Lors du vernissage de l’exposition Le voyage imaginaire d’Hugo Pratt, à la Pinacothèque de Paris, Patrizia Zanotti, sa co-commissaire, avec Patrick Amsellem, était présente. L’occasion pour nous de dresser un bilan avec la dirigeante de la Cong SA, société suisse détentrice des droits de l’œuvre de l’auteur de Corto Maltese, de sa gestion et de sa mise en valeur, passées et à venir.
Qu’allons-nous voir de neuf dans cette exposition sur Hugo Pratt par rapport aux précédentes, surtout celle de Sienne, en Toscane ?
Cette exposition est nouvelle pour Paris. La dernière date déjà de 1986, au Petit-Palais. Il est vrai qu’il s’agit donc d’une production supplémentaire très importante, jusqu’à la disparition de Pratt, en 1995. Durant cette période, il avait notamment produit pas mal d’aquarelles, surtout concernant le Pacifique, Kipling ou les Indiens. Donc, par rapport à Sienne, rien de nouveau, puisque c’était il y a cinq ans. Mais c’est nouveau pour un public français ou de Paris.
Pouvons-nous quand même y trouver de nouveaux inédits, éventuellement découverts entre-temps, qui auraient pu y avoir été ajoutés ?
Non, non.
Cependant, on peut supposer que votre quête en ce domaine, avec la Cong SA, se poursuit…
Nous sommes attentifs, s’il y a quelque chose de nouveau, des images. Parce que, souvent, Pratt faisait des aquarelles et il les donnait. Donc, nous n’avons pas tout le temps des photocalls ou des traces dans les archives. Bien sûr, cela, on essaie de le mettre à jour. C’est vrai que nous avons trouvé des planches, exposées les derniers jours de l’exposition de Sienne. Elles concernent une nouvelle histoire de Corto, après La Jeunesse. Mais nous ne l’avons pas mise ici. Parce que nous avons voulu refléter davantage l’aspect historique des aquarelles de Pratt.
En outre, disons que tout ce que l’on a trouvé va être réuni dans un livre, que nous sommes en train de faire avec Antonio Carboni, un collectionneur. Des choses incroyables ont été retrouvées sur la période argentine, dont j’avais moi-même entendu parler, mais je ne les avais jamais vues. Des journaux ont été retrouvés. Cependant, tout cela va plutôt être regroupé dans des livres qui vont sortir. Car nous n’avons pas les planches, les originaux. Mais on récupère les images.
C’est important. Parce que, ne manque-t-il pas, précisément, bien des choses à connaître sur cette période argentine des années 1950 ?
Exactement ! Et puis, il avait fait plein de choses. Et là, on arrive finalement à savoir combien de pages, où et comment. Et ça, c’est très important !
En ce cas, s’agit-il de tout ce qui a été publié dans les revues de l’époque ?
Il y a, par exemple, des choses oubliées, publiées dans une revue qui s’appelle Vea y Lea, concernant des récits illustrés. Où il y a des illustrations que Pratt avait faites pour des histoires de policiers. Et nous avons trouvé d’autres choses encore. Nous sommes en train de traiter tout cela pour le mettre dans un livre.
Avez-vous trouvé d’autres romans-photos, comme celui où Hugo Pratt figurait en compagnie de votre père, ou d’autres « perles » de la sorte ?
Ah oui ! Voilà ! [Rires.] Mais ça, il n’en a fait qu’un ! Il n’en a pas fait une carrière. Mais c’est étonnant à voir, après coup, surtout pour moi ! Spécialement d’y voir en plus mon père. [Rires.]
Le projet d’une autre exposition à Paris, aux Invalides, avait été auparavant envisagé. Puis, finalement, cela ne s’était pas fait, semble-t-il ?
Disons que, les Invalides, le projet était très différent. Ils voulaient traiter des rapports entretenus par Pratt avec les sujets militaires. Il y aurait été question, plutôt, des Scorpions du désert ou des aspects plus militaires de Pratt dans Corto. C’était il y a trois ou quatre ans que l’on en parlait et cela a été remis.
La négociation n’a pas abouti ? Cela aurait pourtant été intéressant à voir…
Non, non. Cela aurait été très intéressant. Mais ce n’est pas un projet que l’on a abandonné. C’est que, parfois, on retarde, d’autres choses arrivent. C’est peut-être quelque chose que l’on va reprendre.
L’angle choisit consistait-il, pour résumer succinctement, à évoquer l’aspect « Ernie Pike » d’Hugo Pratt ?
Voilà ! Oui, oui. Parce qu’il y avait cet aspect militaire, mais avec toute une idée de Pratt qui, lui, en revanche, n’était pas militariste…
C’est amusant d’ailleurs ! Car c’est l’objet d’un paradoxal malentendu répandu, par exemple, chez nombre de ses lecteurs militaires. Puisque lui était davantage fasciné par les déserteurs et les renégats ! C’est son ironie vénitienne qui s’exprime là, n’est-ce pas ?
