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Métal Hurlant : mécanique de l’étrangeté

Par Hippolyte ARZILLIER le 11 mars 2024                      Lien  
L'édito de Jerry Frissen annonce la couleur : « Dans la tranquillité apaisante et rassurante de votre quotidien, comme venue de nulle part, une anomalie surgit. Pas grand-chose bien sûr, juste une petite bizarrerie, un détail étrange, comme un objet qui n’est plus à sa place, ou le regard furtif de quelqu’un sur le trottoir d’en face ». Tout part d’un grain sable qui vient enrayer la machine. Les histoires parleront donc d’un changement qui introduit de l’étrangeté dans la vie des personnages. Cela donne un passionnant numéro, porté par des contributeurs de qualité : Chabouté, Fabrizio Dori, Richard Marazano, Bertrand Mandico, Frank Margerin, Munuera, Gregory Panaccione, Sandrine Revel, Victoire Tuaillon... Aussi, pépite parmi les pépites : une interview du grand scénariste anglais Alan Moore.

Jerry Frissen précise : « Vous comprenez maintenant que si vous voulez survivre dans ce nouveau monde, il va falloir vous adapter et devenir un acteur de ce qui ne sera plus un cauchemar longtemps. Vous allez devoir vous faire une place dans ce nouveau quotidien. […] Du grain de sable dans la mécanique, vous allez apprendre la mécanique du grain de sable ». Cette anomalie n’est pas simplement destructrice ; elle exige une forme d’adaptation. C’est là tout le sens de la dernière phrase : bien qu’elle soit enrayée, la machine n’est pas détruite. Elle est maintenant une autre machine. Les personnages de ces nouvelles pourront donc se sentir perdus. Mais la désorientation sera toujours de courte durée : au bout du compte, ils devront se faire à ce monde nouveau.

Deux pépites…

Ce sujet donne de bonnes histoires. On citera notamment Appartement vue mer de Grégory Panaccione, Touplitou et ses amis de Thomas Bidault, ou encore Une Petite Fin du monde de Fabrizio Dori. À chaque fois, une anomalie provoque un renversement radical.

Deux récits se démarquent des autres par la profondeur de leurs scénarios.

Métal Hurlant : mécanique de l'étrangeté Créée par Roberto Zaghli et Grégory Panaccione, Happy Death raconte l’histoire d’un homme dépressif qui décide de faire appel à une entreprise pour se faire implanter une « mini-puce ». Jusque-là, rien de bien étrange, mais attendez : loin d’être un simple moyen de géolocaliser celui qui la détient, cette puce permet de programmer sa mort après six mois de pur bonheur.

© Grégory Panaccione & Roberto Zaghi. Les Humanoïdes associés.

Une fois sa puce installée, le héros se lance alors dans un roadtrip à vélo avant de rencontrer, au terme de son voyage, une jeune femme dans un marché oriental. On vous laisse découvrir la suite, mais la force de cette histoire est de créer un attachement presque immédiat avec le protagoniste : on sait qu’il va mourir, mais l’on finit quand même ému. C’est une tragédie où l’on pleure avec le sourire au moment du dénouement. Une vraie réussite !

- La seconde pépite, Life+, traite de sujets tout aussi sérieux. On y suit l’histoire d’un jeune homme qui vit dans une société où tout le monde a un boitier greffé à son oreille. Encore une histoire de puce électronique, direz-vous. Mais l’intrigue est en fait bien différente : grâce à (ou à cause de) ce boitier, chaque personne est commandée par une intelligence artificielle.

© Joseph Falzon. Les Humanoïdes associés.

Vous voulez vous cuisiner un plat ? L’IA est là pour vous aider en prenant compte de votre santé. Vous voulez grimper les échelons de la hiérarchie au sein de votre entreprise ? Life+ vous recommande de voler le dossier de votre collègue de travail. L’une des scènes les plus marquantes reste celle où l’IA dit au héros quelles positions il doit adopter pendant qu’il fait l’amour.

Dans les deux nouvelles choisies, la technologie pénètre ce que l’on croyait jusqu’alors préservé de tout changement : la mort, l’amour… On retrouve là ce qu’avait déjà développé Spike Jonze dans Her et Kubrick dans 2001, l’Odyssée de l’espace : si nous accordons de plus en plus de pouvoir aux machines, ne risquons-nous pas de perdre notre libre-arbitre ?

Alan Moore en interview

Côté interview, celle sur Barbie n’est pas dénuée d’intérêt. Victoire Tuaillon (du podcast Les Couilles sur la table) et Catherine Dufour (autrice de SF) reviennent sur le féminisme très consensuel du film de Greta Gerwig tout en reconnaissant qu’il pourra être instructif pour plus d’un spectateur.

On relèvera au passage les deux très bons entretiens avec le cinéaste Bertrand Mandico et Catherine Robbe-Grillet. Mais l’interview la plus marquante reste celle avec le scénariste anglais Alan Moore.

