Dans son Journal, Paul Léautaud avait fait ce constat : la cérémonie de la flamme du Soldat inconnu a été inventée au lendemain de la Première Guerre mondiale par un homme de théâtre. En anarchiste ricanant, il se gausse évidemment de l’inanité de cette farce macabre. Tardi ne fait pas autre chose : pour lui, le Soldat inconnu symbolise la Guerre de 14 absurde, atroce et grotesque. Il en profite pour donner une identité à la dépouille anonyme. Identité est le mot juste, puisque notre auteur se projette dans ce personnage en lui attribuant la qualité d’écrivaillon de romans populaires. Appels de note à Jules Verne (la représentation du Passage Pommeraye de Nantes en fait partie), à l’éditeur de reliures de luxe en toc Jean de Bonnot, à la littérature populaire à cinq sous fin de siècle : vulgaire, graveleuse et tapageuse. Le « héros » enterré sous la flamme est un écrivain minable aux fantasmes bon marché au sein desquels il agonise. Le fait est là : la littérature d’horreur née à la fin du 19ème Siècle ne surpassa jamais en imagination l’ignominie de la Première Guerre. Tardi le rappelle à raison. Ce récit de jeunesse du grand dessinateur se termine comme souvent chez lui : par une balle qui fait gicler sur la page une longue gerbe de sang noir.
La Bascule à Charlot est de la même noirceur. Nées dans le N°21 de Charlie Mensuel, ces vingt-quatre planches ont en commun avec les précédentes d’être racontées par une voix d’outre-tombe. Confusion, angoisse, fantasmes marquent cette exécution publique inspirée d’un dessin de Félix Vallotton. « ... pages d’anthologie, d’un expressionnisme renforcé par les contrastes violents entre surfaces blanches et noires, et par le ton badin de la conversation entre bourreaux, auxquels ce « travail » est devenu familier... », écrivait Thierry Groensteen dans sa Monographie sur Tardi [1].
Ce chef-d’œuvre de jeunesse de Tardi a déjà trente-et-un ans. On y retrouve tous les éléments qui sont caractéristiques de l’auteur encore aujourd’hui : un trait vigoureux et juste, un art de la synthèse qui emprunte à la documentation l’information signifiante tout en la marquant de son empreinte, des personnages profondément humains broyés par des machines infernales qui les dépassent, en résumé une réflexion pénétrante sur la fragilité de la condition de l’homme moderne.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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[1] Thierry Groensteen, Tardi Monographie, Magic-Strip, Bruxelles, 1980.
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