[Rires.] Exactement ! Exactement ! C’est donc l’aspect que nous aurions voulu mettre en avant en cette occasion.
Du fait de vos attributions à la tête de la Cong SA et en tant que directrice artistique ou commissaire d’expositions, avez-vous le désir de mettre certaines œuvres particulièrement en avant ?
Ne serait-ce que pour cette exposition, je préfère déjà certaines œuvres à d’autres. Parce que je conserve le souvenir d’avoir vu Hugo les produire. Cela me remet en mémoire des périodes très importantes de ma vie. Je pense notamment à une aquarelle qui concerne les Papous, extraordinaire pour moi, par sa force de mouvement, représentant tout l’enthousiasme de Pratt en train de dessiner. Après, il y a des planches des Scorpions du désert que j’adore ! Parce que, pour moi, le personnage de Cush, c’est peut-être celui qui me parle le plus, avec Corto. Entre tous les deux, il y a des moments où je ne sais plus lequel choisir ! [Rires.] C’est un personnage extraordinaire !
Voire très populaire, malgré son abord difficile, spécialement parmi les lecteurs africains d’Hugo Pratt...
Oui !... Et, en plus, parce que c’est un personnage très moderne. Si on le revoit aujourd’hui, il nous dit pas mal de choses aussi sur l’actualité du monde !
Tout ceci me rappelle des souvenirs de la maison d’Hugo Pratt à Grandvaux (Suisse), vous voyant vous tenir derrière lui quand il dessinait. Comme vous avez en outre colorisé certains de ses albums les plus marquants, certains de leurs passages vous parlent sans doute plus que d’autres ?
Oui, ça c’est vrai ! Comme vous disiez, travailler avec Pratt, c’était l’ironie, la rigolade, des moments uniques ! Donc, pour moi, il s’agissait notamment de faire les couleurs pendant qu’il dessinait des planches. Il me disait : « Là, tu vois, il faut que tu fasses comme ça. » C’était un travail que l’on faisait ensemble, magnifique ! Pour moi, rester sur le dessin pour mettre la couleur, c’est très intéressant. L’année dernière, je l’ai fait pour mettre en couleurs son adaptation de Kidnapped ! (David Balfour) de Stevenson. C’était très fort de retourner sur cette activité de la couleur, sans Hugo. Là, c’était très fort. J’ai dû faire des recherches. Car, avant, c’était lui qui me disait : « La cornemuse, c’est de cette couleur-là ! ». Et là, j’ai fait des recherches. Je ne voulais pas me tromper !
D’où sa fameuse anecdote racontée à qui voulait l’entendre de la tente, la rouge, celle qui n’était pas de la bonne couleur...
Ah oui ! Elle va me rester toute ma vie ! [Rires.] Il aimait tellement jouer !... C’était dans un épisode des Scorpions du désert. Où je commençais à coloriser ses histoires. C’est vrai qu’il l’a fait exprès, pour que cela reste !
À propos de la conservation de l’œuvre et du renouveau de son actualité, quelle est la ligne directrice suivie par la Cong S A ? Y-a-t-il une stratégie très définie fixée afin de la mettre en valeur ?
La stratégie mise en place depuis un certain temps consiste, notamment, à mettre en avant des récits moins connus. Donc, trouver aujourd’hui la bonne formule éditoriale. Car il faut vraiment voir comment on peut la mettre en avant par rapport au marché. Et donc, on a fait, par exemple, cette opération sur Stevenson, l’année passée. On va essayer de récupérer des histoires, non pas moins connues, mais moins publiées, comme Ticonderoga. Même si, malheureusement, la qualité des planches pâtit du manque de documents de bonne qualité retrouvés à ce sujet. Au fur et à mesure que les planches sont vendues, on tente de les récupérer, afin d’améliorer la qualité globale ; de récupérer des choses de bonne qualité afin de faire un très bon livre.
D’autant qu’il peut exister un problème de conservation sur le matériau lui-même. Ainsi, Hugo Pratt utilisait, par exemple, parfois le feutre, etc. Et cela vieillit mal…
Oui, mais ça, si l’on conserve les planches, on peut intervenir. Cependant, là, malheureusement, on n’a à disposition que des vieux magazines, qui ne sont pas tout le temps bien imprimés. Là, en l’occurrence, nous parlons de la période où Pratt utilisait des gouaches ou de l’encre diluée à l’eau. Et cela, quand c’est mal reproduit, maintenant, cela apparaît noir.
Précisons bien que nous parlons de la deuxième partie des années 1950, quand Hugo Pratt était assisté par Gisela Dester…
Oui, oui, voilà ! Sur un scénario d’Héctor G. Oesterheld. Et, donc, parfois, on ne voit pas bien le dessin à cause de ces éléments devenus noirs, qui l’abîment. Donc, on essaie de récupérer pas mal de matériel, pour savoir tout ce que Pratt a fait. Parce qu’il a dessiné pendant longtemps, énormément !