Les questions posées portent sur l’art en général : le rapport entre art et censure, comment rendre la culture plus juste, la contre-culture etc. Pour y voir un peu plus clair, on retiendra deux idées marquantes.

© Jean-Emmanuel Deluxe. Les Humanoïdes associés.

- Au début de l’entretien, Moore se demande pourquoi les choix « politiques » de l’industrie (de la bande dessinée, mais plus largement, du divertissement) manquent de sincérité. On a tous vu dans plusieurs films des personnages issus de minorités, mais leur place en tant que femmes, personnes noires ou autres paraît souvent reléguée au second plan.

Pour Moore, ceux qui font ces choix présentés comme « politiques » ne le font pas par conviction, mais par intérêt ; résultat, l’inclusivité de leur film n’est qu’une façade, mais ne promeut en rien une plus grande mixité sociale : « C’est là, dit-il, je crois, le nœud du problème, et je pense qu’il s’applique à d’autres domaines de la culture au-delà des limites de l’industrie de la bande dessinée : si les entreprises commerciales semblent accorder une attention sérieuse aux personnages minoritaires, c’est toujours parce qu’on leur reproche leur manque de personnages et qu’elles craignent que cela ne se traduise par une baisse de leurs ventes. […] En bref, les personnes qui contrôlent l’industrie de la bande dessinée n’ont jamais eu de position morale sur quoi que ce soit, et ne peuvent donc que réagir au hasard aux changements de la société, sans aucune compréhension des questions en jeu. Je pense que c’est le cas dans tous les médias ».

- Seconde idée : vers la moitié de l’entretien, il distingue la « censure » de la « critique ». Cette distinction constitue une réponse aux conservateurs qui condamnent à tout va la « cancel culture ». La censure, dit Moore, n’est possible que si on a les moyens de la faire appliquer. Ainsi, lorsque des militants cherchent à dénoncer une œuvre qu’ils jugent raciste ou misogyne, ils ne censurent rien : ils critiquent. Et c’est tout à leur honneur ! Libres à ceux qui ne sont pas d’accord de le dire : « J’ai observé de nombreuses personnalités de droite, tant ici qu’en Amérique, affirmer dans les médias nationaux et internationaux leur conviction que les personnes ayant leurs opinions politiques sont réduites au silence, apparemment sans se rendre compte de la contradiction de ces affirmations diffusées dans le monde entier. Très souvent, ces affirmations d’oppression semblent se résumer au souhait de pouvoir raconter des blagues sur le viol ou sur la race sans que personne ne vous fasse remarquer que vous êtes un trou du cul. La critique n’est pas la censure ».

L’essai fictionnel de Richard Marazano

Terminons avec le texte de Richard Marazano : « Premiers matériaux pour une théorie du glitch ». Cette nouvelle illustrée de près de dix pages a pour narrateur Sasouké, un spécialiste du « Glitch », qui développe ses réflexions sur les « Quantas », une technologie très avancée qui booste les capacités cognitives de son porteur à leur maximum et qui a pris une place considérable au sein de la « Gigapole ».

Marazano explore ici la possibilité d’un changement radical : grâce à la technologie, il se peut qu’il n’y ait à terme plus d’inconscient, donc plus de conscience. Car qu’est-ce que la conscience si ce n’est cette activité de sélection, de tri pour distinguer ce qui est bon, mauvais, ce qui est mangeable, appétissant ? Sans ce tri, « l’être conscient » [1] explose et n’est plus qu’un vaste système de calculs omniscient.

En parallèle de cette révolution, le narrateur évoque un des effets de ce changement technologique : l’apparition du « Glitch ». Qu’est-ce que le « Glitch » ? C’est un dysfonctionnement cognitif qui frappe ceux qui ne sont pas doués de Quantas. Comme les pauvres n’ont pas pu s’offrir cette nouvelle technologie, ils prennent conscience de leurs déficiences. Peu à peu, celles-ci gagnent en importance jusqu’à changer leur esprit en l’extrême opposé de celui des plus fortunés : pour ceux-ci, les choix sont immédiat ; mais pour ceux-là, il n’est plus possible d’évaluer quoi que ce soit. Ils ne sont même plus capables de se nourrir : « Vous ne serez plus capable de reconnaître avec certitude ce qui est comestible de ce qui ne l’est pas. Ce qui constituait autrefois votre met favori se révèle à présent un plat grouillant de créatures repoussantes et fétides dont la seule vue (et les illusions olfactives qui l’accompagnent) provoque en vous des nausées irrépressibles que vous devrez cependant surmonter pour ne pas périr d’inanition ».

© Richard Marazano. Les Humanoïdes associés.

