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Alan Moore : « L’art érotique rassemble de très grands écrivains et de formidables illustrateurs »

Par Didier Pasamonik (L’Agence BD) le 22 avril 2008                      Lien  
Après avoir révolutionné le genre super-héros avec Watchmen, élaboré des chefs-d’œuvres comme V For Vendetta ou From Hell, voici qu’Alan Moore se penche sur l’Art érotique et décide de réaliser LA bande dessinée définitive dans ce domaine. Cette entreprise, il l’entreprend avec Melinda Gebbie qu’il finit par épouser.

Alan Moore : « L'art érotique rassemble de très grands écrivains et de formidables illustrateurs »
"Filles perdues" de Melinda Gebbie et Alan Moore
Editions Delcourt

Il semble que la réalisation de Filles perdues ait pris beaucoup de temps…

Il nous a fallu, à Melinda et à moi, 16 ans pour achever cet ouvrage, auxquels il faut ajouter deux années supplémentaires pour le mettre en production et affronter les affres de sa publication. Ce fut extraordinairement long.

Cela vient de cette volonté que vous avez eue de réaliser une oeuvre pornographique ?

C’est une très bonne et très simple question qui appelle, pardonnez-moi, une réponse complexe. Au début, alors que je travaillais dans les premières années de ma carrière pour un éditeur de bande dessinée commerciale aux États-Unis [DC Comics. NDLR], une série de contraintes s’imposèrent à moi qui pesaient sur ma façon de raconter des histoires, en particulier la caractérisation de mes personnages. Un personnage à la peau noire, par exemple, ou encore avec une identité sexuelle clairement marquée étaient à manier avec beaucoup de circonspection. Or, dans toutes relations humaines, ces caractérisations jouent souvent un rôle central. Quand j’écrivais des histoires pour The Swamp Thing, pour Marvelman ou pour chacun des différents personnages de Watchmen, j’ai toujours veillé à introduire des éléments caractérisant leur identité sexuelle, ce qui me semblait naturel. Il me vint alors à l’idée que l’on pouvait ajouter à ces histoires des développements supplémentaires où ces éléments pouvaient s’exprimer pleinement car, après tout, la plupart de ces comic books qui nous viennent des États-Unis expriment une violence qui se perpétue de numéro en numéro. Si l’on peut ainsi prolonger à l’infini des histoires qui expriment la violence, on peut certainement en écrire une qui soit intéressante et qui s’intéresse au sexe ! La bande dessinée comporte un grand nombre de genres recouvrant tous les aspects de l’activité humaine : du détective au cosmonaute, en passant par le chasseur de vampire. Ils font généralement des choses que nous ne faisons pas dans la vie de tous les jours, qui nous sont souvent même interdites. Or, chacun de nous a une opinion et une expérience personnelle à exprimer en ce qui concerne le sexe ou la sexualité. Il m’a semblé pénible qu’une société dans laquelle une activité aussi universellement partagée, peut-être la plus importante de notre existence, soit seulement cantonnée à un genre artistique aussi déconsidéré que celui de la pornographie, dont la production est le plus souvent affreuse et déprimante. J’ai voulu savoir s’il était socialement possible de créer une bande dessinée pornographique hors normes.

J’ai passé des années à me demander ce qu’était une bonne pornographie. Il semble que si vraiment peu de bonnes œuvres pornographiques ont été écrites, c’est parce que c’est horriblement difficile ! Il faut en effet parler de choses concrètes, triviales, avec une certaine distance qui s’apparente à de la parodie. L’élément le plus intéressant de cette expérience a été de travailler sur ce sujet avec une femme. Lorsque je produisais des bandes dessinées commerciales, la plupart de mes collaborateurs étaient presque exclusivement des hommes parce que, tout simplement, il y avait très peu de femmes travaillant dans ce métier. Or, si j’avais fait ce livre avec un homme, on peut imaginer ce qu’il en aurait résulté : Le dessinateur aurait projeté ses propres fantasmes, typiquement masculins. Je n’en voulais en aucun cas ! En 1995, j’ai eu l’opportunité de m’inscrire dans un projet d’anthologie pornographique qui finalement ne vit pas le jour. Bref, au moment où je travaillais sur ce projet, je collaborais indépendamment avec Melinda Gebbie qui réalisait depuis des années des bandes dessinées érotiques pour la presse underground. Quand j’ai abordé ce travail, j’ai certainement dû penser à son nom, car elle était l’une des meilleurs artistes de San Francisco. Nous avions un ami commun : Neil Gaiman qui connaissait Melinda. Il lui demanda si elle voulait bien collaborer avec moi sur ce projet. Elle avait apparemment lu Watchmen, elle connaissait mon travail et elle voyait cette collaboration d’un bon œil. Elle vint me voir à Northampton et nous passâmes un certain nombre de week-ends à discuter simplement de… pornographie. Nous avons échangé nos points de vue sur les œuvres pornographiques que nous aimions, mais nous avons passé bien plus de temps sur celles que nous n’aimions pas, afin de comprendre pourquoi elles ne nous plaisaient pas.

