Pour atteindre son statut, aujourd’hui difficilement contestable, de 9e Art, la bande dessinée est passée par toutes les voies de la respectabilité : expositions, remises de prix, festivals, monographies, études... Jusqu’à être étudiée en classe.
Depuis quelques années, un genre fait florès : le commentaire, qui voit les érudits se pencher sur les œuvres comme les 72 savants qui, à la demande de Ptolémée au IIIe siècle av. J.-C., unifièrent les différentes versions de la Bible pour la fondre dans un texte unique : la Bible des septante. L’enjeu n’est pas ici si différent : nous sommes au-delà de la constitution d’un corpus ; il s’agit d’un véritable acte de vénération qui aboutit à sacraliser une œuvre pour l’ériger en référence.
Dans le rôle des grands prêtres, deux connaisseurs : Pour Maurice Tillieux, c’est Hugues Dayez, biographe de Peyo (Peyo l’enchanteur, Niffle éditions) et serial interviewer pour la Radio Télévision Belge ; pour Hergé, c’est Philippe Goddin l’hergéologue (néologisme qu’il a lui-même forgé pour se décrire), biographe officiel de l’auteur de Tintin et maître d’œuvre de Hergé - Chronologie d’une œuvre (sept volumes chez Moulinsart), par ailleurs ancien secrétaire général de la Fondation Hergé.
Les deux exercices sont extrêmement différents, même s’ils procèdent de la même intention. Dayez (et Niffle, son éditeur) reprennent l’album en demi-planches, sortant le dessin de sa couleur pour lui rendre une dimension nouvelle où l’on retrouve la pureté du trait, les équilibres souvent très élaborés chez Tillieux du noir et du blanc. Le gain esthétique est indéniable et on ne peut qu’être bluffé par un sens de l’observation qui restitue avec perfection les atmosphères magiques de Gil Jourdan, que ce soit dans l’évocation d’un bord de mer vendéen ou dans celle d’un dock de Londres, dans le dessin d’une automobile ou encore le drapé impeccable d’un imperméable. Le commentaire est elliptique, très peu analytique, s’appuyant souvent sur des citations extraites d’entretiens, parfois inédits, de Maurice Tillieux ou de quelques-uns de ses proches.
Une étude fouillée
Avec l’album d’Hergé, nous avons affaire à un document encore plus intéressant : il s’agit de la compilation de la première version de Tintin et les sept boules de cristal, soit 150 strips parus pendant l’Occupation, de décembre 1943 à août 1944, dans le quotidien belge Le Soir, alors sous séquestre allemand. Stylistiquement, c’est du bonheur : Hergé a enfin atteint la plénitude de son talent. Son trait est régulier et vivant, ses compositions sont rigoureuses sans jamais être empesées, sa narration, en dépit des contraintes (parution en strips dans un quotidien devenu un organe de propagande nazi, restriction de place due à une pénurie de papier, etc.), est fluide et inventive. Son inspiration, comme souvent chez lui, s’alimente aux mythes les plus puissants de son temps.
Goddin, allant bien plus loin que Dayez, contextualise chaque image, s’appuie sur les propres archives d’Hergé dont il publie les extraits sur la page qui lui fait face, et fait régulièrement une étude comparative avec l’album qui paraîtra dans l’après-guerre. L’exercice est éblouissant. Il devrait séduire aussi bien l’amateur qui trouve dans cet album un prolongement érudit de sa première lecture que les chercheurs qui trouveront ici plein de nouvelles informations inédites sur une œuvre dont on croyait connaître le moindre secret. Un bel ouvrage, protégé par un fourreau, qui ne déparera pas votre bibliothèque.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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Photos : DR
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