Le festival suisse Delémont’BD, comme d’autres festivals, n’échappe pas aux questions de notre époque. Par exemple, ce festival recherche la parité dans les auteurs et autrices invités, et la direction artistique met autant que faire se peut la production féminine sous les projecteurs. La société suisse, elle-même, est traversée par ces problématiques. C’est pourquoi, mi-surpris, mi-intrigués, nous avons découvert sous nos pieds, sur les trottoirs de Delémont, des graffitis féministes. Une manière pacifique et intéressante d’exprimer des idées que les nombreux autres festivaliers ne manqueront pas de remarquer.
Cérémonie d’ouverture
Pour la cérémonie d’ouverture, le festival a donné rendez-vous aux festivaliers au forum Saint-George. L’occasion de retrouver le maître de cérémonie, Philippe Duvanel, directeur artistique du festival, ainsi que des hommes politiques, dont le maire de Delémont, Damien Chappuis, et le ministre jurassien de la Formation, de la Culture et des Sports, Martial Courtet. On a eu le droit à une hilarante explication de l’origine du mot "trissou", des hommages à des maîtres de la bande dessinée disparus entre les deux éditions, des annonces dans l’audiovisuel et bien sûr l’hommage au grand trissou 2023, Tebo.
Ce dernier, timide de nature, n’était pas à l’aise sur scène. Une timidité touchante qu’il a dissimulé derrière le rire de l’assemblée qu’il n’a cessé de susciter. Entre le schtroumpf en chocolat, la rose du maître de cérémonie, et à la suite d’une vidéo hommage de son ami Zep, Tebo a réalisé un dessin. Un dessin que l’auteur ne semble pas avoir assumé, celui-ci étant signé, non sans un certain humour, Hergé... Comme si cette signature, d’un des dieux occidentaux de la bande dessinée, apportait au dessin un aura de sérieux et de dignité que l’humour génialement grossier de Tebo ne saurait conférer. L’éternelle dichotomie entre l’humour, populaire et peu considéré, et le drame, le tragique, si noble et élitiste.
Les prix Delémont’BD
La cérémonie a évidemment été marquée par la remise des deux prix Delémont’BD. Ces prix Delémont’BD seraient-ils désormais un tremplin pour les auteurs et autrices récompensés ? Ou tout du moins, Delémont’BD ne mettrait-il pas en avant de futurs auteurs au parcours parsemé de prix prestigieux ? En 2020, trois ans avant Angoulême et le fauve d’or, en plein COVID-19, le festival récompensait Martin Panchaud pour son album La Couleur des choses, sa première œuvre. En 2021, Léonie Bischoff remportait à son tour un prix pour Anaïs Nin sur la mer des mensonges, désigné meilleur album suisse, avant de connaître de nombreuses récompenses dans d’autres pays dont le fauve d’or Jeunesse d’Angoulême et le Prix Jeunesse de l’ACBD.
Ce sont aussi des auteurs et autrices comme Lika Nüssli, autrice germanophone, qui remporte le prix du meilleur album de l’année en 2022, avant de connaître une traduction en français l’année suivante. Car là est la réussite du festival Delémont’BD, atteignant ainsi l’objectif fixé par Philippe Duvanel : donner une visibilité à la production suisse parmi la production francophone et jouer un rôle de passerelle entre le monde francophone, germanophone et italophone. Les prix de ces dernières années (deux prix à des auteurs germanophones en 2022 et un en 2023) ont été notamment marqués par la production germanophone suisse. Delémont’BD met ainsi en exergue le dynamisme indéniable de la bande dessinée suisse dans toute sa diversité linguistique.
Cette année, le festival de Delémont’BD a distingué Ursa, aux éditions Sarbacane, comme Prix Delémont’BD du meilleur album. Le scénario est signé Manu Causse et le dessin Adrienne Barman de Grandson. Quant au Prix Delémont’BD de la meilleure première œuvre, il a été attribué à la dessinatrice Anja Wicki pour l’ouvrage In Ordnung (Édition Moderne).
Ursa raconte la difficile reconstruction d’une femme à la suite d’un viol, alors que celle-ci s’était mise à l’écart du monde, dans les montagnes, espérant ainsi échapper aux violences masculines. Enceinte, elle se questionne. Doit-elle accueillir cet enfant ou se débarrasser de ce fruit de la violence ? Quant à In Ordnung, "cet album presque sans paroles trace la vie complexe d’Eva et de son rapport aux autres en marge d’une maladie psychique suscitant des crises incontrôlables" (communiqué de presse de Delémont’BD - 19 juin 2023).
