris à élever sa réflexion et à dénicher l’angle mort d’une situation.
Les deuxième et troisième sont ceux de la révélation. La fameuse BD Fallait demander ! qui a propulsé le concept de charge mentale et a été partagée plus de 200 000 fois sur Facebook est intégralement publiée dans le tome 2, et le tome 3 poursuit la réflexion sur un autre aspect qui incombe aussi beaucoup aux femmes : la charge émotionnelle. Mais Emma y aborde aussi ce qu’elle appelle les jobs à la con, le sexisme ordinaire ou encore les violences policières.
Ces deux tomes complémentaires l’un de l’autre et du premier proposent chacun cinq histoires dont une adaptation en image d’un texte d’Ariane Papillon, Montrez-moi ces seins que je ne saurais pas ne pas voir qui aborde subtilement la question des pratiques culturelles et de la tolérance en changeant l’angle de vue. Radical pour mieux comprendre les enjeux de certains débats actuels sur les signes religieux !
Le tome 4 publié en octobre 2019 revient sur les conséquences de l’accueil du concept de charge mentale et les dérives culpabilisantes qu’il a engendré.
Sans jamais victimiser les femmes ou être agressive envers les hommes, Emma remet les éléments du débat à leur juste place et démonte point par point les argumentaires fallacieux et bancals. Oui, les hommes ont une charge mentale professionnelle mais les femmes qui travaillent aussi, et eux n’ont pas en plus d’injonctions sociales, domestiques ou éducatives à respecter inconsciemment au quotidien. Non, la charge mentale ne résulte pas d’un problème de communication dans le couple et n’est pas non plus un problème de femmes qui seraient trop dans le contrôle : le phénomène est structurel et touche toutes les femmes de toutes les sociétés du monde entier.
Le tome questionne aussi dans deux autres histoires les bases du capitalisme avec l’opposition patrons / employés et le sexisme bienveillant qui cantonne la femme à une petite chose fragile donc dépendante de l’homme.
Quant au tome 5 sorti le 24 août 2023, sa chronique arrive bientôt sur ActuaBD !
Les zooms plus spécifiques
Les deux autres ouvrages d’Emma, Un autre regard sur le climat et Lucine et Enzo, respectivement publiés en mai 2019 et mai 2021, se concentrent sur deux sujets tout aussi engagés : la lutte contre le réchauffement climatique et les TDAH (Troubles du Déficit de l’Attention, avec ou sans Hyperactivité)
Dans le premier, Emma a regroupé toutes ses planches en lien avec les questions climatiques. Elle analyse le pourquoi du comment les sociétés modernes en sont arrivées là, quelles sont les options qui s’offrent encore à nous pour sauver la planète et souligne bien la responsabilité des gouvernements, du capitalisme et du libéralisme débridés dans la débâcle climatique actuelle.
La lecture de cette BD n’est pas des plus réjouissantes, le constat étant amer malgré les solutions proposées. Probablement parce que le temps des actions individuelles est terminé et que les vrais changements doivent s’opérer au niveau des décideurs.
Quant à Lucine et Enzo, baptisé du nom de la mère et de son fils héros de la BD, il est consacré à l’analyse des TDAH, de ses critiques et des dérives associées. Les diagnostics d’enfants porteurs d’un de ces troubles ayant explosé ces dernières années, le discours communément admis est de rejeter la faute sur les parents qui auraient mal élevé leurs enfants, les auraient exposés trop souvent aux écrans, ne sauraient pas les gérer, etc...
Emma démonte ces idées fausses, montre l’impuissance des parents et souligne le parcours du combattant qui suit la pose du diagnostic. Car identifier le problème n’est pas la fin mais bien le début du chemin dans nos sociétés où presque rien n’est prévu pour faire face à la différence et où les démarches pour obtenir de l’aide sont pour le moins kafkaïenne.
Avec une autrice curieuse, ouverte à de nombreux sujets et très engagée politiquement comme socialement, les BD d’Emma sont un appel d’air, une bouffée de réflexion salutaire, un temps de pause bienvenu, un nuancier nécessaire dans un monde à 200 à l’heure sous pression constante, bipolaire et gouverné par les likes et les jugements à l’emporte-pièce.
Voir en ligne : Emmaclit, le blog
(par Gaëlle BEDIS)
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La tournée promotionnelle 2023 d’Emma pour la sortie du 5e tome de la série bat son plein en ce moment même, avec une date à Paris le 22 septembre et de nouvelles dates en province à venir.
[2] Propos de Florent Massot dans https://massot.com/la-maison/
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