Enfin, nous sommes arrivés à la question de savoir quelle sorte d’histoire nous avions envie de raconter. Durant ces échanges, il m’était venu à l’idée de faire une version « sexuelle » de l’histoire de Peter Pan. C’était uniquement parce qu’il y avait dans Peter Pan de nombreuses scènes où il se met à voler. Dans son interprétation des rêves, Sigmund Freud postulait que lorsque un sujet se rêvait en train de voler, cela avait une connotation sexuelle. Melinda préférait, quant à elle, une histoire avec des personnages féminins qui auraient des relations dynamiques avec les protagonistes. C’est ainsi que nous avons recentré l’idée sur le personnage de Wendy de Peter Pan. Ensuite vint la question de savoir quels personnages féminins pouvaient l’accompagner. L’idée s’est vite imposée de lui associer Alice de Alice au Pays des merveilles et Dorothy du Magicien d’Oz.

"Filles perdues" de Melinda Gebbie et Alan Moore
Les récits érotiques de trois héroînes de la littérature enfantine (Page 75). Editions Delcourt

Ce sont des personnages d’enfants dans des histoires pour enfants que vous transformez en adultes dans des histoires pour adultes.

Oui. Dès que nous avons pris le parti d’associer ces trois personnages dans leur âge adulte, la question s’est imposée naturellement : comment ont-elles grandi ? Cette partie est directement inspirée d’éléments issus de l’œuvre originale.

C’est un détournement de récits qui se voulaient assez purs, non ?

Nous sommes restés dans une profonde attitude de respect par rapport aux personnages d’origine et aux œuvres. La dernière chose qui nous serait venue à l’esprit, c’est de pervertir ou de travestir ces femmes. Nous sommes conscients que nos lecteurs ont une relation affective très forte avec ces personnages. Ce que nous voulions faire, c’était ré-interpréter ces histoires en fonction de l’imaginaire que ces trois femmes ont pu chacune développer en rapport avec leur passé, en fonction d’incidents marquants de leur développement sexuel. Nous avons fait ce choix uniquement parce que nous étions convaincus que cela pouvait faire progresser notre récit. Quand notre bande dessinée fut réalisée, je l’ai montrée à une de mes amies, une journaliste réputée, notamment pour ses reportages sur des affaires d’enfants abusés sexuellement par leurs familles. Elle me fit remarquer que les enfants qu’elle avait rencontrés organisaient un imaginaire personnel autour du terrible traumatisme qu’ils avaient vécu quand ils étaient trop jeunes pour se défendre ou même pour le comprendre. C’est cet imaginaire que nous déployons ici. La raison pour laquelle nous avons voulu utiliser des personnages issus de récits pour enfants, c’est parce que leur aspect métaphorique servait la manière par laquelle nous voulions que notre histoire soit construite. Dans la petite enfance, tout ce qui sort du cercle immédiat de la famille prend une dimension fantastique, bizarre. Nous avons pensé que c’était une formidable métaphore de la façon dont chacun de nous aborde la sexualité quand nous l’expérimentons pour la première fois. Cet état ultime de l’enfance qui est celui qui, pour chacun de nous à un degré différent, nous fait entrer l’âge adulte, et où s’esquissent les prémices de la logique, peut être ressentis, selon les individus, sinon de façon étrange, pour le moins comme excitant, dérangeant ou comique. On retrouve cette impression dans Peter Pan, Alice au Pays des Merveilles et dans Le Magicien d’Oz. Nous avons pensé qu’à travers cette métaphore, nous pouvions donner à l’histoire de ces trois femmes une dimension universelle qui raconte, d’une certaine façon, leur éveil à la sexualité.

Pourquoi avoir situé le récit en Autriche en 1913 ?