A la demande de Madame Silvina Pratt, fille de l’artiste, nous publions le "Droit de réponse" suivant :
Droit de réponse pour l’article de Florian Rubis et Mme Zanotti sur ActuaBD.com à propos de l’exposition sur Hugo Pratt à la Pinacothèque de Paris.
Je voudrais commencer ce droit de réponse par deux points :
1. Nous, enfants d’Hugo Pratt, n’avons pu récupérer à la suite de la disparition de notre père aucune de ses œuvres originales et nous nous réservons le droit de déposer plainte pour vol ou détournement si nous n’obtenons pas d’explications sur les raisons de cette situation et si nous n’obtenons pas restitution d’une partie au moins de ces originaux.
2. Et par un court extrait de la déclaration du journaliste Francesco Verni qui, comme d’autres nombreuses personnes, ont pu constater et témoigner de la disparition des nombreuses œuvres de mon père depuis plusieurs années maintenant.
« ...L’expérience acquise quant au travail d’Hugo Pratt m’avait convaincu qu’Hugo Pratt lui-même était extrêmement jaloux de ses propres originaux, s’il faisait un libre commerce de ses aquarelles ou de dessins de commande, il n’avait de sa vie jamais cédée ou vendu aucune planche ou bande dessinée originale, encore moins quand il s’agissait des histoires de Corto Maltese. Ceci peut être vérifié par le fait que lui-même a racheté lors d’un voyage en Argentine, tout ce qu’il avait dessiné, et plus encore, il a racheté très cher toutes les bandes de « La Ballade de la mer salée » à Ivaldi Editore. Je tiens à préciser que des bandes dessinées de Pratt on trouve et trouvait des quelques planches de ses premiers travaux comme « l’Ombre », beaucoup de planches de sa période argentine, et quelques histoires du « Corriere dei ragazzi », revue qui ne rendait pas les originaux publiés. Puis, début 2006 j’ai trouvé sur le site romain « Spazio Corto Maltese », lié d’une certaine manière à la « Lizard » éditeur, un dessin préparatoire d’Hugo Pratt qui représentait un jeune homme à cheval et quelques indiens qui, si ma mémoire est bonne, était une étude pour la couverture de la revue « Sergente Kirk ».
Ceci m’a beaucoup surpris, mais plus encore, quand, à la première vente publique consacrée aux originaux de la BD par la Little Nemo de Turin, ont été mis en vente divers originaux de Pratt, surtout une planche (j’ai su qu’ils en avaient d’autres à disposition), de « Fable de Venise » de Corto Maltese, celle où Corto parle avec l’esprit d’Arlequin Batocio. La chose s’est sue, je me souviens début septembre 2006, tandis que la vente a eu lieu les 24 et 25 novembre à Milan.
Ma première idée, parce qu’aussi des amis m’avaient dit qu’il ne restait plus aucune histoire complète... ».
Depuis son décès, en effet, nous, ses enfants et actionnaires minoritaires de la société Cong n’avons cessé de demander à Mme Zanotti des informations concernant le sort qu’elle avait réservé à toute l’œuvre d’Hugo Pratt, ce à quoi elle a toujours répondu qu’elle avait été vendue en grande partie à des collectionneurs anonymes et c’est encore ce qu’elle déclare concernant tout le matériel exposé à la pinacothèque. Nous n’avons jamais eu aucun renseignement concernant ces supposées ventes et encore moins sur ces collectionneurs anonymes. D’après ses dires, la société Cong ne possédait que deux originaux, ce qui a été démenti il y a quelques temps, après un jugement rendu à Venise et qui a pu « retrouver » plus de 400 dessins et aquarelles détenus par Cong S.A., autant dire par Mme Zanotti.
Dans votre article, Mme Zanotti déclare que nous faisons partie du conseil d’administration et que nous sommes d’accord avec les décisions qui y sont prises. Je ne peux que contester puisque, là encore, nous nous n’avons jamais cessé d’être en désaccord avec leurs décisions, mais étant minoritaires, nos revendications n’ont à ce jour jamais été prises en compte. Je rappelle que nous avons au moins encore les droits moraux et malgré cela, toutes les décisions concernant le travail de mon père sont prises sans aucune concertation préalable, de même qu’aucune invitation ne nous est parvenue de la Pinacothèque pour cette belle exposition.
Étant donné la situation dans laquelle nous nous trouvons, et après avoir été aussi longtemps méprisés à tout points de vue, il me semble indispensable, après la lecture de votre article, de remettre les choses au clair en mon nom, celui de mes trois fils, et au nom de mon frère Jonas Pratt et de ma sœur Marina Pratt, en vous remerciant de m’avoir laissé l’opportunité de le faire.
Bien à vous tous.
Silvina Pratt
(par Florian Rubis)
Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.
En médaillon : portrait de Patrizia Zanotti (détail) © 2011 Florian Rubis
Visiter le site de la Pinacothèque
Le voyage imaginaire d’Hugo Pratt (Catalogue de l’exposition à la Pinacothèque de Paris) - Par Marc Restellini, Thierry Thomas, Patrizia Zanotti & Patrick Amsellem – Casterman – 104 pages, 20 euros
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