Cette nouvelle reprend des grandes problèmes philosophiques et remplit la mission de toute œuvre de SF : questionner les évidences présentes en proposant un décalage dans l’avenir. Elle est un peu l’inverse de Funès ou la Mémoire, une nouvelle de Borges : là où dans cette dernière, le personnage principal finit par mourir de son hypermnésie – qui peut être définie comme l’impossibilité d’oublier –, ce texte décrit une expérience opposée : ce sont les hommes doués de Quanta qui survivent, là où les pauvres sombrent peu à peu dans la folie.

Comme Borges, Marazano reprend – qu’il en soit conscient ou non - un concept important dans l’Histoire de la philosophie : les « petites perceptions ». Nous ne développerons pas dans le détail cette réflexion, mais tout de même : inventé par Leibniz [2], ce concept accompagne l’une des premières théorisations de ce que l’on nomme « l’inconscient ». Il ne s’agit pas encore de l’inconscient freudien (défini comme « le refoulé »), mais plus simplement, du « non conscient », c’est-à-dire de ce qui échappe à la conscience.

Pour Leibniz, il est impossible de tout percevoir, donc d’être conscient de tout. C’est pourquoi il faut opérer un tri. Lorsque vous êtes dans la rue, vous n’êtes pas conscient de tous les stimuli qui frappent votre corps ; et c’est tant mieux : imaginez si, comme dans la nouvelle de Borges, vous vous mettiez à tout retenir, à tout sentir : la vie serait tout bonnement insupportable !

D’où l’importance de distinguer « l’aperception » – la perception accompagnée de conscience – des « petites perceptions » - ce que l’on perçoit, mais dont on n’a pas conscience. Par la fiction, Marazano introduit une perspective qui permet de repenser le problème en y intégrant la possibilité d’un bouleversement technologique futur. Un autre grain de sable qui enraye la machine : il n’y a plus d’évidences, il n’y a que des questions. Mais n’est-ce pas ce que l’on attend en fermant un numéro de Métal Hurlant ?

(par Hippolyte ARZILLIER)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN : 9782731654707

Métal Hurlant : La Mécanique du grain de sable, T. 10 - Collectif - Les Humanoïdes associés

Médaillon de l’article : © Darius « BakaArts ». Les Humanoïdes associés.

[1Nous empruntons cette expression au psychiatre français Henri Ey (voir La Conscience, « préface »).

[2Gottfried Wilhelm Leibniz est un polymathe allemand du XVIIIe siècle célèbre pour ses découvertes sur le calcul infinitésimal et pour sa thèse selon laquelle le monde dans lequel nous vivons serait « le meilleur des mondes possibles ». Cette proposition fut critiquée par Voltaire dans son célèbre conte philosophique Candide.

Métal Hurlant Les Humanoïdes Associés ✍ Alan Moore ✏️ Grégory Panaccione ✏️ Fabrizio Dori ✏️ Chabouté ✏️ Bertrand Mandico ✏️ Jose Luis Munuera ✏️ Sandrine Revel Science-fiction
 
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4 Messages :
  • Métal Hurlant : mécanique de l’étrangeté
    11 mars 17:13, par Jess U.I. Charlie

    Je parie qu’ils ont oublié de poser à Alan Moore la seule question valable : dans un match de catch dans la boue entre lui et Jodorowsky, qui gagne ?

    Répondre à ce message

  • Métal Hurlant : mécanique de l’étrangeté
    11 mars 18:39, par Michel Dartay

    Bonsoir Hippolyte, merci pour ce bel article qui donne envie d’acheter ce nouveau Métal !
    Excellente idée aussi de donner la parole à Alan Moore, qui reste un prodigieux scénariste pour tout ce qu’il a fait entre 1983 (à partir de Warrior en Angleterre) et sa brouille avec DC.
    Maintenant quand il dit "Très souvent, ces affirmations d’oppression semblent se résumer au souhait de pouvoir raconter des blagues sur le viol", il me semble que Grant Morrison, autre scénariste britannique de talent, avait eu un conflit avec lui sur internet. En clair, Moore reprochait à Morrison de l’imiter, et Morrison lui reprochait d’utiliser trop souvent des séquences de viol de femmes. Comment cette polémique s’est terminée ?

    Répondre à ce message

    • Répondu par Hippolyte ARZILLIER le 19 avril à  08:56 :

      Bonjour Michel,
      Pardonnez-moi de vous répondre si en retard. Je n’avais pas connaissance de cette polémique ; et il est très possible que Moore règle ses comptes ici, mais ce qui m’intéressait, c’était plutôt la réflexion en elle-même - notamment, cette distinction entre "censure"et "critique". Je serais toutefois ravi d’en apprendre davantage si vous aviez, entre temps, appris de nouvelles choses...
      Heureux, dans tous les cas, que l’article vous ait plu.
      Excellente journée à vous,
      Hippolyte

      Répondre à ce message

  • Dommage de ne pas retrouver le prolongement de la couverture, mais en BD dans le magazine.

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