C’est une bonne question. Cela vient des discussions que j’ai eues avec Melinda. Quand nous avons imaginé de se faire rencontrer Wendy, Alice et Dorothy, la question était : où et quand allions-nous organiser cette rencontre ? Dans la tradition pornographique, chez le Marquis de Sade par exemple, le lieu est soigneusement choisi, en marge du reste du monde. Il s’agit souvent d’un château ou, comme c’est le cas ici, d’un hôtel. Nous avons établi une chronologie en comparant l’âge des trois héroïnes. Nous nous sommes basés sur les dates de publication des éditions originales. Faisant cela, nous nous sommes aperçus que Dorothy devait être la plus jeune et Alice la plus âgée. Nous avons donc trouvé une fenêtre d’opportunité de façon à ce qu’Alice Wood ne soit pas trop vieille, puisque son ouvrage a été publié lé premier, ni Dorothy trop jeune, puisque le sien est paru en dernier lieu. Nous sommes tombés sur la date de 1913, juste avant la Première Guerre mondiale. Nous avons constaté que cette date était celle de la première représentation du ballet Le Sacre du Printemps, peu avant le déclenchement de la guerre. En terme de possibilités narratives, cela ouvrait de sacrées perspectives. Le passé de l’Europe était d’une certaine manière en train de disparaître pour être remplacé par quelque chose de nouveau et de différent. C’est le moment où l’approche esthétisante et romantique de l’Art Nouveau fit la place à une forme de modernisme comme le montre bien le ballet de Nijinski et Stravinsky. C’est la fin de la « Belle époque » et ces changements affectent en particulier l’Autriche-Hongrie, un empire qui au centre de ces temps perturbés. En même temps, face à l’horrible réalité de la Première Guerre mondiale, l’imaginaire et la fantaisie étaient devenus plus que nécessaires.

Comme souvent chez vous, le scénario est très référentiel. On y trouve des allusions précises au Marquis de Sade, à Oscar Wilde, à Apollinaire, à Colette, à Thomas Mann… Mais aussi des citations graphiques d’Aubrey Beardsley, d’Alfons Mucha, d’Egon Schiele, ou de Franz von Bayros. Vous avez voulu faire dans cet ouvrage une sorte de résumé de la culture érotique ?

Absolument. Quand Melinda a débuté le dessin, il était prévu de réaliser l’ouvrage en noir et blanc. Mais je me suis rendu compte que la couleur était nécessaire. Melinda se trouvait aussi plus à l’aise en s’exprimant dans des styles de dessin très différents. En nous documentant, nous avons fait le constat que l’Autriche-Hongrie était le « Saint-Lieu » de la culture érotique de l’époque avec des peintres et des dessinateurs comme Alfons Mucha, Gustav Klimt ou Franz Von Bayros, et ceci dans des formes très différentes. Nous avons voulu montrer que l’art érotique avait rassemblé de très grands écrivains et de formidables illustrateurs.

"Filles perdues" de Melinda Gebbie et Alan Moore
Un ouvrage qui rend hommage aux maîtres de l’Art érotique. Editions Delcourt.

Votre ouvrage a bien failli ne jamais paraître en France : un avocat a même déconseillé votre éditeur de le faire paraître. Guy Delcourt a finalement décidé passer outre l’avis de ce paradoxal auxiliaire de la censure.

Oui, j’ai entendu parler de cette histoire. J’avoue que je n’ai pas compris quand Guy Delcourt m’annonça, à la suite des conseils de cet avocat, qu’il n’était pas possible pour lui de publier Les Filles perdues en français. Nous étions extrêmement déçus. Quand il revint sur sa décision en nous disant que s’il ne publiait pas ce livre, il se renierait en tant qu’éditeur, nous avons apprécié son héroïsme. Plus concrètement, les lois qui existent en France ne sont pas aussi répressives qu’au Canada où nous avons finalement eu l’autorisation de distribuer le livre, ni même qu’en Angleterre où les services des douanes ne sont pas connus pour leur mansuétude vis-à-vis de la pornographie. Le revirement de Guy Delcourt m’a ravi car je considère que la France a de tous temps été une terre d’élection de l’érotisme. Je me souviens que Maurice Girodias avec Olympia Press avait été l’éditeur de William Burroughs et du Festin nu, d’Henry Miller, de Pauline Réage et de son Histoire d’O qui sont de merveilleuses contributions à la littérature érotique. Je suis vraiment content que Guy Delcourt ait décidé de ne pas renier cette tradition. Je suis aussi particulièrement ravi du soin que Delcourt a apporté à mon livre. Je viens de recevoir à l’instant quelques exemplaires et ils sont magnifiques.

Ils ne sont pas seulement magnifiques : ils sentent bon !

Oui, en effet ! Ils sentent aussi bons que l’édition l’édition anglaise, elle aussi très odorante. Quand nous avons réfléchi à la maquette de l’ouvrage, j’avais émis l’idée que celui-ci soit parfumé. Mais Chris Staros, mon éditeur, après avoir étudié la question, avait conclu qu’aucun parfum ne pouvait pratiquement être appliqué à cet ouvrage sans qu’il ne disparaisse au bout d’un moment. Ici, j’ai l’impression que mon ouvrage sent la pipe ! Mais je suis content surtout que sa fabrication soit parfaitement réussie.

Propos recueillis et traduits de l’anglais par Didier Pasamonik, le 10 avril 2008.

(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))

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Lire notre article "Lost Girls, un succès critique et commercial" (Septembre 2006)

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En médaillon : Alan Moore. © Jose Villarubia

 
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