La fascination d’Alan Moore pour H. P. Lovecraft n’est rien moins que le prolongement de celle qu’exercent sur lui les grands auteurs fantastiques du XIXe siècle et qu’il avait si bien sur recombiner dans La Ligue des Gentlemen extraordinaires.
Il faut dire qu’avec Lovecraft, il s’attaque à un monument du fantastique et de la science-fiction, un auteur torturé et trouble qui, grâce au cercle des ses correspondants littéraires, exerça une influence profonde sur la littérature de son temps, et même davantage encore au-delà. Le présent album fait allusion au Necronomicon, un ouvrage fictif du non moins fictif Abdul al-Hazred, son auteur, que l’écrivain américain plaça dans plusieurs de ses nouvelles, alimentant non seulement les fantasmes de ses fans (plus nombreux après sa mort que de son vivant), mais aussi une abondante littérature référentielle comme on en trouve souvent dans le corpus des sciences occultes.
Les noms, les lieux, le langage sont empruntés à l’inquiétant auteur de Providence et à sa conception d’une humanité définitivement aliénée par la science et incapable d’appréhender les véritables réalités du cosmos. Comme dans From Hell, le lecteur est promené dans un écheveau de références trop précises pour ne pas accrocher sa curiosité, mais aussi trop nombreuses pour ne pas conférer à cette histoire son nécessaire parfum de mystère.
Nous suivons dans la première partie (adaptée par Antony Johnston d’après une nouvelle d’Alan Moore), Côté cour, un enquêteur rationnel mais adepte de la Théorie des anomalies suivant la trace de tueurs en série au mode opératoire inquiétant et qui va finir, en débusquant une secte cachée nichée dans une librairie, par découvrir -interprétation moorienne- que les anomalies sont la condition nécessaire de la science, sans quoi toute connaissance serait totalitaire.
Dans la seconde partie, scénarisée par Moore seul cette fois, NeoNomicon, deux agents du FBI partent sur la trace de leur collègue, l’enquêteur disparu, ce qui nous vaut une séquence d’une violence insupportable aux scènes sexuellement déviantes où la thématique lovecraftienne, notamment au travers du langage et de ses personnages, s’exprime dans toute sa dimension monstrueuse.
Cette scène choquante, et très critiquée, est pourtant ce qui distingue Moore de son modèle, resté très puritain dans ce type d’approche explicite, le scénariste anglais prenant soin de pointer au passage, certes discrètement, les ressorts racistes, voire fascisants, de l’ermite américain. Il n’hésite pas à donner au lecteur sa vision libertaire de la sexualité, non sans dénoncer la drogue comme un instrument du recrutement sectaire. C’est ce nouveau regard sur l’œuvre lovecraftienne qui justifie son titre : Neo- et non Necro-nomicon.
Le trait clinique de Jacen Burrows, sans être virtuose (mais ce n’est pas si important chez Moore), sert parfaitement le propos, entre l’enquête de procédure du début, rythmé de longues cases verticales et entrecoupé par des splashpages où s’expriment les visions délirantes, et son développement en deuxième partie où la mise en page est plus traditionnelle, mais dont les images sont inoubliablement terrifiantes.
Même si cet album peut paraître moins marquant que les autres grandes œuvres du scénariste anglais, il a sa place à leurs côtés dans sa bibliothèque.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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NeoNomicon par Alan Moore et Jacen Burrows - Traduction : Alex Nikolavitch - Ed. Urban Comics / Indies - POUR PUBLIC AVERTI.
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