« Quoi ? Ça existe la BD taiwanaise ? » La question nous est posée par deux jeunes geeks dans le quartier branché de Ximen où les cinémas annoncent la sortie prochaine de Venom et où trône la boutique officielle de One Piece. Ils sont étonnés d’apprendre que vient de se tenir dans leur ville la cérémonie des Golden Comics Awards dédiée aux productions locales, que ce grand moment de la bédéphilie de l’île est soutenu par le gouvernement, organisé et filmé par la télévision nationale TTV et que l’on vient de l’étranger pour y assister !
Il est vrai qu’une visite dans la capitale, Taipei, révèle la place discrète occupée par les manhuas made in Taiwan. Les « convenient stores », ces superettes qui font désormais office de kiosques à journaux, confirment la position exclusive des productions japonaises en matière de BD populaires. En librairies généralistes, les comics mainstream trouvent une place enviable, tandis que romans graphiques et manhuas taiwanais occupent une portion congrue.
Pourtant, la Ministre de la culture de la république Taïwanaise, Mme Cheng Li-chiun monte sur scène pour l’ouverture de la cérémonie. Dans un discours passionné, elle annonce que son gouvernement débloque un fond d’aide de 80 millions de dollars taïwanais, l’équivalent de de 2,25 millions d’Euros, pour les auteurs et les éditeurs locaux. L’année dernière, c’était la Présidente de la République en personne Mme Tsai Ing-wen qui ouvrait les festivités, ActuaBD y était déjà. Et si Mme Tsai manifestait publiquement son intérêt pour les Petits Mickeys, c’est en partie parce que dans son enfance au cœur des années 1960, la bande dessinée taïwanaise brillait dans le paysage culturel. Comme des millions d’habitants elle se passionnait pour ces feuilletons publiés en magazines pour la jeunesse et notamment les exploits de Jhu-Ge Shi-ro par Yeh Hong-Shia. Cet aventurier des temps anciens combattait des envahisseurs dans un pays et une époque indéterminée.
Simple et dynamique, le style graphique de Yeh Hong-Shia et de ses confrères correspondait à une école typiquement taïwanaise inspirée à la fois par les mangas d’avant-guerre apportés par les colonisateurs japonais et par les lianhuanhua en tout petit format de Shanghai qui circulaient déjà sur l’île bien avant que les troupes nationalistes chinois du Kuomintang défaites par Mao en 1949 n’envahisse Taïwan. Ces BD, le plus souvent louées proposaient une distraction bienvenue à une population appauvrie, elles sont aujourd’hui le témoignage d’une culture endémique.
Cependant le pouvoir dictatorial du Kuomintang qui régnait sur l’île voyait d’ailleurs d’un mauvais œil la liberté des personnages de papier et la censure continuelle et arbitraire dont furent victime les auteurs de BD taïwanais a mis le secteur à genoux. La place laissée vacante par les productions locales fut occupée dès la fin des années 70 par les mangas. Il s’agit d’un exemple parmi d’autres de la brutalité de cette dictature dite de la « terreur blanche » qui régna de 1947 à 1987. Pour en témoigner, les Golden Comics Award décernent un prix spécial à M Tsai Kun-lin aujourd’hui âgé de 88 ans. Ému, cet ancien éditeur du magazine bimensuel pour enfants Prince créé en 1966 raconte comment pour avoir participé à un club de lecture, il fut enfermé pendant 10 ans et comment par la suite, il fut la victime incessante de menaces du pouvoir.
Mais aujourd’hui alors que le parti héritier du Kuomintang a été chassé du pouvoir par des élections en 2016, Taïwan reste sous la menace de Pékin qui ne veut pas entendre parler d’autonomie pour ce territoire indépendant de fait, même si peu de pays la reconnaisse. Après avoir réunifié la Chine avec Hong Kong, Xi Jinping, Président de la République populaire de Chine, répète qu’il veut en faire autant avec la petite île au statut international encore flou, menaçant parfois d’y aboutir par la force. Il est donc plus que vital pour Taïwan d’affirmer son identité et particulièrement son identité culturelle. Ainsi, la bande dessinée mérite bien d’être soutenue.
On note à ce sujet que depuis une dizaine d’années Taïwan honore chaque année de sa présence le FIBD d’Angoulême, présentant à chaque édition plusieurs auteurs afin d’attirer l’attention du public et des éditeurs francophones. Parmi les derniers titres de l’île publiés en français, citons Retour aux sources par Zuo Hsuan chez Kana ou Oldman par Chang Sheng chez Kotoji. La liste des titres des lauréats qui suit en fin d’article et notamment Koxinga Z de Li Lung-chieh que nous avions interviewé récemment témoigne d’une production en fin de compte variée prête à séduire en dehors des frontières tant dans le secteur du roman graphique que celui des bandes dessinées asiatiques d’inspiration japonaise.
Cependant, au-delà d’une simple mise en lumière de la production annuelle, les Golden Comics Awards s’accompagnent de deux journées de rencontres professionnelles à la quelles sont conviés producteurs, diffuseurs et spécialistes internationaux. Ici comme ailleurs, on sait que dans un 21ème siècle digitalisé, la création voyage d’un domaine à l’autre et que la bande dessinée est souvent la source de titres -ou de « propriétés intellectuelles »- appelées à des adaptations cross média de plus grande ampleur. Ainsi deux productions sont présentées, l’une concerne le récit romantique et fantastique, les Rouleaux de la ville du Nord de Akru en film à grand budget et, plus surprenant, Une journée à l’épicerie roman graphique intimiste de Ruan Guang-min adapté en application pour réalité virtuelle immersive.
Enfin, on note la présence parmi les spécialistes internationaux de personnalités reconnues pour leur travail en faveur du patrimoine international du 9ème art, le Britannique Paul Gravett Commissaire de l’exposition itinérante Mangasia, couronnée de succès cet été au Lieu unique de Nantes et Hew Kuan Yau, Commissaire de l’Asia Comic Cultural Museum en Malaisie. Car il est bien sûr dans les projets du Ministère de se doter d’un musée de la BD sollicitant notamment l’étonnante collection de M Ji Ho-Po, dessinateur de l’âge d’or de la BD taïwanaise et qui conserve dans son modeste appartement des milliers de planches originales, de magazines d’époque. Un capharnaüm en apparence, mais soigneusement organisé qui ne demande qu’à être mis en valeur.
Alors oui, la BD taïwanaise existe, nous l’avons rencontré sous de multiples aspects, pourvu qu’elle se donne les moyens de se préserver, de s’embellir et de se promouvoir.
Les lauréats des Golden comics Awards
Voir en ligne : Le site des Golden Comics awards
(par Laurent Melikian)
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