Animations, rencontres et performances
Comme annoncé, dans la Cour du Château de Delémont, des auteurs et des autrices ont réalisé des performances en direct sur de larges surfaces. Le travail réalisé est toujours bluffant. Les échanges avec le public présent furent souvent passionnants. Quant au Belge Un Faux Graphiste, il a proposé, aux initiés comme aux béotiens, un atelier afin d’apprendre à détourner des images.
Mais c’est le "Tebo Show" qui a retenu notre attention. Une initiative quelque peu improvisée, dans la bonne humeur, avec Tebo et ses amis auteurs et autrices. À tour de rôle, ils sont venus sur scène et ont dessiné leur schtroumpf à partir d’une proposition de Tebo. Le moment fut plein d’humour et l’absence de préparation réelle a débouché sur une improvisation presque constante et réussie. Une belle occasion aussi de découvrir des auteurs puisque plusieurs d’entre eux furent présentés, ainsi que leurs albums, par Tebo et Philippe Duvanel.
Les jardins du dessin
Les Jardins du dessin sont une jolie particularité de Delémont’BD. La ville accueille en ses murs 25 petites expositions de bande dessinée, de dessin de presse et d’illustration. Disséminées dans les rues de la ville, elles sont gratuites et accessibles à toutes et tous. L’importance du nombre d’expositions permet la diversité de ce qui est proposé au public. Que ce soient les créations de Tebo, grand trissou, le projet de commande Les singes de la sagesse auprès de douze dessinateurs et dessinatrices de presse suisse, un ancien projet infographique de Martin Panchaud consacré à Star Wars, le dessin de presse de Xavier Gorce et Voutch ou encore l’exposition Super-héroïnes par un collectif de douze dessinatrices du fanzine de bande dessinée suisse romand, La Bûche.
La grande exposition de Tebo
L’exposition consacrée à Tebo revient évidemment sur son parcours, de sa découverte lors du festival de Sierre, en 1997, à sa reprise des Schtroumpfs dans un style inédit, le sien et non celui de Peyo. Une grande réussite à laquelle les héritiers de Peyo n’ont pas prévu de donner suite, pour le moment.
Une fois dans le magazine Tchô !, il développe sa première série, Samson et Néon. Puis, il se prend d’amitié avec Zep. Tous deux développent Captain Biceps qui a alors droit à une adaptation animée, tout comme Samson et Néon.
Au rang de ses faits d’armes, on peut également relever son intégration réussie à l’atelier imaginaire de Lewis Trondheim, l’Atelier Mastodonte, la parution d’un Mickey qui reçoit le prix Jeunesse du Festival d’Angoulême en 2017 ou la scénarisation du loufoque Alice au pays des singes avec son ami, Nicolas Keramidas. Dernière série en date, Raowl, un univers drôle et bourrin dans le monde détourné des contes de fée.
Afin de profiter pleinement de l’humour de Tebo, l’exposition mettait à disposition des grands et petits de nombreux albums pour un temps de lecture sous air conditionné. Un documentaire revenait également sur la carrière et les influences de Tebo. Une influence a retenu notre attention : Tex Avery. Un maître de l’animation et de l’humour qui donne la part belle aux gags visuels tout en assurant une finesse dans l’écriture des dialogues et du scénario. Un artiste qui aime l’absurde, le détournement des contes (dans son opposition à Disney), l’explosion du 4e mur, ainsi que la violence gratuite et répétitive. Des influences que l’on retrouve chez Midam, Zep et Tebo. Un Belge, un Suisse et un Français, illustration merveilleuse de cette circulation des influences.
Le festival Delémont’BD fait partie de ces festivals francophones ambitieux et à taille humaine qu’il est bon de suivre. La direction artistique de Philippe Duvanel, et le professionnalisme des bénévoles, ont participé de ce succès. Les prix décernés depuis 2019, de qualité, renforcent la place que souhaite prendre le festival suisse. Nous souhaitons bon vent à Philippe Duvanel [1] et espérons que Delémont’BD continuera de nous surprendre. Pour le savoir, nous vous donnons rendez-vous pour la dixième édition du festival, du 14 au 16 juin 2024.
(par Romain GARNIER)
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[1] Dans un communiqué de presse, daté du 19 juin, l’équipe du festival dresse le bilan de Delémont’BD 2023 et annonce le départ de son directeur artistique, Philippe Duvanel. Selon le communiqué, "après 9 ans d’activité, [Philippe Duvanel a] annoncé avec émotion son souhait de passer le témoin. Les dispositions relatives à sa succession devraient être annoncées après l’été."